Cette fois-ci, la projection a lieu au Centre Culturel Kurde de Paris. C’est la première fois que je me rends sur place, un peu intimidée après tout ce que j’ai pu entendre sur ce lieu. Ça discute autour d’un thé côté cafet, des livres en turc et en kurde sont en vente, la télé diffuse une chaîne kurde… Apparemment, une réunion du groupe de soutien aux femmes de Kobanê est en train d’avoir lieu dans l’une des salles attenantes au hall où nous assistons à “Je me suis envolé, tu es restée” (Ez Firiyam tu mayî li ci). Là encore, la réalisatrice Mizgin Müjde est présente, venue spécialement de Londres où elle habite depuis deux ans, après Istanbul. Elle répondra avec générosité à nos questions, pourtant très personnelles.
Il faut dire que le film l’est lui aussi : ce documentaire, commencé en 2009, raconte sa recherche des traces d’un père qu’elle n’a jamais connu, mort en martyr en Irak. Suivie par la caméra, elle questionne ses proches sur les circonstances de sa naissance, de son abandon par sa mère qui a été contrainte de fuir les persécutions en Syrie, de son enfance à Mêrdîn sans connaître son père qui a rejoint la guérilla kurde. Elle cherche sa trace jusqu’en Irak, où il a été tué en défendant le camp de réfugiés kurdes de Makhmour.
L’histoire personnelle de la jeune fille se déploie progressivement, au fur et à mesure des histoires racontées par ceux qui ont connu ou côtoyé son père, alors qu’il se cachait dans les montagnes turques ou durant sa vie dans la guérilla. Elle se demande quelle place elle pouvait occuper dans les pensées d’un homme qui enseignait à lire et à écrire à ses camarades, qui se consacrait à aider et à protéger des enfants qui n’étaient pas les siens mais le considéraient comme leur père. À l’image, un homme qui a appris à lire grâce à son père, une femme qu’il avait « adoptée » quand elle était enfant. Derrière leurs visages, la mémoire d’une histoire que la réalisatrice n’a jamais pu partager.
Le film est sec, sans pathos, sans chercher à provoquer l’émotion, tentant de donner une place à une cruelle histoire individuelle au milieu de tant d’autres histoires esquissées et cruelles elles aussi. La visite du mémorial pour les martyrs du camp de Makhmour, où la caméra montre les milliers de photos des morts, replace assez l’histoire de la réalisatrice à côté de celles des autres que l’on ne connaîtra pas. Des similitudes sont suggérées, dans la pause de la caméra sur la photo d’une jeune peshermga, tombée dans les montagnes où elle était partie sur les traces de son père.
Comme l’explique Mizgin Müjde à la fin de la projection, il ne s’agissait pas tant de retrouver les traces de son père que d’apaiser son rapport avec sa propre histoire. Briser les tabous familiaux et fouiller les silences de l’histoire officielle pour comprendre la part qu’on pu y prendre ses parents, saisir quelque chose de l’instant où ils ont pris des décisions qui ont influencé leurs vies et décidé de l’enfance de Mizgin.
Le film est passé dans de nombreux festivals, notamment en Turquie, où il a été bien accueilli par un public pas forcément conquis d’avance. Mizgin Müjde donne des cours de scénario et de réalisation à Londres. Elle finit actuellement un nouveau court-métrage (Maybe Tomorrow) et travaille à un projet de long-métrage (Roj or Sun), moins personnels mais toujours en rapport avec la question des femmes.
.Pisîka Sor pour Kedistan
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Voici deux vidéos :
- La bande annonce avec des sous-titrages en anglais.
- La version intégrale sous titrée en turc, bonus pour nos lectrices et lecteurs turcophones… Avec l’aimable autorisation de la réalisatrice.
Voi.