On les a inter­dit d’en­fance. On leur a volé leur futur.

Ils n’ont rien demandé. Ils sont juste nés là-bas. C’est tout.

Prendre un enfant par la main ou par la guerre ?

Je reste immo­bile pen­dant de longues min­utes devant cette pho­to d’en­fant tweet­ée par Fırat Bil­gin.

Roj­da, enfant kurde défie le monde, yeux rivés sur l’ob­jec­tif. Il est devant sa mai­son trans­for­mée en pas­soire dans le quarti­er de Tekel à Sil­van. J’imag­ine le pho­tographe lui pos­er la ques­tion qu’on pose à tous les gamins du monde… “Qu’est-ce que tu veux devenir quand tu seras grand ?”. Roj­da répond “Quand je serai grand, je ne veux devenir, rien.”

Roj­da devenu nihiliste ? Il est “no futur” ? Ce jeune garçon ne voit aucun avenir, aucune per­spec­tive ? Il  n’a plus aucun espoir ? Même pas de rêve, ni d’utopie ?

Dans un reportage, un autre petit affir­mait : “Je n’ai pas de rêve”.

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L’E­tat turque est entrain de for­mer toute une jeunesse. Une jeunesse qui a gran­di à la dure… Ils ont vu leurs par­ents, leurs grands frères et soeurs méprisés, rudoyés, bat­tus ou arrêtés même. Ils con­nais­sent les “mar­tyrs” de la famille par les pho­togra­phies… Ils ont vécu la per­sé­cu­tion avec leurs yeux d’enfants.

Com­ment peut-on imag­in­er que ces gamins dont le quo­ti­di­en est tis­sé de vio­lences poli­cières puis­sent devenir des “citoyens”. C’est en se trou­vant sous cou­vre-feu, tous les qua­tre matins, en voy­ant le défilé des blind­és tous les jours qu’on aime sa “patrie” ? Com­ment ne pas com­pren­dre qu’il peut y avoir un glisse­ment vers une volon­té de “vengeance”, quand on est dis­crim­iné, méprisé, insulté, men­acé par ses sem­blables, depuis tout petit, seule­ment parce qu’on est l’en­fant de là-bas… Est-ce donc si dif­fi­cile à com­pren­dre qu’un jeune puisse vouloir se bat­tre pour “l’hon­neur” de ceux qui l’ai­ment et l’ont pro­tégé mal­gré toute la vio­lence subie ? Et nous devons con­stater que ce qui est une “vio­lence” dans ces trop pleins de colère s’ex­prime pour­tant col­lec­tive­ment, en défense de sa com­mu­nauté, et non dans des actes de délin­quances indi­vidu­elles ou des recherch­es de solu­tions plus rad­i­cales en rup­ture avec les “aînés”.

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Dessin de Musa Kart
“N’aie pas peur mon fils, imag­ines que nous sommes en train de regarder Star Wars à Istanbul”

Bercés par les rafales…

Les plus petits sont-ils trau­ma­tisés ? Pensez-vous…

J’ai lu de nom­breux témoignages de par­ents qui s’in­quié­taient pour leur mômes. “Dans la journée ça va encore, mais dans la nuit c’est ter­ri­ble. Ils n’ar­rivent pas dormir. Les jours où il y a des affron­te­ments, nous sommes oblig­és de bouch­er leurs oreilles avec du coton”

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Pas de “cellule psychologique” pour l’enfant kurde.

Les ini­tia­tives de cer­taines organ­i­sa­tions de société civile pro­gres­sistes sont de rares activ­ités salu­taires pour les enfants. Par exem­ple, après les cou­vre-feux de 4–12 sep­tem­bre à Cizre, “Özgür Sanat Gir­işi­mi” (Ini­tia­tive de l’Art Libre) a pro­posé tout un tra­vail artis­tique ; pour que les dessine-moi-ton-reve-enfant-kurdeenfants puis­sent s’ex­primer à tra­vers les dessins, la pein­ture et du théâtre.

Le pan­neau que les enfants ont illus­tré de leurs “rêves” expo­saient beau­coup de slo­gans politiques…

Eton­nant ? Com­ment ça ? Le rêve ou le pro­jet d’un monde meilleur n’est-il pas fon­da­men­tale­ment politique ?

 .

Je jette des pierres parce que je ne suis pas libre.”

