Depuis hier Lice, commune de Diyarbakır (Amed) est en feu. Les premiers couvre feu avaient commencé dans 11 villages le 2 mai. Depuis, plusieurs villages ont été ajoutés sur la liste. La région concernée par les opérations s’élargit de jour en jour. Des milliers de militaires ont été déployés, après que des renforts aient été transférés. Le 18 juin, les espaces ruraux ont été bombardés par des avions militaires. Les opérations terrestres sont également menées par les forces spéciales. Dans certains villages, la population est interdite de quitter les lieux, dans d’autres elle a été forcée d’évacuer. Certaines maisons vidées sont détruites, d’autres transformées en commissariats (garnisons). Les forêts et terrains sont incendiés. L’incendie forestier déclaré près du village Sisê, se poursuit depuis trois jours sans la moindre intervention pour l’éteindre. Les habitants qui veulent intervenir se trouvent sous les tirs des forces armées.
L’opération est annoncée par l’Etat comme “intervention anti-drogue”. Pourtant une opération faite en octobre 2013, dans la même région, lors de laquelle 23 tonnes de cannabis avaient été saisies et qui avait été médiatisée avec fierté comme « opération anti-drogue géante », avait nécessité seulement la présence de 500 membres des forces de sécurité.
Hier, 80 personnes, dont les députées HDP Sibel Yiğitalp et Nursel Aydoğan, se sont rendues en convoi de Diyarbakır, vers Lice, pour servir de force d’interposition. Arrivés près de Lice, le groupe a été arrêté et mis en garde à vue.
Il est donc possible que dans le climat tendu actuel, la situation s’envenime encore davantage.
Ce territoire, ô combien terre de résistance, n’est pas pour les forces de répression turque et le régime, un simple point noir à réduire…
Pour vous mettre dans le contexte historique, nous partageons la traduction d’un article publié sur Bianet, écri en juillet 2013, lors du processus de paix, par Adnan Çelik, doctorant en Anthropologie — EHESS, à Paris.
Hier, à Lice, après la sauvagerie qui a fait un mort et une dizaine de blessés civils, suite au feux ouverts sur le groupe qui protestait contre des kalekol (littéralement : commissariat forteresse) dont les constructions ont été intensifiées pendant la période du processus de paix, une note informative copier-coller, intitulée « Les vérités sur Lice », qui s’est rapidement dispersée sur les réseaux sociaux disait ceci :
- Ce qui se construit à Lice n’est pas un karakol (commissariat) mais un kalekol, c’est à dire, une base militaire de haute sécurité contrôlée par les forces armées turques. Pourquoi la population de Lice ne veut pas de kalekol ? Parce que ces kalekol, on été depuis des années l’instrument des tortures qu’ils ont été fait subir à la population. En 1993, Lice a déjà été entièrement incendié par l’Etat. En 1994, 8 jeunes mis en garde à vue par les forces armées turques sont disparus. Leur corps ont été trouvé dans une fosse commune en 2003. En 2009, Ceylan Önkol, qui surveillait son troupeau est morte déchiquetée par un obus de mortier tiré du commissariat. Sa mère a ramassé les pièces de son corps dans sa jupe. Une décision de non lieu a été prise. Et en dernier lieu, aujourd’hui, des tirs sur les villageois ont fait un mort et dix blessés. Le gouverneur a déclaré « Il y a eu des tirs en l’air, ils ont du se tirer l’un sur l’autre ». Résultat : l’Etat est toujours l’assassin. Lice n’a pas besoin de kalekol, mais de Paix et de Justice.
Avec la motivation de ces partages, j’ai ressorti les notes concernant Lice, Kulp et Silvan, que j’ai dénichées dans le labyrinthe des archives, en marchant sur les pointes des pieds de la souffrance, sur lesquelles je travaille depuis les deux dernier mois, pour mon projet de doctorat. J’ai décidé d’expliquer d’une façon plus claire la relation de cause à effet que cette petite note informative expose.
Alors, que je me disais que pour bien cerner cette relation de cause à effet dans son contexte historique, il faut que je commence par la rébellion de Cheikh Saïd, qui est la première rébellion kurde contre la République, dont un des centres important fut Lice. j’ai constaté qu’aujourd’hui, c’est l’anniversaire du jour où Cheikh Saïd et ses compagnons de lutte ont été exécutés par pendaison, par le “Tribunal de la Liberté”.
