Eren Keskin est en colère. Et il y a de quoi. Des mois et des mois qu’elle s’insurge contre les maltraitances et l’absence de soins pour les prisonnierEs souffrant de lourdes maladies dans les geôles de Turquie. Un état de faits déjà relayé par de nombreuses associations de défense des droits de l’homme, et par d’ex-prisonnier(e)s, dont la romancière Aslı Erdoğan, qui en a elle-même fait les frais et confiait il y a peu dans un entretien : « Le côté le plus difficile de la prison, c’est l’aide médicale ». Alors Eren Keskin lance un appel officiel à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En la pressant d’enquêter urgemment sur la situation des détenus malades dans les prisons turques.
Née d’un père kurde originaire de Sivas et d’une mère stambouliote, Eren fut choquée, adolescente, par l’exécution de trois jeunes gens. Après des études de droit, interrompues par le coup d’État militaire de 1980, elle s’implique au sein de l’Association des droits de l’homme en Turquie (IHD), dont elle est aujourd’hui vice-présidente, plutôt que dans des partis politiques qu’elle juge « trop militaristes et peu ouverts aux femmes ». Elle va dès lors mener des enquêtes sur des villages kurdes incendiés, des expéditions punitives, des disparitions… Et échapper de peu à deux attaques dont elle sera la cible, en 1994 et 2001. Ses prises de position et le simple fait d’utiliser le mot « Kurdistan » dans un article vont lui valoir plusieurs mois de prison, l’interdiction d’exercer son métier d’avocate, et une bonne centaine de poursuites – la dernière tout récemment, pour ses chroniques dans Özgür Gündem, au même titre qu’Aslı Erdoğan. Et elle risque toujours de retourner derrière les barreaux, pour très longtemps. Mais qu’à cela ne tienne, elle n’en poursuit pas moins son combat.
Son association est bien placée pour le savoir : dans les geôles turques, vidées de leurs prisonniers de droit commun pour les remplacer par des milliers de journalistes, enseignants, juristes ou simples fonctionnaires, la situation se détériore de jour en jour pour ceux qui ont le malheur d’être en mauvaise santé. « En tant qu’association de défense des droits de l’homme, nous n’avons pas cessé de lancer des appels, souligne Eren Keskin dans un entretien récemment accordé à une agence de presse, mais c’est maintenant à l’Organisation mondiale de la santé de se pencher sur ce problème crucial. Il y a des conventions internationales, que la Turquie a signées. Toutefois la Turquie ne les a pas respectées. Les audits internationaux sont par ailleurs insuffisants. Alors encore une fois, je demande aux organisations internationales d’assumer leur rôle le plus vite possible. »
Selon l’avocate, l’un des problèmes auxquels se heurtent les prisonniers vient de l’attitude de l’institut de médecine légale turc, institution officielle, et par conséquent de mèche avec le pouvoir en place.Cet institut omet, entre autres, publier des rapports quand des détenus sont gravement malades, et devraient donc être transférés dans un hôpital, plutôt que de croupir dans des cellules où le manque d’hygiène et le froid leur fait risquer le pire. Des manquements qu’illustrent malheureusement en tous points les cas de Sibel Çapraz, emprisonnée depuis mars 2016, et d’Ahmet Türk, arrêté en novembre dernier.
Le calvaire de Sibel Çapraz a démarré il y a un peu plus d’un an. A l’époque, en novembre 2015, elle fait partie du conseil municipal d’Hakkari. Le 27, alors qu’elle participe à une manifestation dans les rues de Yüksekova, elle se retrouve sous les tirs croisés des forces de sécurité et de membres armés du PKK. Blessée au bras et au ventre, elle est hospitalisée le lendemain. Une quinzaine d’opérations suivront. Dont une intervention pour pallier les défaillances de ses intestins endommagés : une colostomie, c’est-à-dire la mise en place d’une poche accolée à la peau et reliée au côlon, partie terminale du tube digestif, pour recueillir les selles. Ce n’est pas rien ! Mais il faut croire que de tels problèmes de santé sont considérés comme négligeables par l’Institut de médecine légale. La preuve ?
