Ils font par­tie de mes sou­venir d’enfance : les vendeurs de rue.

Nous habi­tions à Moda, un quarti­er d’İst­anb­ul sur la rive asi­a­tique, près de Kadıköy. Tou­jours les mêmes vendeurs qui pas­saient dans ma rue, faisant leur tour habituel dans le quarti­er et leur voix étaient des repères qui don­naient l’heure à la petite fille que j’étais.

A cette époque, les aigu­illes de l’horloge n’é­taient que de jolies choses mag­iques qui tournoy­aient…  La voix du vendeur de lait du matin me reti­rait douce­ment du som­meil et ensuite du lit. Quand il était à la porte, j’é­tais debout. Le marc­hand de vieil­leries me rap­pelait mon estom­ac vide et m’invitait à table pour le déje­uner. Celui qui tirait un char­i­ot débor­dant de seaux, de bassines, et toutes sortes d’objets en plas­tique de couleurs cha­toy­antes égayait mon après-midi.

bozaci-boza-boisson-d-hiver- vendeurs de rueJe ne me sou­viens pas com­bi­en de fois j’ai sup­plié ma mère pour qu’elle achète du boza, une bois­son de mil­let fer­men­té qui se fait surtout l’hiver, alors que je détes­tais le goût et que per­son­ne à la mai­son, n’en était ama­teur. Quand ma mère me dis­ait « mais tu ne le bois même pas ! », je lui répondais, « oui, mais regarde, il est dehors, dans le froid en plein nuit, si tout le monde en achetait un peu, il fini­rait tout et ren­tr­erait chez lui pour dormir… ». Maman craquait chaque fois et appelait le boza­cı.

Oui, un vendeur de boza s’ap­pelle un boza­cı.


Allez petit cour de turc pour mieux comprendre…

Pour dire « vendeur de » on prend le nom de l’objet vendu, on ajoute un suffixe :
ci - çi (prononcer dji ‑tchi)
cı — çi (djeu- tcheu, c’est dur le i sans point je sais…)
cu — çu (djou-tchou)
cü — çü (dju — tchu)
Pour savoir lequel choisir dans les quatre suffixes, on regarde le dernière voyelle du mot : si c’est un ı ou a on utilise cı | pour u — o c’est cu | pour i - e on prend ci | pour ü — ö se sera . Si le mot se termine par des consonnes sourdes ç, f, h, k, p, s, ş, t, eh bien on pioche dans les çi, çı, çü, çu. Cela s’appelle” l’harmonie vocalique”.
Voilà un exemple simplissime :
Eau en turc c’est : su (lire sou) alors le vendeur d’eau c’est « sucu » (prononcez soudjou). C’est toujours le même principe, fleur : çiçek, çiçekçi, tomates : domates, domatesçi… Même pour le taxi c’est pareil, le mec du taksi, en bien c’est le taksici
Pareil pour femme ou homme. Pas de genre dans la langue turque.

Fin de l’initiation..


Revenons à nos vendeurs de rue…

Le pre­mier que j’ai con­nu de près c’é­tait le vendeur de lait. A l’époque il se déplaçait avec une char­rette tirée par un cheval fatigué. Le lait venait d’une ferme. Et oui, il y avait encore des fer­mes près d’Is­tan­bul. Ca se passe dans les années 60–70, ce qui ne me raje­u­nit pas. Le lait en turc c’est : süt. Donc le vendeur de lait, c’est ?
Sais pô ? Il ne fal­lait pas sauter le para­graphe précédent !

Notre sütçü donc, descendait de sa char­rette, mon­tait à l’é­tage et venait à la porte. Il ver­sait le lait dans la casse­role qu’on lui tendait, en mesurant avec un récip­i­ent en métal, 1/2 litre, 1 litre… Je suiv­ais tous ses gestes, fascinée par ses mains. Après il fal­lait faire bouil­lir le lait, ça sen­tait bon, et il était prêt à con­som­mer. Des années après, quand j’ai épousé mon pre­mier mari pianiste, qui enfant, habitait dans le même quarti­er et buvait le lait du même sütçü, j’ai appris que ce vieux mon­sieur timide et gen­til était un des vio­lonistes de l’orchestre sym­phonique d’Is­tan­bul. Artiste d’E­tat, petite retraite, vendeur de lait pour arrondir les fins de mois.

Je me sou­viens des vendeurs de mon enfance surtout par leurs cris. Cha­cun avait un cri bien par­ti­c­uli­er, chan­tant, bien à eux, assez inim­itable et du coup par­faite­ment iden­ti­fi­able dès son entrée dans le quarti­er. Mon boza­cı préféré cri­ait juste le nom de sa bois­son en ral­longeant le mot sur deux notes jusqu’au bout de son souf­fle. Do, mi… « Booooooo-zaaaaaaaaaaaaaaaaa….. ». Ses dernières “aaa” se fondaient dans la nuit et me déchi­rait le coeur.

