Il n’est pas de proverbe turc qui nous parlerait des traversées du Bosphore à Istanbul, d’Est en Ouest et vice versa. Et pourtant c’est un classique, pour qui a posé le pied en Turquie.
C’est dommage, car je crois que cela aurait pu illustrer mon propos, dans le genre « qui n’a pris un Vapur aller retour, ne connaît rien du monde ».
Bah, tans pis, je vais vous parler de ce capitaine qui ayant découvert qu’il tenait sa lorgnette à l’envers depuis si longtemps, en la retournant, découvrit l’immensité des océans.
Vous comprendrez peut être encore mieux l’objet de mon billet si je vous parle d’euro centrisme, de nombrilisme nationaliste, de regards identitaires ou néo colonialistes, de sentiment de suprématie culturelle… et je ne pourrai tout aborder.
Si un jour vous vous décidez à visiter Istanbul, ou si vous y séjournez, car Kedistan y est aussi lu, même s’il ne dispose pas de version papier pour emballer le poisson des pêcheurs du pont de Galata, grimpez vite à bord du Vapeur qui vous mènera sur la rive orientale du Bosphore, en choisissant bien votre place assise pour profiter des derniers rayons de soleil. Quittez la rive, laissez vous gagner par les ronflements des moteurs, le bruit de l’eau et les vibrations. Acceptez l’offre d’un vendeur ambulant, même si on vous fait des « non » de la tête. Le voyage sera court, autant ouvrir les yeux.
Ce que vous retrouverez sur l’autre rive, en prenant soin de bien lever le pied sur le débarcadère, n’aura rien de bien différent de celle que vous venez de quitter. Tout au plus une gitane remplacera le réfugié syrien qui tout à l’heure tendait la « manche ». Si vous quittez les quais, délaissant le tram qui tend sa facilité de déplacement, vous pourrez pénétrer à pied au cœur du quartier de Kadıköy par exemple, et son petit marché incontournable, qui paraît toujours si « typique ».
Ailleurs, plus haut, vous prenez vos habitudes dans un « jardin de thé », dans le quartier Moda, en léger surplomb au dessus du Bosphore. De là vous découvrez l’autre rive, de loin, avec son halo de carte postale, mosquées et minarets en théâtre d’ombres. Et vous avez chaque fois le sentiment de voir Istanbul, et de ne pas y être… Le semblant de calme et de sérénité qui règne là vous paraît toujours si éloigné de la rue Istiklal , de l’autre côté, du ballet incessant des taxis jaunes sur la rive occidentale, des bus et des dolmus bondés… Et vous êtes comme ce capitaine qui ne voit que par le petit bout de sa lorgnette, là où il est.
Qui a‑t-il de mal à cela que regarder le monde à travers ses propres yeux ? De s’en imprégner avec ses propres pas, ses propres rencontres ? Et de tenter de le comprendre avec ce que l’on sait de lui ?
Que de portes ouvertes qui m’éloignent de mon sujet. Et pourtant.…
En 1721, un certain Montesquieu, écrivain et philosophe de son état, sociologue et politique même, posait cette question dans un ouvrage qu’il publia pourtant comme anonyme : « Ah ! ah ! monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? ».
Les Orientaux imaginaires des Lettres persanes sont toujours ceux de Libé, du Figaro ou de Marianne, pour ne citer que ceux là, et pire encore, ceux d’un Mélenchon, d’un Fabius ou d’un Sarkosy pour pratiquer l’art du grand écart. On ne connaît jamais aussi bien l’autre qu’en l’ignorant n’est-ce pas ?
Je dirais même que nous ne prenons même pas de vapeur, sur ces coups là, mais que nous sommes sur le radeau de survie, à constater que nous ne partageons pas les mêmes rillettes.
Alors, méconnaissance, manque d’allers retours, ou petite lorgnette ?
Sans doute un mélange de tout ça, genre sous officier de quart borgne avec un marin poivrot de comptoir qui ne voyage plus.
Kedistan a choisi de parler du Moyen Orient, et de la Turquie, incontournable de la région elle aussi, parce que ses contributrices/teurs ont la langue, des enfances ou des voyages, des vies antérieures ou présentes, souvent sur les deux rives. Et même si les chats ne sont pas toujours bienvenus sur les Vapurs, Kedistan a choisi de multiplier à l’infini les traversées, d’une rive à l’autre, et de les commenter, d’Est en Ouest et inversement.
Et nous ne voulons pas être non plus dans les jeux d’optique, les inversions de lorgnette, les comparaisons nationales. Nous ne développerons jamais de regard « national », pas davantage que nous n’envelopperons nos écrits dans la presse européenne ou franco cocardière.
