Coordinatrice Turquie d’Amnesty International en Belgique, Jenny Vanderlinden s’est exprimée dans un entretien accordé au magazine Vocal Europe. Elle dénonce, comme beaucoup, l’attitude d’un régime pour qui le putsch raté de juillet dernier est une aubaine ayant permis de faire taire toutes les voix dissidentes. Et elle met l’accent, également, sur les nombreuses violations des droits humains, qui se sont multipliées depuis cet été. “Même si le pays revient à la normale, c’est une nouvelle normalité où le respect des droits humains est exceptionnellement faible. Une normalité où beaucoup de gens vivent dans la peur d’être arrêtés et n’osent pas parler. Je travaille depuis longtemps sur les droits humains en Turquie et je n’ai jamais connu de situation aussi désespérée.”
Vocal Europe : D’après bien des reportages publiés récemment dans des médias nationaux et internationaux, nombre d’organisations travaillant sur la défense des droits de l’homme doivent faire face à de réelles difficultés en Turquie. Amnesty International a‑t-elle des problèmes avec les autorités turques, en raison de son travail et du fait qu’elle dénonce les violations continuelles des droits humains dans le pays ?
Jenny Vanderlinden : Une semaine après la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, Amnesty International a publié un communiqué de presse dans lequel nous indiquions avoir rassemblé des preuves crédibles sur les mauvais traitements et les tortures subies par des détenus dans des centres de détention officiels et non officiels. Du coup, nous avons immédiatement été attaqués dans des posts twitter du gouvernement, et dans les discours du président Erdoğan et d’autres. Le gouvernement nous a accusés de ne pas avoir condamné le coup d’Etat, de nous préoccuper uniquement des droits des putschistes, et d’avoir en conséquence fait la propagande de l’«organisation terroriste de Fethullah Gülen». Pourtant dès le premier jour, puis à maintes reprises, nous n’avons cessé de condamner la tentative de coup d’État dans les communiqués et les entretiens avec la presse, et nous avons immédiatement appelé le gouvernement à traduire en justice les responsables.
La presse pro-gouvernementale a également attaqué Amnesty. Evidemment, cette pression et le climat de haine et de colère après la tentative de coup d’État ont soulevé des inquiétudes pour la sécurité de notre personnel en Turquie, mais aussi rendu notre travail très difficile en cette période critique. Toutes les sections d’Amnesty International continueront néanmoins de documenter les violations des droits humains en Turquie, comme elles le font partout dans le monde. Notre organisation est connue pour son travail indépendant, impartial et scrupuleux sur les droits humains. Le gouvernement turc devrait le reconnaître. Notre section en Turquie est toujours active. Beaucoup d’autres ONG, nationales et locales, sont confrontées à plus de problèmes que nous n’en avons. Le 22 novembre 2016, 375 ONG ont été fermées à la suite d’un décret stipulant que ces associations étaient liées à des organisations terroristes ou menaçaient la sécurité nationale. Il s’agit d’organisations de défense des droits de l’homme, de défense des droits des femmes, d’associations culturelles locales, d’associations de soutien aux personnes démunies, d’associations d’étudiants, d’associations professionnelles et même de clubs sportifs. La fermeture de ces ONG est manifestement disproportionnée, et ne peut pas être justifiée, même dans le cadre d’un état d’urgence. C’est une violation aux droits de liberté d’expression et au droit des associations.
VE : Avez-vous eu des contacts avec les autorités turques, que ce soit via des institutions d’état ou l’ambassade, après la tentative de coup d’Etat de juillet, pour discuter des graves violations des droits de l’homme en Turquie ?
JV : Notre secrétariat international, basé à Londres, a demandé et tenu des réunions avec le gouvernement turc à Ankara, et il fait son possible pour maintenir le dialogue et normaliser les relations avec eux. Nos représentants ont rencontré des représentants du ministère de la Justice et du ministère de l’Intérieur, ainsi que la délégation de l’UE à Ankara.
Immédiatement après la tentative de coup d’Etat, nous avons demandé un rendez-vous avec l’ambassadeur de Turquie à Bruxelles. Nous avons demandé cette réunion après que l’ambassadeur ait déclaré à la presse que notre organisation n’avait pas dit un mot pour les victimes de la tentative de coup d’Etat, et qu’il serait prêt à nous rencontrer si nous avions des preuves crédibles de torture dans les centres de détention. Mais notre demande de rendez-vous a été refusée.
