Nous pub­lions, à l’in­ten­tion de nos amis lecteurs turcs, et ils sont nom­breux, fran­coph­o­nes ou non, cette vidéo qui  retran­scrit un dis­cours qui a été en Turquie non dif­fusé dans sa totalité.

Sela­hat­tin Demir­taş, du HDP, inter­roge la sit­u­a­tion poli­tique et le gou­verne­ment AKP lors des funérailles des vic­times de l’at­ten­tat d’Ankara.

L’en­jeu poli­tique est trop grand, et les men­songes proférés con­tre l’op­po­si­tion démoc­ra­tique sont tels, que ces pris­es de parole sont d’importance.

La grève générale, qui a mobil­isé la société civile, démon­tre que la ques­tion n’est en aucune manière réductible à un “affron­te­ment entre Turques et Kur­des”, encore moins entre le “HDP” et l“AKP”, mais qu’il s’ag­it de l’op­po­si­tion de société civile à un régime diviseur et assas­sin qui n’a que trop vécu et ne pour­rait, s’il se survit dans ces élec­tions de novem­bre, qu’ap­porter encore la mort et le deuil dans tout le Pays.

Le texte intégral :

Con­cer­nant les atten­tats à la bombe sur­venus à Ankara avant-hier, qui peut nous garan­tir qu’il n’y avait pas, au sein de l’E­tat, des élé­ments qui ont facil­ité, encour­agé ces atten­tats ? Nous en avons vécu, vu tant d’autres attaques. Jamais aucun coupable n’a été arrêté. A chaque fois, des forces de l’E­tat ont agi comme facil­i­ta­tri­ces pour ces crimes. Le pre­mier min­istre ment. Ce gou­verne­ment n’a pas lut­té con­tre le daesh, il l’a soutenu, il a facil­ité les opéra­tions de daesh. Con­tre qui ont-ils mené des opéra­tions ? A qui ont-ils passé des menottes ? A de jeunes inter­nautes pour avoir tweeté [con­tre la poli­tique du gou­verne­ment, con­tre le prési­dent]. A des étu­di­ants d’u­ni­ver­sité pour avoir man­i­festé. Ce sont eux qui ont été arrêtés, places en garde à vue, bru­tale­ment, en subis­sant des vio­lences poli­cières. Avez-vous vu un seul mem­bre du daesh par­ti en garde à vue menot­té ? Non, per­son­ne n’a vu ça. Dans ce pays, si vous dirigez l’as­so­ci­a­tion des droits de l’homme, vous ne pou­vez pas tra­vailler tran­quille­ment, mais si vous êtes mem­bre du daesh, vous pou­vez tra­vailler, agir en toute tran­quil­lité. La Turquie est dev­enue un pays comme ça. Je par­le en con­nais­sance de cause quand je dis que l’E­tat est coupable. Les bar­bares du Daesh mènent leurs activ­ités en toute quié­tude dans ce pays. Ils recru­tent de nou­veaux mem­bres, ils sont aidés dans ce pays pour recruter. Ils béné­fi­cient d’infrastructures pour s’ap­pro­vi­sion­ner, pour leur logis­tique, ils reçoivent de l’ar­gent, des armes, des infor­ma­tions. Tout le monde sait tout ça en Turquie. C’est pourquoi, toutes ces allé­ga­tions, ces accu­sa­tions de ce pre­mier min­istre menteur qui nous accuse de ter­ror­isme, nous les lui retournons à l’i­den­tique. Ca suf­fit main­tenant ! C’est vous qui soutenez la ter­reur, le ter­ror­isme, c’est vous qui nour­ris­sez le daesh, nous, nous sommes le par­ti qui s’é­chine pour met­tre fin à la violence.

[A Ankara, au rassem­ble­ment pour la paix du same­di] des mil­liers de per­son­nes sont venues de toutes parts du pays, non pas pour soutenir HDP, mais pour clamer la paix. Le dénom­i­na­teur com­mun de ces per­son­nes réu­nies same­di, c’é­tait ça, ils apparte­naient tous à des for­ma­tions qui désirent la paix. Les seuls absents ce jour-là étaient les représen­tants des par­tis poli­tiques qui veu­lent au con­traire la guerre. Je rap­pelle qu’il y avait plusieurs per­son­nes appar­tenant à divers par­tis poli­tiques, same­di. Issus d’en­v­i­ron une ving­taine de par­tis et for­ma­tions poli­tiques dif­férents. Ils n’é­taient pas tous mem­bres du HDP. Ils ne s’é­taient pas déplacés pour soutenir le HDP. Ils sont venus que le sang arrête de couler, ils sont venus pour la paix. Et on nous accuse encore aujour­d’hui d’être le pro­longe­ment de for­ma­tions terroristes.