Le 4 mars 2016, alors qu’elle était hospitalisée à Istanbul dans l’attente d’une intervention pour mettre fin à la colostomie, des policiers sont venus l’embarquer pour l’emmener au tribunal de Çağlayan, qui a aussitôt ordonné sa mise en détention – provisoire. Depuis, elle survit tant bien que mal dans la prison de Bakırköy, où des femmes l’aident quotidiennement à vider sa poche, sans pouvoir compter sur cette opération ô combien nécessaire, et son bras la faisant par ailleurs horriblement souffrir. « Je suis allée lui rendre visite récemment, explique Eren Keskin. Elle est en détention dans une cellule individuelle, avec les toilettes à l’intérieur. Alors qu’elle devrait être maintenue dans un milieu stérile. » Bien-sûr, l’Association des droits de l’homme en Turquie s’en est plainte au Directeur général des prisons, réclamant qu’elle puisse être opérée pour mettre fin à la colostomie, et soignée pour son bras. Mais en guise de réponse,on lui a juste fait savoir que Sibel Çapraz recevait les traitements nécessaires, point. Amnesty International fait aujourd’hui campagne pour pousser chacun et chacune à faire pression…
Autre cas emblématique : Ahmet Türk. Agé de 74 ans, cet ancien maire de la province de Mardin a été arrêté le 24 novembre dernier. Il souffre notamment d’une défaillance cardiaque, et son avocat s’attendait il y a peu à le voir relâché. Que nenni. Non seulement l’Institut de médecine légale n’a pas publié comme il aurait du le faire un rapport sur son état de santé, mais il a été transféré vers un hôpital – ce qui a fait scandale y compris dans les rangs de l’AKP, parti au pouvoir, tant l’élu est apprécié pour son calme et sa courtoisie. « Il n’est pas en forme, commente Eren Keskin. C’est le pouvoir politique qui le maintient en prison, alors qu’il est âgé et en mauvaise santé. Le système juridique n’a plus rien à voir avec l’ordre moral. »
On pourrait multiplier les cas. Citons encore celui de Mustafa Gök, autrefois correspondant du journal de gauche Ekmek et Adalet. Arrêté en 1993 et torturé en prison, il a été relâché en octobre 2001, libéré une nouvelle fois en février 2004, et condamné depuis a de nombreuses peines, dont la perpétuité au motif d’appartenance au DHKP, le Front révolutionnaire de libération du peuple, d’appartenance à une organisation terroriste, etc. Son avocate ne manque pas de souligner que son client a été incarcéré sans aucun rapport faisant état de sa maladie. Or Mustafa Gök souffre du syndrome de Wernicke-Korsakoff, maladie qui peut se traduire par de nombreux symptômes dont une perte de la mémoire à court terme, des extinctions de voix, une paralysie et un tremblement incontrôlable des yeux, mais aussi un coma et la mort, faute de traitements.En septembre 2016, revenant d’une visite, Ayşe Arapgirli, l’une de ses proches, précisait que Mustafa souffrait de paralysie des bras et des jambes, et qu’il ne pouvait se débrouiller sans être assisté dans son quotidien.
Autant dire qu’en prison, ses jours sont en danger. Même s’il n’est pas besoin d’en arriver à ces cas extrêmes pour rendre l’incarcération dangereuse, en Turquie, comme l’a si bien rappelé Aslı Erdoğan : « J’avais 4 hernies, ils en ont retiré une et placé une prothèse. Je peux tourner ma tête à droite, mais pas à gauche. En prison, avec le froid, cela s’est dégradé. A part cela, je souffre de la maladie de Raynaud, à un certain degré. Le sang n’afflue pas à mes mains et pieds. J’ai des problèmes de circulation. Et le froid n’a pas arrangé cela non plus. Parallèlement à ces deux choses, mes intestins sont aussi malades. J’ai de l’asthme, et je suis diabétique. Rien de tout cela n’est mortel, mais tous ces problèmes réunis peuvent être dangereux. Le froid, le stress… moi même je suis étonnée d’avoir tenu le coup. »
La romancière nous a aussi ouvert les yeux sur une autre réalité : l’appréhension des prisonnierEs à solliciter un rendez vous avec l’hôpital, par crainte des conditions au moment du transfert. A savoir, non seulement les menottes, mais aussi un véhicule très particulier, le « ring » : « Je n’ai jamais vu autre chose qui soit plus inhumain que ce véhicule. Ils font assoir six femmes menottées, côte à côte, dans un espace petit comme un cercueil. La porte claque sur vous. La fenêtre est à peine plus grande que la paume d’une main. L’été c’est très chaud, l’hiver c’est froid, et pas aéré. Et on est secouées. Tellement que les gens vomissent. »
Au manque de rapports médicaux préalables à l’incarcération, à l’absence de soins adéquats et à l’hygiène déplorable, s’ajoutent donc les freins que les prisonnierEs mettent eux-mêmes à se faire soigner. Sans compter que d’après des sources privées, il semblerait que certains avocats n’encouragent pas leurs clients à prendre soin d’eux, misant sur leur mauvais état de santé pour parvenir à les faire libérer. Alors, c’est clair. Il est plus que temps pour l’OMS de se pencher de près sur la question des prisons turques. D’après le Ministère de la justice turc, il y aurait aujourd’hui 387 prisonnierEs en très mauvaise santé, dont 114 atteintEs d’un cancer. Difficile d’accorder du crédit à ces informations, tant que n’existent pas des institutions médicales indépendantes et des médecins pouvant documenter en toute liberté la situation, comme c’est le cas dans un pays démocratique. De toute évidence, ces chiffres minimisent le problème. Et il y a donc urgence…
Ajout du 28 février 2017 : Sibel Çapraz a été relâchée ce jour, avec interdiction de quitter sa maison (sauf pour se rendre à l’hôpital), et bien entendu de quitter le territoire. Ahmet Türk a quant à lui été mis en liberté conditionnelle le 3 février.
English version: Turkish jails : The WHO must investigate!