Pauvre rakı, pauvre « Lait de Lion »…
Depuis 2004, Erdoğan essaye de te voir disparaître de nos tables, où tu rendais si délicieuses nos discussions entre amis. Ton prix a été augmenté de 272% en dix ans pour le « bien de la santé de la famille et des enfants » (art.58 de la Constitution). Tu as été interdit de vente de 22h00 à 6h00 et la plupart des restaurants et cafés t’ont exclu de leur carte. Tu es devenu si cher que, de pauvres nostalgiques, du temps où tu trônais à table, s’empoisonnent en cachette avec des contrefaçons bourrées d’alcool méthylique…
Lors de mon dernier séjour à Istanbul en 2013, il m’a été très difficile de pouvoir te siroter au calme devant le ballet des « Vapurs* » sous le pont de Galata avec mes amis. C’est pourtant dans ses conditions qu’on respire la ville au coucher du soleil en écoutant quelques vieilles chansons de Zeki Müren…
Tu as été le compagnon de mes meilleurs souvenirs en plus de dix ans de séjours en Turquie. Tu étais de tous nos meilleurs moments passés avec les amis dans la vieille ville d’Antalya, sur une petite terrasse face à la Mer Noire à Akçakoca, dans les tavernes des vieilles rues d’Hatay, chez un petit boucher de Narlı près de Pazarcik, le long de la rivière Pülümür au Dersim quand on dégustait les poissons tout juste pêchés…
« Nous ne souhaitons pas que les gens boivent de l’alcool et nous ne pouvons tolérer sa publicité », a sèchement déclaré Mustafa Büyük, le gouverneur de la ville d’Adana qui vient d’interdire ton festival de décembre. Pourquoi il la ramène lui ?! 85% des Turcs n’en boivent pas alors qu’on foute la paix aux 15% qui restent : « en az üç rakı* » bordel ! Et des « duble » !!!
C’est toute ta culture qu’on assassine ainsi, des chansons et des poèmes d’ivrogne qui donnent le roulis et la mélancolie mais qui sont mille fois plus beaux que l’appel des muezzins. Mon pauvre rakı, tu n’es pas une boisson « nationale » car tu es consommé par les Grecs qui ont la nostalgie de Smyrne et les Arméniens qui ont le mal de Bolis. Les Alévis t’affectionnent, gare à eux maintenant ! Les traîtres athées t’ont dédié leurs plus beaux vers (et verres sans doute).
Ah ! Can Yücel !
« La femme qui boit du rakı est belle, ceux qui sont à sa table, aussi… ».
Mon pauvre rakı, tu sais, ici, loin de la Turquie, tu sublimes les yeux de la femme que j’aime lorsque nos deux verres se touchent…
« Can Cana* »
Erwan Kerivel
* bateaux du Bosphore
* au moins trois rakı
* mon âme à ton âme…
A propos de Erwan Kerivel
Ecrivain et chercheur sur l’Alévisme, auteur de « La Vérité est dans l’Homme, les Alévis de Turquie » et de « Les Fils du Soleil, Arméniens et Alévis du Dersim »