J’ai donc décidé, avec la tristesse de ce hasard de date, de raconter à ceux qui se demandent, en voyant la résistance civile de la population de Lice « Mais pourquoi donc ils sont contre la construction d’un commissariat », la généalogie de la résistance de 90 ans à Lice, pour résumer.
Oui, il y a donc 88 ans très précisément, c’est à dire le 29 juin 1925, aux aurores, 47 personnes, dont les « Bey » (chefs de clan) de Lice, Hakkı et Ismail (1) étaient exécutés.
Lors de la rébellion de Cheikh Saïd, lorsque Piran (Dicle) est pris, la population se révolte et prend aussi Lice. Le lendemain Cheikh Saïd se rend à Lice. Il était accompagné de Moufti de Lice, Abdûlhamit Bey, Mustafa Mir Hakkı et Hüseyin Bey. (2)
A partir de ce jour, Lice devint l’épicentre d’une rébellion, porte et d’importance clé pour la reprise de Diyarbakır, et toute la population de Lice rejoint la révolte. Le siège de Diyarbakır étant un échec, les forces de rébellion commencent à se disperser. Le 1er avril 1925, la révolte de Lice se conclue d’une façon sanglante et Lice passe de nouveau sous le contrôle de l’Etat. Ce qui reste à Lice, de cette rébellion, sont les 6.419 morts, 30 villages et 1.284 maisons incendiées. (3)
Lors d’intensives opérations menées par l’Etat-Major sous le nom de « Biçar Tenkil Harekâtı » (Littéralement : opération fusible pour faire l’exemple), afin de « nettoyer » complètement les petits groupes de résistants restants de la rébellion, dans les régions de Lice, Kulp, Haro, Silvan, 280 villages sont rasés et plus de 2000 civils sont tués.
Dans la comté de Lice qui a été le plus affecté par la rébellion, les habitants essayent de panser leur blessures et faire la paix avec la réalité des souffrances qu’ils ont vécues. Suite à la rébellion, Lice est, aux yeux de l’Etat, un « ennemi ». Les investissements pour le comté ne vont pas au-delà des installations assurant la souveraineté militaire et bureaucratique de l’Etat. Le prix de la rébellion de Cheikh Saïd, repose non seulement sur le dos des morts de l’époque, mais presque aussi sur leurs enfants.
La cruauté de ce qui a été vécu, se transforme, à travers les récits détaillés des vieux, contés pendant les longues nuits d’hiver, en une mémoire collective enracinée et une dynamique qui a construit l’identité des habitants de Lice. Un autre aspect qui nourrit cette mémoire collective aussi est le fait que les groupes de contrebandier de Lice, étaient informés des évolutions au Kurdistan irakien et syrien et qu’ils véhiculaient toutes les avancées et événements politiques de la République de Mahabad, au mouvement Barzani, et les portaient au coeur du comté.
Ainsi, les premières apparitions où cette mémoire historique commence à prendre un corps politique, sont lors du « Procès des 49 » (49’lar Davasi) considéré comme les premiers frémissements de rébellion kurde en 1959. Dans les 49 jugés il y a aussi 2 étudiants de Lice. Toute l’actualité de cette période concerne les liens construits entre les jeunes jugés dans ce procès, et le passé du comté.
Quand le Parti Démocrate de Kurdistan de la Turquie (Türkiye Kürdistan Demokrat Partisi) qui a la particularité d’être la première organisation kurde après Xoybùn, est fondé en 1965, son fief est à Lice.
Ensuite, la deuxième vague des « Meetings de l’Est », qui se sont déroulés au Kurdistan, débute par le grand meeting du 24 août 1969 à Lice. Alors que l’esprit politique, né lors de la rébellion de Cheikh Saïd, s’organise, et de jour en jour prend des proportions plus importantes, un tremblement de terre survient le 6 septembre 1975, et Lice vit une deuxième catastrophe. Le séisme fait plus de 3000 morts et détruit tout le centre. Et l’Etat continue à éviter d’ouvrir ses bras compatissants à Lice.