En 2012, Sedat Yağcıoğlu, chercheur à l’Université Hacette­pe, avait fait un tra­vail sur les enfants kur­des par­tic­i­pant à des man­i­fes­ta­tions publiques et poli­tiques. Sur Bianet, Sedat soulig­nait le fait que les enfants kur­des qui subis­sent des dis­crim­i­na­tions sys­té­ma­tiques dans leur vie quo­ti­di­enne par­ticipent active­ment à des man­i­fes­ta­tions, est une réac­tion naturelle et légitime. 

enfant-kurde-jette-pierre-charLe chercheur avait recueil­li des témoignages d’enfants à Diyarbakir. Ils expri­maient avec leurs mots qu’ils vivaient con­tin­uelle­ment face à la vio­lence d’Etat. En effet, il n’existe pra­tique­ment pas de famille kurde qui n’ait aucun proche tué par l’armée, la police ou les gen­darmes. Sedat pré­ci­sait que dès le plus jeune âge, les enfants sont con­scients qu’ils évolu­ent sous l’op­pres­sion ou la men­ace d’ex­ode for­cé, alors ils gran­dis­sent avec des pra­tiques de résis­tance. Diyarbakir est une ville où la vio­lence d’Etat et les man­i­fes­ta­tions publiques font par­tie de la routine. 

Vu de l’extérieur, on peut penser que les enfants « imi­tent les grands », comme les pré-ados qui com­men­cent à fumer pour faire comme les grands. Mais rap­pelons qu’en 2010 et 2011, 4 enfants s’étaient immolés. On peut com­pren­dre que les réac­tions peu­vent être vio­lentes face à une vio­lence subie qui est en plus perçue comme une vio­lence injuste. 

« Deux blind­és arrivent vers vous, vous êtes aspergés de gaz, vous êtes matraqués. C’est trop d’envoyer une pierre récupérée sur le trot­toir ? » jus­ti­fi­ait un des enfants.

« Edu­quer des enfants, les réha­biliter, les retir­er des man­i­fes­ta­tions… » ce genre de théories de “sauve­tage” qui parais­sent par­fois dans cer­tains médias, sont pour le chercheur : « des théories con­stru­ites sur une fic­tion d’une enfance dif­férente ». Il donne comme exem­ple un des jeunes avec lequel il s’est entretenu, « Sans que je lui demande, il m’a dit : Ils nous dis­ent prend le cray­on, apprend, fait des études, soit quelqu’un ; tu résoudras ces prob­lèmes à ce moment là, tu ne peux pas les résoudre avec la vio­lence. Est-ce que vous nous lais­sez libre pour qu’on pense ? Nous lais­sez-vous libre pour qu’on écrive dans notre langue mater­nelle ? Oui, je vais faire des études. Je tiendrai le cray­on d’une main et de l’autre une pierre. Pour écras­er avec la pierre, votre main, si elle vient écras­er mon crayon. »

Rester enfant dans la guerre des adultes

Ils essayent pour­tant, ils essayent de “rester enfant”. Ils s’habituent. Ils rient quand ils peuvent.
Ils sont enfants dans un monde d’adultes. Sur beau­coup de pho­tos les enfants font le signe de vic­toire, comme les adultes.

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Voire, “défient” comme les grands…

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Ils jouent près des fos­sés, entre des bar­ri­cades et les murs détru­its par des projectiles.

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Ils jouent aus­si à la bar­ri­cade et aux projectiles…

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Ils jouent même avec…

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Et quand ils s’y met­tent ils se débrouil­lent plutôt bien, comme les enfants de Van qui récupèrent et vendent les cap­sules de lacry­mo au fer­railleur. (Lisez notre arti­cle “Com­bi­en de cap­sules lacry­mo pour une glace ?”)

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Par­fois, ils ne peu­vent plus jouer…

Comme Nihat Kazan­han, tué par balle, touchée à la tête à Cizre.
Nihat avait 12 ans.
Il n’est hélas, pas le seul à rester enfant, à jamais.

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L’enfant est l’avenir du monde

Alors des esprits cha­grins vont sans doute vouloir élargir le pro­pos et se lancer dans une com­péti­tion dans l’horreur.
Et les enfants sol­dats, de Daech ou d’Afrique ? Et les enfants pales­tiniens ? Et les enfants syriens, éry­thréens, soudanais ? Et les mômes de ban­lieue ? Et les enfants qui tri­ment pour les multi­na­tionales en Asie ou ailleurs ? Et ces enfants que la mer emporte ?.…

Et bien non, notre pro­pos n’est pas de faire “pleur­er” ou d’é­mou­voir, même si pour­tant ce ressort là devrait déjà mar­quer pour tous une ligne rouge. Notre pro­pos n’est pas un pro­pos de veille de Noël et de com­mu­nion dans la grande “char­ité mon­di­ale”, pour les droits de l’enfant.