Nous avons alors adressé une lettre ouverte à l’ambassadeur. En lui rappelant notre communiqué de presse du 16 juillet, qui condamnait le coup d’État et soulignait ses conséquences désastreuses sur les droits humains, mais aussi l’obligation qu’avait le gouvernement de traduire en justice les coupables. Et nous n’avons pas manqué d’indiquer que ce communiqué insistait sur la nécessité d’une réponse du gouvernement proportionnée, dans un but légitime, et dans le respect de l’état de droit, même sous état d’urgence. La répression massive que connait le pays depuis lors nous montre que ce n’est pas la réponse qui a été choisie.
VE : Ce gouvernement a récemment publié un autre décret qui a limogé des milliers d’enseignants et chercheurs issus d’un grand nombre d’universités à travers le pays. Est-ce qu’Amnesty International envisage de lancer des actions ?
JV : Depuis le début de 2016, nous avons fait campagne pour les universitaires qui ont signé une pétition pour la paix. Les 2 000 signataires de cette pétition critiquent les couvre-feux et les opérations de sécurité en cours dans le sud-est de la Turquie, et ils demandent au gouvernement “de préparer les conditions nécessaires aux négociations et de mettre en place une feuille de route qui mènerait à une paix durable en tenant compte des revendications du mouvement politique kurde.” Peu de temps après la publication de la pétition, des enquêtes criminelles ont été lancées. Depuis, nous suivons les procès de certains de ces universitaires en Turquie.
Avec le dernier décret, la situation des universitaires, et notamment celle des universitaires signataires de cette pétition, s’est considérablement détériorée. Après la tentative de coup d’Etat, plus de 120 000 fonctionnaires ont été licenciés, dont plus de 4000 universitaires. Le licenciement implique l’interdiction d’occuper des fonctions dans des institutions publiques ou des sociétés, la confiscation des passeports et, dans certains cas, la confiscation de biens.
Le nombre élevé de mises à pied et de licenciements suggère une chasse aux sorcières à l’échelle du pays, dans laquelle les fonctionnaires sont punis sans procédure régulière. Notre organisation a appelé les autorités turques à respecter les droits des travailleurs et à faire en sorte que les mises à pied ou les licenciements puissent être contestés selon des procédures équitables et transparentes. Et nous continuerons d’avoir ce discours.
Dans plusieurs pays, des programmes de solidarité avec des universitaires turcs ont démarré. En Belgique, l’Université Libre de Bruxelles (ULB) a ouvert une chaire pour les universitaires turcs et elle envoie des observateurs à leurs procès. C’est une initiative que nous allons promouvoir.
VE : Quelle est votre opinion sur la tentative de coup d’Etat du 15 juillet ? Etes-vous d’accord avec l’argument selon lequel elle a joué le rôle d’un catalyseur, accélérant les nouvelles violations des droits de l’homme, en particulier pour les cas de torture dans les prisons ?
JV : Il est évident que la situation des droits humains en Turquie s’est fortement détériorée depuis la tentative de coup d’Etat. Même si le pays revient à la normale, c’est une nouvelle normalité, où le respect des droits de l’homme est exceptionnellement faible. Une normalité où beaucoup de gens vivent dans la peur d’être arrêtés et n’osent pas parler. Je travaille depuis longtemps sur les droits de l’homme en Turquie et je n’ai jamais connu une situation aussi désespérée. Dans les jours qui ont suivi la tentative de coup d’Etat, notre organisation a eu l’occasion de parler à des avocats, des médecins et même des personnes travaillant dans des centres de détention. Des détenus ont été soumis à la torture et à des mauvais traitements, soit pour obtenir des aveux, soit pour les punir. Des détenus ont été maintenus en situation de stress, privés d’eau, de nourriture et de traitement médical, soumis à des coups, à des viols et à des agressions sexuelles.
Certaines personnes sont détenues sans même connaître les accusations portées contre elles, elles ont un accès restreint aux avocats, elles ne peuvent pas choisir leur avocat, au mieux des entretiens avec des avocats sont enregistrés ou se produisent en présence de la police. Cela conduira évidemment à des procès inéquitables. Les conditions dans les prisons sont extrêmement difficiles. Certains prisonniers ne sont pas autorisés à recevoir des lettres ou des livres de l’extérieur, seuls les proches parents peuvent les visiter une fois par semaine et aucun contact avec d’autres prisonniers n’est autorisé sauf avec ceux détenus dans la même cellule. Certains prisonniers souffrant de problèmes de santé ne reçoivent pas leurs médicaments. Les prisons sont surpeuplées, parfois 5 prisonniers sont détenus dans une cellule pour deux, forçant les gens à dormir par terre. Les cellules sont sales et froides. C’est inhumain.