Nous parlons de la Turquie, du Kurdistan, ou d’autres « Pays » de la région comme nous parlerions de la France ou de l’Europe. Nos billets sont subjectifs, nous ressemblent , nous rassemblent, mais nos approches humaines sont politiques, internationales et ancrées dans l’utopie d’un autre monde possible et indispensable, respectueux des Peuples et des territoires. Et comme nous pensons que ce monde humain là serait fait de celles et ceux qui le composent, avec leurs différences et leurs bagages chargés d’histoire, nous cherchons ce qui unit cette humanité là et ce qui la fait créer dans la différence.
Est-il utile d’ajouter que cette utopie là suppose, oh le gros mot, la fin du capitalisme qui la combat ?
Mais là, je ne suis plus dans le fond de ma cale, et je n’entend plus la rumeur du Bosphore.
Et je souhaiterai revenir à ce temps où l’Amérique a découvert Christophe Colomb, un beau matin quasi échoué sur ses côtes. Enfin, ça avait un autre nom, avant que ce colonial ne l’affuble de celui-là et n’en débaptise ses autochtones… « Ah ! ah ! monsieur est Indien ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Indien ? ».
Et comment peut-on être Turque ? Comment peut-on être toute sa vie le méchant de « Midnight Express » ? Comment peut-on être soldat Ottoman, génocidaire d’Arméniens, comme soldat français tortionnaire en Algérie ?
Ah non ? C’est pas pareil !
Là je sens que mon Vapur prend de la gîte…
Non, bien sûr, ces Peuples ont une « histoire » violente qui tient à leurs différences de « développement » et à leurs « religions ». Nous, nous sommes « universalistes », nous avons inventé les droits de l’homme, la laïcité et l’eau chaude républicaine qu’on nomme démocratie. On ne peut donc comparer. Et d’ailleurs, que seraient-ils devenus sans nous ?
Et Constantinople est tantôt berceau de la chrétienté européenne, tantôt Mosquée de tous les dangers, selon le banquier concerné.
Et là je pressens mes ami(e)s turcs qui d’un coup se saisissent eux aussi de la longue vue à l’envers, et d’un même élan, en commentant la répression policière, l’instrumentalisation de la guerre par Erdoğan, me disent “ça ne pourrait jamais arriver en France”… Et je me sens soudain en état d’urgence.
Tout aussi amusant est de lire ou d’entendre, nous qui avons aussi « inventé » la non violence (un vrai indien nous a refilé la recette), que ces régions sont malheureusement « violentes » par nature, zones de « conflits » permanents, d’histoires singulières de Peuples toujours en guerre, d’Ottomans pacificateurs ayant laissé place au chaos.… Là, on est déjà au moins dans le « spécialisse de chaîne d’infos ». Et quand le môme demande ce que le grand père foutait dans les Dardanelles en 1915, comme on ne s’en souvient plus, on dérive sur Verdun et le Maréchal, tout en se demandant pourtant quelle leçon « laïque et républicaine » l’ancêtre était allé donner là bas.
Oui, à force d’apprendre l’Histoire de France au travers de ses grands hommes et l’Histoire du Monde au travers de ses guerres de religions, on s’y perd un peu.
Et on oublie surtout que l’humanité est une et indivisible, et que son histoire se confond avec l’histoire de son Monde.
En pleine mondialisation capitaliste, on cultive tant le regard patriotique ici, impérialiste là, que le Vapur est au fond du Bosphore depuis longtemps.
Et c’est bien le « corps de l’autre » qu’on ne perçoit plus et « l’autre » qui devient ennemi.
Il y a eu tant de Césars, tant de tribuns qui ont chanté l’Internationale, qu’elle est devenue Marseillaise.
Parce que « les damnés de la terre » n’habitent pas tous en haut de la Tour Eiffel, ni ne logent à Bruxelles, pas plus que seulement en haut de la tour de Galata, il serait temps de repenser « internationalisme », et non projections politiques aux accents souvent « néo colonialistes », quand on s’intéresse un peu, du fait là encore d’attentats sur le « sol national » ou de craintes « d’afflux massifs de réfugiés », au Moyen Orient.
Et si là aussi, on veut éviter d’entrer dans les arcanes des rivalités d’impérialismes divers, pour ne pas d’un coup être pris de Poutinomania comme on entre en danse de Saint Guy, ne pas oublier les Peuples, qui ont composé cette mosaïque internationale, en conquérant leur autonomie ou leurs souverainetés. Et tant en Irak, qu’en Syrie, en Iran, en Turquie, c’est bien de Peuples, de mosaïque de Peuples qui pourraient aspirer à vivre ensemble dont on parle. Et cela ne se réduit pas aux appellations de frontières sur les cartes.
Au fait, connaissez vous le Rojava ?
A suivre… Et à continuer en Turquie même, à la recherche de la lorgnette obturée qui rend le Kurdistan turc invisible, d’Ankara aux rives du Bosphore… Et on a vu les résultats en novembre. Peut être la retrouverait-on, cette lorgnette borgne, entre les mains d’un Mustapha Kemal ?
Et pour rester dans la dérision