On les a interdit d’enfance. On leur a volé leur futur.
Ils n’ont rien demandé. Ils sont juste nés là-bas. C’est tout.
Prendre un enfant par la main ou par la guerre ?
Je reste immobile pendant de longues minutes devant cette photo d’enfant tweetée par
Rojda, enfant kurde défie le monde, yeux rivés sur l’objectif. Il est devant sa maison transformée en passoire dans le quartier de Tekel à Silvan. J’imagine le photographe lui poser la question qu’on pose à tous les gamins du monde… “Qu’est-ce que tu veux devenir quand tu seras grand ?”. Rojda répond “Quand je serai grand, je ne veux devenir, rien.”
Silvan/Tekel Mahallesi Rojda: “Büyüyünce hiçbir şey olmak istemiyorum.” #Amed #Farqîn #Diyarbakır pic.twitter.com/D1fSB4Gg1K
— Fırat Bilgin (@FiratBilgin_) 17 Décembre 2015
Rojda devenu nihiliste ? Il est “no futur” ? Ce jeune garçon ne voit aucun avenir, aucune perspective ? Il n’a plus aucun espoir ? Même pas de rêve, ni d’utopie ?
Dans un reportage, un autre petit affirmait : “Je n’ai pas de rêve”.
L’Etat turque est entrain de former toute une jeunesse. Une jeunesse qui a grandi à la dure… Ils ont vu leurs parents, leurs grands frères et soeurs méprisés, rudoyés, battus ou arrêtés même. Ils connaissent les “martyrs” de la famille par les photographies… Ils ont vécu la persécution avec leurs yeux d’enfants.
Comment peut-on imaginer que ces gamins dont le quotidien est tissé de violences policières puissent devenir des “citoyens”. C’est en se trouvant sous couvre-feu, tous les quatre matins, en voyant le défilé des blindés tous les jours qu’on aime sa “patrie” ? Comment ne pas comprendre qu’il peut y avoir un glissement vers une volonté de “vengeance”, quand on est discriminé, méprisé, insulté, menacé par ses semblables, depuis tout petit, seulement parce qu’on est l’enfant de là-bas… Est-ce donc si difficile à comprendre qu’un jeune puisse vouloir se battre pour “l’honneur” de ceux qui l’aiment et l’ont protégé malgré toute la violence subie ? Et nous devons constater que ce qui est une “violence” dans ces trop pleins de colère s’exprime pourtant collectivement, en défense de sa communauté, et non dans des actes de délinquances individuelles ou des recherches de solutions plus radicales en rupture avec les “aînés”.
Bercés par les rafales…
Les plus petits sont-ils traumatisés ? Pensez-vous…
J’ai lu de nombreux témoignages de parents qui s’inquiétaient pour leur mômes. “Dans la journée ça va encore, mais dans la nuit c’est terrible. Ils n’arrivent pas dormir. Les jours où il y a des affrontements, nous sommes obligés de boucher leurs oreilles avec du coton”
Pas de “cellule psychologique” pour l’enfant kurde.
Les initiatives de certaines organisations de société civile progressistes sont de rares activités salutaires pour les enfants. Par exemple, après les couvre-feux de 4–12 septembre à Cizre, “Özgür Sanat Girişimi” (Initiative de l’Art Libre) a proposé tout un travail artistique ; pour que les enfants puissent s’exprimer à travers les dessins, la peinture et du théâtre.
Le panneau que les enfants ont illustré de leurs “rêves” exposaient beaucoup de slogans politiques…
Etonnant ? Comment ça ? Le rêve ou le projet d’un monde meilleur n’est-il pas fondamentalement politique ?
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“Je jette des pierres parce que je ne suis pas libre.”
En 2012, Sedat Yağcıoğlu, chercheur à l’Université Hacettepe, avait fait un travail sur les enfants kurdes participant à des manifestations publiques et politiques. Sur Bianet, Sedat soulignait le fait que les enfants kurdes qui subissent des discriminations systématiques dans leur vie quotidienne participent activement à des manifestations, est une réaction naturelle et légitime.
Le chercheur avait recueilli des témoignages d’enfants à Diyarbakir. Ils exprimaient avec leurs mots qu’ils vivaient continuellement face à la violence d’Etat. En effet, il n’existe pratiquement pas de famille kurde qui n’ait aucun proche tué par l’armée, la police ou les gendarmes. Sedat précisait que dès le plus jeune âge, les enfants sont conscients qu’ils évoluent sous l’oppression ou la menace d’exode forcé, alors ils grandissent avec des pratiques de résistance. Diyarbakir est une ville où la violence d’Etat et les manifestations publiques font partie de la routine.
Vu de l’extérieur, on peut penser que les enfants « imitent les grands », comme les pré-ados qui commencent à fumer pour faire comme les grands. Mais rappelons qu’en 2010 et 2011, 4 enfants s’étaient immolés. On peut comprendre que les réactions peuvent être violentes face à une violence subie qui est en plus perçue comme une violence injuste.
« Deux blindés arrivent vers vous, vous êtes aspergés de gaz, vous êtes matraqués. C’est trop d’envoyer une pierre récupérée sur le trottoir ? » justifiait un des enfants.