Après le tremblement de terre, ne voyant aucune aide qui vient de l’Etat, la population dans la misère et famine, se met en colère et l’exprime en occupant le 17 novembre 1975, les administrations de l’Etat. Les maisons préfabriquées promises en octobre, n’étant toujours pas installées, les habitants de Lice entament le matin du 12 novembre, une marche de trois jours vers le centre de Diyarbakır. (4)
“Mille habitants de Lice ont entamé une marche de protestation de trois jours”
Milliyet 21 novembre 1975
Malgré l’atrocité du tremblement de terre, Lice ne reste pas indifférente aux mouvements kurdes qui s’intensifient vers les milieux des 70. Toutes les organisations kurdes trouvent la possibilité de s’organiser rapidement dans Lice. Le PKK, (qui est en situation d’être l’embryon d’organisation qui a réussi à rester debout, après le coup d’Etat du 12 Septembre 1980) fait sa réunion de fondation en 1978, à Lice, dans la Vallée de Fis. Et à partir de ce jour, la population de Lice ne cesse de soutenir l’organisation.
En 1990, Lice est un des lieux où la guerre est la plus intense. Sa population, refusant de devenir korucu (bénévole ou salarié civil, armé, sous les ordres de la gendarmerie) est forcée à l’exil, violentée, tuée. Des dizaines de villages sont vidés de ses habitants. De 1990 à 1995, la population de Lice est descendue de 47 mille à 24 mille. En 1999, dans 54 villages attachés à Lice, plus de la moitié des habitants des 34 villages furent obligés de se déplacer.
Qu’ont vécus les habitants de Lice pour avoir refusé d’être korucu avec la résistance ressourcée de leur mémoire collective ?
Juste deux exemples : Le premier date du 13 décembre 1990. Les habitants du Dibek et villages voisins, refusant de devenir korucu manifestent vers le centre du comté. Les militaires tirent, une femme et un enfant sont tués (5). Le 20 décembre 1996, dans le centre du comté, 2500 personnes de 15 à 70 ans sont réunies de force et on leur impose le rôle de korucu. Suite à leur refus, ils sont insultés, violentés, et on donne de force des armes dans la main de 100 personnes choisies. Emportées par la colère, les forces spéciales de l’Etat mitraillent les commerces (6).
Tout cela n’a sans doute pas suffit à calmer la haine de ‘Etat envers Lice, car le 22 octobre 1993, en prétextant l’assassinat du Général Bahtiyar Aydın, le comté fut une nouvelle fois presque anéanti. Pendant trois jours l’accès au comté a été interdit. Le paysage d’après, qui refroidissait le dos de ceux qui regardaient de loin, est assez connu pour les habitants de Lice. Plus de 30 morts, plus de 60 blessés, 401 habitations et 241 commerces incendiés entièrement. L’Etat n’étant pas satisfait, moins d’un an plus tard, le 24 août 1994, le centre de Lice est une nouvelle fois mis à sac, faisant un mort, 20 blessés, et incendiant 108 maisons. A part les civils tués par les forces de l’Etat pendant la guerre, dans la période de 1990–1999, 61 civils ont été enlevés par le Jitem (Jandarma İstihbarat ve Terörle Mücadele (service de renseignements et antiterrorisme de la gendarmerie) et ont été portées disparues. Par exemple, les os de 8 personnes qui ont été mises en garde à vue par l’Etat en 1994, ont été retrouvés dans une fosse commune découverte en 2003, à Kulp.
Ce résumé historique autour de Lice, montre clairement, je pense, que depuis Cheikh Saïd à nos jours, ce qui a changé, et ce qui reste inchangé.
Il serait naïf de prétendre que ces expériences appartiennent seules à Lice. Un regard attentif, sur la mémoire historique de n’importe quel endroit dans la région du Kurdistan, révélera qu’il s’agit d’une tradition d’Etat et d’un peuple qui résiste contre cette tradition impitoyable.
Mais, malgré tout, la particularité de Lice, est sans doute, cette résistance qui continue sans intermède depuis 90 ans, et la posture que l’Etat n’arrive jamais à mettre à genoux, qui ont fait naître au sein de l’Etat une rage vengeresse. Dans ce contexte, malgré le fait que l’Etat le considère comme la premiere cible, le visant avec toutes ses brigades de violence, Lice, ne faisant jamais un seul pas en arrière dans sa tradition de résistance, est, dans la réalité du Kurdistan, un mur de chagrin contre lequel l’Etat bute.
Adnan Çelik
Anthropologie, EHESS, Paris
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