Le marc­hand de vieil­leries, ou récupéra­teur, eski­ci, lui, bouf­fait la pre­mière syl­labe. Dans sa bouche cela fai­sait « Ski­i­ici­i­ii ! » Ce qui fai­sait rou­gir les dames à son pas­sage. Je voy­ais les enfants se jouer des coudes et ricaner, les adultes les plus sérieux faire la tête, parce que voyez-vous en turc, à une let­tre près, le mot deve­nait dans la bouche du bon­homme, un mot bien vul­gaire, siki­ci, (baiseur). C’est vrai que,« Ski­i­ici­i­ii gel­di hanım ! », “Le baiseur est arrivé mes­dames”  ça craint.

vendeurs-de-rues-macuncuLe vendeur de “pâte”, macun­cu était tou­jours une source de dis­pute avec ma mère. Elle ne voulait absol­u­ment pas que j’en mange, car “on ne sait pas ce qu’il y a dedans”. Elle qui me lais­sait savour­er des pâtis­series salés “poaça”, des gaufrettes, du maïs, et j’en passe, elle avait un prob­lème avec le macun. Cette pâte mielleuse dis­posée en un camem­bert d’arc-en-ciel atti­rait tous les enfants du quarti­er : dès que le cou­ver­cle était relevé, ils venaient s’a­mass­er autour de ce vendeur telles des abeilles… Et moi, à la fenêtre, je boudais.

Il parait qu’ils sont de nou­veau à la mode. J’ai même vu qu’il existe une entre­prise de “loca­tion de macun­cu” pour des fêtes. La brochure présen­tait des macun­cu habil­lés comme des danseurs folk­loriques, mais celui de mon enfance était plutôt comme sur la photo.

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Encore plus tard, quand j’ai au mon pre­mier apparte­ment, tou­jours dans le même quarti­er, il y avait un vendeur d’artichauts. En Turquie, les artichauts sont assez gros, les vendeurs se posent dans un coin et les épluchent, pour ven­dre seuls les coeurs. Ce jeune homme venait se pos­er comme par hasard juste sous la fenêtre de ma cham­bre à couch­er, et de préférence le matin de bon­heur… Beau­coup trop de bon­heur pour un oiseau de nuit comme moi. Je ne vous racon­te pas mes réveils… Il avait un cri par­ti­c­uli­er lui aus­si. Il était telle­ment poli. « Je vous ai apporté des artichauts mes­dames et messieurs. Regardez comme ils sont beaux mes artichauts mes­dames et messieurs. S’il vous plait, achetez mes artichauts ! ». Ca ne va pas vous paraitre bizarre en France, vous qui saluez la boulangère et les clients en entrant dans la boulan­gerie « Messieurs Dames… », je sais. Mais en Turquie, les vendeurs de rue, les vendeurs de marché ont habituelle­ment un autre lan­gage. Les clients pour eux sont des proches, des mem­bres de famille et bien sûr, là aus­si réciproquement.
“C’est com­bi­en fiston ?”
« Tu veux com­bi­en de kilos, tante ? »
« Oncle, tiens voilà ta monnaie »
« Oui les piments sont piquants ma soeur »

Selon l’âge, vous devenez fille ou fils, soeur, frère ou grand frère, belle-soeur, beau frère, mère, père, mémé, pépé… J’ai tou­jours trou­vé qu’il y avait un mes­sage dans ces appel­la­tions, « tu fais par­tie de la famille, je ne vais pas t’enrouler, je ne vais pas met­tre des tomates pour­ries au fond du sac » et bien sûr réciproquement.…

Voilà pourquoi les « appels » de ce vendeur d’artichauts parais­saient si décalés.

Une voix qui m’a suiv­ie des années. C’était un limon­cu. Vous avez com­pris : vendeur de cit­ron. J’ai l’impression qu’il a ven­du des cit­rons toute sa vie. Parce que je l’ai con­nu toute petite, il était déjà d’un cer­tain âge, et je l’ai per­du de vue il y a une ving­taine d’années. Je suis sûre que celles et ceux qui entre vous, ont con­nu le marché de Kadıköy de cette époque, se rap­pelleraient de lui. Il était tou­jours sur le même trot­toir, en mon­tant la rue prin­ci­pale, assis devant un cageot de cit­rons. Il avait de gross­es mains, de gross­es belles mous­tach­es qui blan­chis­saient d’an­née en année, et une voix rauque de chez rauque, qui ne por­tait pas loin, mais qui vous fai­sait sur­sauter, si vous passiez près de lui, sans le voir. « Çaya çor­baya, çaya çor­baya » (pour le thé pour la soupe) dis­ait-il.  Main­tenant il y a plein de limon­cu qui utilisent cette formule.

J’aurais telle­ment aimé vous faire enten­dre ces voix qui sont toutes dans ma tête… Toutes des bijoux.

