Se doc­u­menter, inter­roger, écouter… et com­pren­dre ! Telle était mon ambi­tion en prenant la route d’Is­tan­bul, il y a deux semaines. Mais cela reste tou­jours un peu mys­térieux pour moi, le com­ment et le pourquoi de l’omer­ta en Turquie et ici, autour des cas d’Ah­met Altan, son frère et les autres… Près de 300 jours qu’Ah­met Altan, jour­nal­iste et romanci­er, et son frère, Mehmet Altan, jour­nal­iste et uni­ver­si­taire, sont empris­on­nés sur des accu­sa­tions dénuées de tout fonde­ment. Ce n’est pas le pre­mier de leurs déboires avec la jus­tice turque : père et frères réu­nis, ils ont fait l’ob­jet de quelque 400 procès ! Reste que sur leurs cas, la presse française est muette, ou presque. Quelques lignes dans deux-trois grands quo­ti­di­ens à l’ouverture de la pre­mière audi­ence de leur procès, le 19 juin dernier, et pas un mot par celle qui a édité en France deux des romans d’Ah­met Altan — à savoir, notre actuelle min­istre de la culture.

Com­ment l’ex­pli­quer ? Pour quelles raisons per­son­ne ici ne par­le ni de lui, ni de son frère ?

Qua­tre mois déjà que la ques­tion me taraude.

Et je patauge encore. Bien-sûr, s’agis­sant du mépris que sem­ble sus­citer Ahmet Altan, la sci­en­tifique que je suis est imper­méable aux pro­pos du genre, « il paraît qu’il aime l’ar­gent », « on dit qu’il se prom­e­nait dans une voiture avec chauf­feur ». J’ai par ailleurs bien du mal à accepter l’idée que les deux frères soient gülenistes, thèse qui, faut-il le soulign­er, est mise en avant par le pou­voir pour main­tenir Ahmet et Mehmet Altan en prison. Seules qua­si cer­ti­tudes, les deux frères auraient un temps adhéré aux idées de l’actuel prési­dent turc et de son par­ti, ne dev­inant pas ou feignant de ne pas voir que ses pré­ten­dus rêves n’é­taient qu’un leurre – qu’il s’agisse de l’ad­hé­sion à l’U­nion européenne ou du « proces­sus » de « réso­lu­tion » du con­flit avec les Kur­des. Sans doute ce temps-là fut-il trop long. Ne se sont-ils pas voilé la face quant au sou­tien dont Tayyip Erdoğan béné­fi­ci­ait dès le début auprès de Fethul­lah Gülen ? On com­prend la dif­fi­culté du par­don, pour de nom­breux turcs. Mais en France, qu’en sait-on ?

Rien. On ne sait rien de cet imbroglio où revi­en­nent de façon récur­rente, dans les pro­pos des turcs ren­con­trés à Istan­bul comme dans l’acte d’ac­cu­sa­tion, deux affaires qui ont en leur temps fait beau­coup de bruit : Sledge­ham­mer (aus­si appelée Baly­oz), intrigue pour laque­lle Ahmet Altan est d’ailleurs pour­suivi (sont req­uis con­tre lui 52 ans de prison) et Ergenekon.

Aux dires de Yet­vard Danzikyan, rédac­teur en chef de l’heb­do­madaire Agos, ces deux affaires s’ap­puient l’une et l’autre sur de faux doc­u­ments qui visaient à met­tre en cause des généraux : la pre­mière à 100%, le sec­onde par­tielle­ment. Or, le jour­nal Taraf, à l’époque dirigé par Ahmet Altan, a relayé ces doc­u­ments en se dis­ant con­va­in­cu de leur authen­tic­ité. Et dans l’ac­cu­sa­tion du pro­cureur, comme dans les expli­ca­tions délivrées par les quelques per­son­nes avec qui j’ai pu par­ler, ces affaires auraient été mon­tées par les gülenistes, pour pré­par­er des purges de grande ampleur …

De là à accuser Ahmet Altan d’être lui-même güleniste, il y a un pas que je me refuse à franchir.

Mais peut-être doit-on lui reprocher d’avoir pen­dant un temps man­qué de rigueur. Par exem­ple, quand en 2010 il a entière­ment fait con­fi­ance au jour­nal­iste Mehmet Baran­su et aux nom­breux doc­u­ments dont ce dernier dis­po­sait de manière un peu mirac­uleuse, sans pren­dre le soin d’en véri­fi­er la source. Ces doc­u­ments étaient loin d’être sans impor­tance : ils étaient sup­posés prou­ver l’ex­is­tence de pré­parat­ifs de coup d’E­tat sept ans plus tôt, ce qui fai­sait alors l’af­faire du pouvoir.