« Eduquer des enfants, les réhabiliter, les retirer des manifestations… » ce genre de théories de “sauvetage” qui paraissent parfois dans certains médias, sont pour le chercheur : « des théories construites sur une fiction d’une enfance différente ». Il donne comme exemple un des jeunes avec lequel il s’est entretenu, « Sans que je lui demande, il m’a dit : Ils nous disent prend le crayon, apprend, fait des études, soit quelqu’un ; tu résoudras ces problèmes à ce moment là, tu ne peux pas les résoudre avec la violence. Est-ce que vous nous laissez libre pour qu’on pense ? Nous laissez-vous libre pour qu’on écrive dans notre langue maternelle ? Oui, je vais faire des études. Je tiendrai le crayon d’une main et de l’autre une pierre. Pour écraser avec la pierre, votre main, si elle vient écraser mon crayon. »
Rester enfant dans la guerre des adultes
Ils essayent pourtant, ils essayent de “rester enfant”. Ils s’habituent. Ils rient quand ils peuvent.
Ils sont enfants dans un monde d’adultes. Sur beaucoup de photos les enfants font le signe de victoire, comme les adultes.
Voire, “défient” comme les grands…
Ils jouent près des fossés, entre des barricades et les murs détruits par des projectiles.
Ils jouent aussi à la barricade et aux projectiles…
Ils jouent même avec…
Et quand ils s’y mettent ils se débrouillent plutôt bien, comme les enfants de Van qui récupèrent et vendent les capsules de lacrymo au ferrailleur. (Lisez notre article “Combien de capsules lacrymo pour une glace ?”)
Parfois, ils ne peuvent plus jouer…
Comme Nihat Kazanhan, tué par balle, touchée à la tête à Cizre.
Nihat avait 12 ans.
Il n’est hélas, pas le seul à rester enfant, à jamais.
L’enfant est l’avenir du monde
Alors des esprits chagrins vont sans doute vouloir élargir le propos et se lancer dans une compétition dans l’horreur.
Et les enfants soldats, de Daech ou d’Afrique ? Et les enfants palestiniens ? Et les enfants syriens, érythréens, soudanais ? Et les mômes de banlieue ? Et les enfants qui triment pour les multinationales en Asie ou ailleurs ? Et ces enfants que la mer emporte ?.…
Et bien non, notre propos n’est pas de faire “pleurer” ou d’émouvoir, même si pourtant ce ressort là devrait déjà marquer pour tous une ligne rouge. Notre propos n’est pas un propos de veille de Noël et de communion dans la grande “charité mondiale”, pour les droits de l’enfant.
Ce que précisément nous décrivons là, s’il peut s’appliquer en termes “psychologiques” à des millions d’enfants dans le monde, plongés dans des conditions effroyables qui les brisent, est une réalité précise dans le contexte géopolitique régional.
Et cette réalité là, elle se manifeste en ce moment sous la forme d’auto défense désespérée de groupes de “jeunes”, les armes à la main contre les forces de répression.
Et cette expression là, dans les régions à majorité kurde sous “état de siège”, n’est justement pas faite que de colère ou de désir de “vengeance”. Parce qu’elle s’exerce dans des conditions politiques, où des forces existent et sont plébiscitées par les aînés, comme le PKK, ou le parti HDP, ou dans une moindre mesure des groupes de gauche “radicaux”. Et la question qui se pose, c’est celle aussi de la radicalité que ces jeunes vont faire peser sur ces expressions politiques et militaires, elles mêmes déjà traversées par des débats sur la guerre et la paix, le nationalisme ou l’autonomie, la lutte armée ou les processus démocratiques… et bien d’autres. A l’inverse, on sait aussi comment des “appareils politiques” peuvent chercher à justifier ou abonder leur “ligne” en utilisant la radicalité d’une jeunesse à bout. Et l’on sait que ces appareils ne sont pas toujours des modèles de débat démocratique.
Et ces “jeunes” ne sont pas dans la situation de combattants au Rojava, mais dans celle de la “guerre de tranchées” dans des quartiers assiégés, dont l’issue est connue, vu la disproportion totale des forces et de l’armement.
Des représentants politiques déclaraient lors des manifestations de soutien de ce week end “que le PKK n’avait pas fait descendre dans les villes (le contraire d’aller à la montagne) ses combattants, et précisait que les jeunes se battaient seuls, en auto défense, à armes inégales. Ils croyaient par là contrer une argumentation d’Erdogan qui argue du PKK pour justifier ses actions de “recherche et de destruction”. Ces mêmes responsables politiques se retrouvent en contradiction avec d’autres, partis pour une “marche” contre l’état de siège, qui parlent eux de “séparation” si les choses continuent ainsi. Cela montre bien que rien n’est tranché sur les actions de lutte armée contre les forces d’occupation turques, ni sur la revendication nationale. Ces jeunes “martyrs”, combattants de l’auto défense, commenceraient-ils de fait à questionner les directions politiques ?
Ces débats n’ont pas lieu au grand jour, alors qu’ils sont décisifs à la fois pour l’avenir politique du mouvement commun de lutte contre Erdogan en Turquie, aujourd’hui affaibli depuis les élections, et pour ne pas qu’Erdogan ne divise encore davantage les populations entre guerre et paix. Les “jeunes”, pourraient bien payer cela de leur résistance radicale et compliquer de fait cet avenir qu’ils n’ont plus.
Et pour revenir à notre premier propos, il y a là une réserve de futurs “combattants”, totalement dégoûtés de la “république indivisible”, prêts à s’en séparer comme on combat la peste, qui pourrait bien marquer au Kurdistan, des évolutions politiques radicales, en lien avec toute la géopolitique régionale, dans les années à venir. On sait trop de par le monde, que ce terreau a produit aussi le pire.
Oui, Erdogan sait ce qu’il fait, quand il laisse assassiner des enfants. Celles et ceux qui “observent”, comme nous d’ailleurs, savent-ils ce qu’il se prépare, pour au moins deux générations ?
Rojda répond “Quand je serai grand, je ne veux devenir, rien.” C’était mon propos de départ.