Celles qui sont dans ma mémoire y res­teront à jamais. Mais les vendeurs et vendeuses courent tou­jours les rues. Leur voix raison­nent dans les quartiers. Voici un court métrage qui va vous don­ner un échan­til­lon sonore. Il s’ag­it d’un doc­u­men­taire plusieurs fois primé, du réal­isa­teur Metin Akdemir, qui nous emmène sur le chemin de nom­breux vendeurs et vendeuses. Il porte comme titre le cri d’un d’en­tre eux, İsm­et Gün­doğ­du, vendeur de petit pains et de patis­series, “Je suis venu, je m’en vais”. A la fin du film, ce cri sin­guli­er et per­son­nel raisonne dans nos têtes, comme un aver­tisse­ment musi­cal : “con­stru­isez la mémoire des rues, car ses vendeurs disparaissent…”
(La vidéo est sous titrée en anglais, c’est mieux que rien…)

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bohçaci-vendeur-des-rues

Et “Les vendeurs de vapur”, ça vous dit quelque chose ? Ce sont de vrais tal­ents, des super-vendeurs pop­u­laires et spec­tac­u­laires. Ils vous vendent un lot de 10 peignes même si vous êtes chauve. Et vous êtes con­tents car non seule­ment c’est un bon pro­duit à prix raisonnable mais en plus,  vous avez passé du bon temps. Ces vendeurs sont à mes yeux, une autre caté­gorie à part entière. Ils mérit­eraient un autre arti­cle rien que pour eux.

Les vendeurs de rue sont sou­vent des hommes. Mais les femmes ont égale­ment leurs spé­cial­ités. Bohçacı, (nappes, nap­per­ons, draps), sont qua­si­ment toutes des femmes. Il y a pas mal de çiçekçi, surtout des tsi­ganes; mais pas que… Vous pou­vez voir aus­si des, sim­itçibiletçi, (bil­lets de loterie nationale). Mais la plu­part des vendeuses ont des points de vente fix­es, dans des endroits pas­sants, touris­tiques, ou des marchés…

Je voudrais partager avec vous un autre véri­ta­ble bijou.

Celui-ci ne vous attrapera pas par vos oreilles mais vous attein­dra par la poésie visuelle d’une artiste.

Meï­lo, a vécu à Istan­bul pen­dant 8 ans (2002–2010). Elle a inévitable­ment croisé les vendeurs et vendeuses et les a inévitable­ment aimés. Les illus­tra­tions de Meï­lo se sont don­nées ren­dez-vous dans les pages d’un mag­nifique car­net de voy­age, avec les réc­its et témoignages des vendeurs de rue, recueil­lis par Joël Meis­son­nier, doc­teur en soci­olo­gie, spé­cial­iste de la mobil­ité et des com­porte­ments de con­som­ma­tion. Le livre est paru en 2014 en auto-édition.

Cadeau de Meï­lo pour lec­tri­ces et lecteurs de Kedis­tan, les veinards : voici un petit aperçu des illus­tra­tions du livre.

meilo-vendeurs de rue istanbul-5Vous y trou­verez le sim­itçi, la patis­serie à sésame en forme d’anneau. L’aiguiseur, bil­ey­ci qui se balade avec sa roue, à qui on con­fie ciseaux et couteaux, un vendeur ambu­lant en voie de dis­pari­tion. Le vendeur de barbe à papa, pamuk hel­vacı (hal­va de cot­ton)… Don­dur­ma­cı, le vendeur de glaces. Mais atten­tion, pas n’importe quelle glace ! Celle du« Maraş » déli­cieuse et bien crémeuse, faite avec du lait. Oui oui, le même bon­homme s’était un peu foutu de vous, en vous jouant des tours au moment où vous essayiez de pren­dre le cor­net de sa main. C’est bien lui. Il est dans ce livre. Il y a aus­si, le cireur de chaus­sures, boy­acı, comme ces gamins dont je vous par­lais dans ma précé­dente chronique “Le rêve du petit cireur de chaus­sures”.

Le pilavcı, avec sa mon­tagne de riz décorée de pois-chich­es, dans son char­i­ot tout en verre. Le niyetçi avec son lapin et sa petite boîte : atten­tion, votre avenir se trou­ve entre les dents du lapinou. A petit prix, il tir­era un bout de papi­er plié qui vous dira des choses. Le vendeur de sand­wich anar­chiste révo­lu­tion­naire à Eminönü. Celui qui vend du sahlep en hiv­er. Oui, vous avez dev­iné c’est le sahlepçi, le con­cur­rent du boza­cı quoi… Le sahlep se fait avec du lait et une poudre tirée d’orchidée et avec une pincée de can­nelle dessus, c’est suc­cu­lent. Le vendeur de maïs, cuits à l’eau ou sur le feu. Le vendeur de châ­taignes… et tant d’autres…

 

meilo livre-vendeurs de-rue istanbul-2Il parait que c’est bien­tôt Noël ou quelque chose dans le genre et qu’on pense aux cadeaux.

Si vous avez l’eau à la bouche, voici les liens utiles pour chop­er le livre de Meï­lo en vol :

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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.