Le jour­nal­iste Ahmet Şık, qui, comme les frères Altan, est aujour­d’hui en prison, n’a pas man­qué de dénon­cer ce manque de pro­fes­sion­nal­isme qui a selon ses dires car­ac­térisé le jour­nal Taraf et fait de nom­breuses vic­times – dont lui-même. Et il y a quelques jours, sur le site Artı Gerçek, Ragıp Duran a enfon­cé le clou. S’il juge la plaidoirie d’Ah­met Altan plutôt admirable, il n’en souligne pas moins ses points faibles. Entre autres, parce que le romanci­er ne recon­naît à aucun moment qu’il ait pu faire lui-même des erreurs, et trans­former un temps son jour­nal en out­il du pouvoir.

Quid de son frère ?

On par­le moins de lui. Il sem­ble moins détesté. Même si le jour­nal pour lequel il tra­vail­lait à la même époque, Star, est aujour­d’hui l’un des médias pro-Erdoğan, il n’a peut-être pas eu la même impli­ca­tion dans ces affaires qui ont mar­qué à jamais Taraf. Et puis, dans sa plaidoirie, il insiste sur la con­stance de sa posi­tion cri­tique envers ce qu’il nomme « l’is­lam politique ».

Que doit-on en penser ? Une chose est sûre. Les posi­tions poli­tiques passées ou actuelles des deux frères ne jus­ti­fient en rien leur empris­on­nement, ni les chefs d’ac­cu­sa­tion. Car c’est sur l’in­ter­pré­ta­tion de pro­pos et d’écrits, et non sur des preuves, qu’ils sont accusés d’avoir fait pass­er des mes­sages sub­lim­inaux visant à assoir la ten­ta­tive de coup d’E­tat. Et, de ce point de vue, Ahmet Altan excelle à démon­ter point par point l’acte d’ac­cu­sa­tion. Par exem­ple, en illus­trant l’ab­sur­dité de l’af­fir­ma­tion selon laque­lle les accusés « con­nais­sent des gens sup­posés con­naître des gens sup­posés avoir dirigé la ten­ta­tive de coup d’é­tat. » Ou encore, la non recev­abil­ité de l’ar­gu­ment selon lequel en déclarant à la télévi­sion que Tayyip Erdoğan risque de devoir quit­ter le pou­voir dans les deux ans, en rai­son des élec­tions à venir, le romanci­er mon­tre qu’il est au courant de la ten­ta­tive de coup d’Etat.
De fait, excep­tés le prési­dent Recep Tayyip Erdoğan, qui fait par­tie des plaig­nants, et ses par­ti­sans, tout le monde recon­naît que la quadru­ple accu­sa­tion qui pèse sur les frères Altan n’a aucun fondement.

Ils sont jugés pour « ten­ta­tive de ren­verse­ment de la grande assem­blée nationale turque », de « ten­ta­tive de ren­verse­ment du gou­verne­ment », de « ten­ta­tive de ren­verse­ment de l’or­dre con­sti­tu­tion­nel », et, d’avoir « com­mis des crimes pour le compte d’une organ­i­sa­tion ter­ror­iste armée sans en être mem­bres ». Et pour ces crimes, le pro­cureur demande la prison à per­pé­tu­ité mul­ti­pliée par trois, plus une peine sup­plé­men­taire de 5 à 10 ans. Dif­fi­cile, dans ces con­di­tions, d’ac­cepter que leur pre­mière audi­ence n’ait été relayée dans la presse que par de courts résumés.

Que peut-on en dire ?

Pre­mier con­stat, souligné la veille du procès par P24, une ONG turque qui tente de défendre l’indépen­dance et la lib­erté de la presse dans ce pays, les cas d’Ah­met et Mehmet Altan n’é­taient pas les seuls à être exam­inés lors de ce procès. Rien d’é­ton­nant au fait que soit jugée avec eux Nazlı Ilı­cak : la jour­nal­iste de la chaîne de télévi­sion Can-Erz­in­can a en effet conçu avec Mehmet l’émis­sion où fut invité Ahmet et au cours de laque­lle, selon le pro­cureur, auraient été délivrés les fameux « mes­sages sub­lim­inaux » pré­parant le ter­rain pour la ten­ta­tive de coup d’E­tat du lende­main. Mais étaient égale­ment appelés à com­para­ître à cette pre­mière audi­ence plusieurs employés du quo­ti­di­en Zaman, con­sid­éré comme l’un des prin­ci­paux médias gülenistes. Or c’est ni plus ni moins qu’une manière d’ac­créditer la thèse selon laque­lle Ahmet Altan, Mehmet Altan et Nazlı Ilı­cak tra­vail­lent pour FETÖ – appel­la­tion que le gou­verne­ment turc a choisi en 2014 pour qual­i­fi­er de ter­ror­iste l’or­gan­i­sa­tion de Fethul­lah Gülen, dont il ne dis­ait que du bien, quelques années plus tôt.