VE : Bien que la tentative de coup d’Etat remonte à 7 mois, et sachant que le gouvernement turc n’a toujours pas établi par des preuves fiables la responsabilité d’éventuels coupables, que pensez-vous des arrestations et des licenciements de milliers de personnes, auxquelles ont reproche un lien avec le Mouvement Gülen, que le gouvernement tient pour responsable de la tentative de coup d’Etat ?
JV : Il est clair que le coup d’Etat a été l’occasion pour le président Erdoğan de faire taire toutes les voix dissidentes du pays. Dans un premier temps, des personnes accusées d’avoir des liens avec le mouvement Gülen ont été licenciées et/ou arrêtées arbitrairement. Mais aujourd’hui, tous les adversaires de l’AKP sont ciblés et toute critique est une raison pour être emprisonné en étant accusé de terrorisme lié soit au mouvement de Gülen, soit au PKK, soit aux mouvements d’extrême gauche. La fermeture du journal pro-kurde Özgür Gündem, et l’arrestation de ses journalistes accusés d’être des terroristes, en est un exemple. L’arrestation des journalistes de Cumhuriyet, un journal d’opposition, en est un autre. Amnesty a lancé une nouvelle campagne intitulée « Une prison du silence : la mort du journalisme en Turquie », et j’invite vos lecteurs à signer notre pétition. La Turquie est le pays qui emprisonne le plus de journalistes au monde. Un tiers des journalistes et des employés d’organes de presse emprisonnés à travers le monde sont détenus dans des prisons turques, la grande majorité attendant d’être jugés. 160 médias ont été fermés et 120 journalistes sont détenus. La Turquie est devenue la plus grande prison de journalistes au monde.
VE : Depuis la tentative de coup d’Etat, des milliers de dissidents ont fui le pays et se sont retrouvés en Europe par peur de l’exécution et de la torture en Turquie. Selon plusieurs rapports officiels, bon nombre de ces personnes ont déjà fait des demandes d’asile dans plusieurs États membres de l’UE où la procédure d’asile est extrêmement lente, pour des raisons politiques. Quelle est votre position sur cette question, en particulier pour ceux et celles qui ont demandé l’asile dans votre pays, la Belgique ? Plus important, ne craignez-vous pas le refus de tous ces demandeurs d’asile, de la part des organismes concernés ?
JV : Le nombre de demandeurs d’asile turcs a considérablement augmenté en Belgique au cours des derniers mois, comme dans de nombreux autres pays de l’Union européenne, et cela va probablement continuer dans les mois à venir. Beaucoup de gens essaient encore de fuir la Turquie. À ma connaissance, jusqu’à présent, aucune demande d’asile n’a été acceptée ou rejetée en Belgique. Mais je n’ai ni lu ni entendu de déclaration officielle du gouvernement belge sur la manière dont ces demandes d’asile seront traitées.
Ces personnes clament leur innocence et ont peur d’être sur la «liste noire» parce qu’elles partagent les valeurs européennes, critiquent leur gouvernement et ne sont pas d’accord avec l’attitude autoritaire du président Erdoğan. Ce sont des juges, des journalistes, des officiers de l’OTAN, des universitaires, des diplomates … et beaucoup d’entre eux avaient des emplois de haut niveau.
Début janvier, le gouvernement turc a promulgué un décret selon lequel les Turcs vivant à l’étranger et étant sous le coup d’un mandat d’arrêt perdront leur citoyenneté dans les trois mois s’ils ne rentrent pas. Cela signifie qu’ils ont deux options: retourner chez eux et être emprisonnés, ou risquer de devenir apatrides.
Je ne peux pas croire que la protection ne leur sera pas accordée par mon pays.
Note du Kedistan
A propos de la source :
Vocal Europe se présente ainsi : “Vocal Europe , une organisation non partisane, magazine européen, offrant une couverture et une analyse des questions politiques de premier plan en Europe et dans son voisinage, en particulier concernant la Turquie, Israël, la Russie et l’ Iran. A but non lucratif, le Magazine Européen créé à Bruxelles en 2015 est financièrement indépendant des institutions de l’UE et revendique son indépendance éditoriale.”
Il est bien évident que si Kedistan partage des prises de positions qui nous semblent importantes, en relayant un article, il vous invite bien sûr de la même manière à utiliser votre esprit critique, concernant la ligne éditoriale soutenue par ce site.
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