Ce que pré­cisé­ment nous décrivons là, s’il peut s’ap­pli­quer en ter­mes “psy­chologiques” à des mil­lions d’en­fants dans le monde, plongés dans des con­di­tions effroy­ables qui les brisent, est une réal­ité pré­cise dans le con­texte géopoli­tique régional.

Et cette réal­ité là, elle se man­i­feste en ce moment sous la forme d’au­to défense dés­espérée de groupes de “jeunes”, les armes à la main con­tre les forces de répression.

Et cette expres­sion là, dans les régions à majorité kurde sous “état de siège”, n’est juste­ment pas faite que de colère ou de désir de “vengeance”. Parce qu’elle s’ex­erce dans des con­di­tions poli­tiques, où des forces exis­tent et sont plébisc­itées par les aînés, comme le PKK, ou le par­ti HDP, ou dans une moin­dre mesure des groupes de gauche “rad­i­caux”. Et la ques­tion qui se pose, c’est celle aus­si de la rad­i­cal­ité que ces jeunes vont faire peser sur ces expres­sions poli­tiques et mil­i­taires, elles mêmes déjà tra­ver­sées par des débats sur la guerre et la paix, le nation­al­isme ou l’au­tonomie, la lutte armée ou les proces­sus démoc­ra­tiques… et bien d’autres. A l’in­verse, on sait aus­si com­ment des “appareils poli­tiques” peu­vent chercher à jus­ti­fi­er ou abon­der leur “ligne” en util­isant la rad­i­cal­ité d’une jeunesse à bout. Et l’on sait que ces appareils ne sont pas tou­jours des mod­èles de débat démocratique.

enfants-barricades-kurdistanEt ces “jeunes” ne sont pas dans la sit­u­a­tion de com­bat­tants au Roja­va, mais dans celle de la “guerre de tranchées” dans des quartiers assiégés, dont l’is­sue est con­nue, vu la dis­pro­por­tion totale des forces et de l’armement.

Des représen­tants poli­tiques déclaraient lors des man­i­fes­ta­tions de sou­tien de ce week end  “que le PKK n’avait pas fait descen­dre dans les villes (le con­traire d’aller à la mon­tagne) ses com­bat­tants, et pré­ci­sait que les jeunes se bat­taient seuls, en auto défense, à armes iné­gales. Ils croy­aient par là con­tr­er une argu­men­ta­tion d’Er­do­gan qui argue du PKK pour jus­ti­fi­er ses actions de “recherche et de destruc­tion”. Ces mêmes respon­s­ables poli­tiques se retrou­vent en con­tra­dic­tion avec d’autres, par­tis pour une “marche” con­tre l’é­tat de siège, qui par­lent eux de “sépa­ra­tion” si les choses con­tin­u­ent ain­si. Cela mon­tre bien que rien n’est tranché sur les actions de lutte armée con­tre les forces d’oc­cu­pa­tion turques, ni sur la reven­di­ca­tion nationale. Ces jeunes “mar­tyrs”, com­bat­tants de l’au­to défense, com­menceraient-ils de fait à ques­tion­ner les direc­tions politiques ?

Ces débats n’ont pas lieu au grand jour, alors qu’ils sont décisifs à la fois pour l’avenir poli­tique du mou­ve­ment com­mun de lutte con­tre Erdo­gan en Turquie, aujour­d’hui affaib­li depuis les élec­tions, et pour ne pas qu’Er­do­gan ne divise encore davan­tage les pop­u­la­tions entre guerre et paix. Les “jeunes”, pour­raient bien pay­er cela de leur résis­tance rad­i­cale et com­pli­quer de fait cet avenir qu’ils n’ont plus.

Et pour revenir à notre pre­mier pro­pos, il y a là une réserve de futurs “com­bat­tants”, totale­ment dégoûtés de la “république indi­vis­i­ble”, prêts à s’en sépar­er comme on com­bat la peste, qui pour­rait bien mar­quer au Kur­dis­tan, des évo­lu­tions poli­tiques rad­i­cales, en lien avec toute la géopoli­tique régionale, dans les années à venir. On sait trop de par le monde, que ce ter­reau a pro­duit aus­si le pire.

Oui, Erdo­gan sait ce qu’il fait, quand il laisse assas­sin­er des enfants. Celles et ceux qui “obser­vent”, comme nous d’ailleurs, savent-ils ce qu’il se pré­pare, pour au moins deux générations ?

Roj­da répond “Quand je serai grand, je ne veux devenir, rien.” C’é­tait mon pro­pos de départ.

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La red­di­tion mène à la trahi­son, la résis­tance à la victoire.”

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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.