Devant la salle d’au­di­ence au pre­mier jour du procès des frères Altan et autres inculpés

Deux­ième con­stat, assis­ter à la pre­mière audi­ence d’un tel procès relève du par­cours du com­bat­tant, car tout est fait pour vous décourager. Le 19 juin à 10 heures, après nous être retrou­vés dans un café faisant face au tri­bunal, nous étions en effet des dizaines et des dizaines à nous agglu­tin­er devant le por­tique blo­quant l’ac­cès à la 23e cham­bre de Çağlayan, où devait en théorie démar­rer l’au­di­ence. Les proches des « sus­pects » étant pri­or­i­taires, un rapi­de cal­cul per­me­t­tait d’emblée de savoir que nous n’avions aucune chance de pénétr­er dans la salle : elle ne dis­pose que de trente sièges réservés au pub­lic, et 7 des 17 « sus­pects » étaient appelés à com­para­ître. Alors quand bien même l’at­tente s’éterni­sait, nous avons d’abord accueil­li avec joie la nou­velle du trans­fert vers la 26e cham­bre et sa salle plus grande, une demande faite par les avo­cats qui, pour une fois, avaient obtenu gain de cause. Reste qu’en nous présen­tant devant le por­tique, un peu avant 14 heures, nous avons vite com­pris que grande salle ou petite salle, on ne nous lais­serait pas entr­er. Nous sommes bel et bien restés dehors. Jusqu’au lende­main en milieu d’après midi, où nous avons pu assis­ter à la fin de la plaidoirie de Nazlı Ilı­cak. Mais à 17h00, coup de théâtre. Les juges récla­maient une pause de quinze min­utes. Seule­ment si durant les heures qui avaient précédé Ahmet Altan était en lien sur l’écran vidéo, quand l’au­di­ence a repris, pour une rai­son obscure, l’écran avait viré au noir. Il a fini par repren­dre du ser­vice, mais les juges avaient décidé d’é­vac­uer la salle… et de reporter l’au­di­ence au lende­main, dans la petite salle du début !

Vraie erreur tech­nique ou manip­u­la­tion ? Le fait est que le lende­main, très peu d’en­tre nous ont pu franchir le por­tique d’en­trée. Et il a fal­lu atten­dre le Jeu­di, jour où se déroulait la qua­trième audi­ence des « accusés » du procès d’Özgür Gün­dem et de la célèbre roman­cière Aslı Erdoğan, pour qu’Ah­met Altan puisse enfin s’exprimer.

Pur hasard ? Dif­fi­cile à croire. Du reste ce jour-là, comme tant d’autres, je n’ai pas ten­té d’as­sis­ter à la plaidoirie d’Ah­met Altan – plaidoirie que j’avais heureuse­ment pu lire grâce aux efforts de P24, qui l’avait traduite et imprimée pour les jour­nal­istes et les représen­tants de toute une série d’ONG (elle est traduite vers le français et vous pou­vez la lire sur Kedis­tan). Je suis directe­ment allée écouter Aslı dans la 23e cham­bre, sachant qu’il serait beau­coup plus facile d’en­tr­er – l’au­di­ence des frères Altan et autres « accusés » ayant été trans­férée dans une petite salle de même taille à l’é­tage au-dessus. Et le jour suiv­ant, après m’être infor­mée auprès de P24, je n’ai même pas fait le déplace­ment. C’est donc sur Twit­ter que j’ai appris le verdict.

Ce ver­dict n’a pris compte d’au­cun des élé­ments apportés dans les plaidoiries, et décidé du main­tien de tous les accusés en prison. Pour quel motif ? Des chefs d’ac­cu­sa­tion très lourds, et de soi-dis­ant dif­fi­cultés quant à la lib­erté sous con­trôle judi­ci­aire, au pré­texte que les « sus­pects » risquaient de fuir. Ces craintes sont évidem­ment tout sauf jus­ti­fiées, quand on sait l’im­pos­si­bil­ité qu’ont de nom­breux jour­nal­istes actuelle­ment en procès de quit­ter la Turquie, leur passe­port étant saisi. D’ailleurs Ahmet Altan l’avait prédit : c’est pour s’éviter l’hu­mil­i­a­tion et la douleur du retour en prison qu’il a préféré assis­ter à l’au­di­ence par liai­son vidéo.

Main­tenant, il nous reste à faire par­ler de lui, faire par­ler d’eux, autant qu’on le peut, avant la prochaine audi­ence, prévue pour le 19 septembre.

Qu’ils aient ou non com­mis des erreurs, en tant que jour­nal­istes, ils n’ont pas à être empris­on­nés pour ce qu’ils ont dit ou écrit.

Et de par la place qu’ont ses romans dans son pays, sachant que quelques uns ont été traduits et pub­liés dans le nôtre, et vue la posi­tion qui est actuelle­ment celle de son anci­enne éditrice en France, on ne peut qu’être révoltés de voir le peu de sou­tien dont il dis­pose ici.

Anne Rochelle

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