Aujour­d’hui, le pre­mier min­istre a pronon­cé un men­songe éhon­té, je l’in­vite à présen­ter ses excus­es. Il a affir­mé que j’avais fait des déc­la­ra­tions, des tweets qui inci­taient à la vio­lence, que j’avais appelé les pop­u­la­tions à s’armer, à avoir recours à la vio­lence. Il dit qu’ils ont tout un dossier avec mes appels et autres tweets. Moi je suis prêt à démis­sion­ner. Qu’ils prou­vent j’ai lancé un tel appel, ou un même appel qui peut sous-enten­dre cela. Ils en ont les moyens, ils ont des équipes payées à balis­er les réseaux soci­aux. Qu’ils prou­vent cela et je démis­sion­nera sur le champ, dès ce soir. Aus­si bien de mes fonc­tions de co-prési­dent du par­ti HDP et de mon man­dat de député d’Is­tan­bul. Nous n’avos jamais lancé de tels appels, et nous n’en lancerons jamais. Nous n’avons jamais encour­agé per­son­ne à pren­dre les armes, nous n’en­cour­agerons jamais le recours à la vio­lence. Nous, on par­le de résis­tance. On par­le de rester debout devant la tyran­nie, devant vos oppres­sions fascistes.Nous appelons à la résis­tance avec notre cœur, notre con­science, et tou­jours par des moyens paci­fistes, par des solu­tions poli­tiques, civiles. Ce sont tou­jours ces modes de com­bat que nous avons pré­con­isés. 100 per­son­nes sont mortes same­di, et nous avons con­tin­ué à dire la même chose, nous con­tin­uerons. Aujour­d’hui, je suis à l’en­ter­re­ment d’un ami qui était can­di­dat de notre par­ti aux prochaines élec­tions. Nous croyons aux poli­tiques démoc­ra­tiques, nous croyons que la solu­tion réside dans des voies poli­tiques, par­lemen­taires, c’est pour ça que cet ami était au HDP. Nous étions unis pour met­tre fin aux injus­tices qui règ­nent dans ce pays, par des voies démoc­ra­tiques. Nous ne sommes pas tous Kur­des, nous ne sommes pas tous Turcs. Nous ne sommes pas tous Alévis, nous ne sommes pas tous Sun­nites. Nous ne sommes pas tous des Hommes, nous ne sommes pas tous des Femmes. Nous sommes tous dif­férents. Mais nous sommes tous unis, comme des graines d’une même grenade, nous avons mis notre cœur, notre courage au ser­vice de la paix. L’a­mi que nous enter­rons aujour­d’hui arpen­tait les rues d’Is­tan­bul, allait de porte à porte pour porter le mes­sage, l’e­spoir de paix de HDP à nos conci­toyens d’Is­tan­bul. Et same­di dernier, il s’é­tait déplacé à Ankara, tou­jours pour la paix. Nos amis, nos frères, nos sœurs ont été mas­sacrés par des bar­bares que vous nour­ris­sez. On nous dit « unis­sons-nous face à la douleur ». Oui bien sûr, unis­sons-nous, c’est qu’il faut faire. Mais qu’on ne nous dise pas « unis­sons-nous autour de AKP [par­ti au pou­voir]. Qu’on ne fasse pas cette injure. Unis­sons-nous en tant que peu­ples, en tant qu’êtres humains. Pas sous la ban­nière de quelque par­ti que ce soit. Autour de notre human­ité seule. Que per­son­ne ne nous dise de nous réu­nir autour de cette con­cep­tion de l’E­tat, à l’o­rig­ine de ces mas­sacres. Que per­son­ne ne nous dise de faire corps der­rière cette con­cep­tion de l’E­tat capa­ble d’at­tach­er des corps inan­imés à un blindé pour les traîn­er dans la rue [référence à ce qui s’est passé à l’Est de la Turquie, il y a quelques semaines : un jeune Kurde tor­turé, tué par les forces de sécu­rité turques, a été traîné dans la rue, attaché à un blindé]. Unis­sons-nous, rejoignons-nous autour de notre human­ité. Notre human­ité est plus grande, plus pré­cieuse que l’E­tat. L’E­tat est là pour nous servir tous, ce n’est pas une instance sacrée à laque­lle nous devons nous asservir.

Qu’on ne m’in­sulte pas sous pré­texte que j’ai cri­tiqué l’E­tat. Désolé, mais cet Etat a du sang sur les mains.

Cet Etat a fait des coups, a com­mis des mas­sacres, des crimes. Il a réprimé, tor­turé, il a tué, aus­si bien des mil­i­tants de gauche que de droite, des per­son­nes por­tant le foulard, des Sun­nites, des Alévis, des jeunes, des vieux. Qu’on ne nous présente pas cet Etat comme une blanche colombe, pure, inno­cente comme un nou­veau-né. Qu’on ne nous ordonne pas de ser­rer les rangs, de nous unir autour de cet Etat-là. L’E­tat doit ren­dre des comptes, devant les peu­ples. Com­ment est-il pos­si­ble qu’en plein milieu de la cap­i­tale, ces bar­bares peu­vent venir faire explos­er des bombes ? Aucun mem­bre de l’E­tat n’a démis­sion­né. Les dirigeants que nous avons en face de nous grat­i­fient d’un sourire nar­quois quand on leur par­le de démis­sion [allu­sion au min­istre de la jus­tice qui parut amusé quand un jour­nal­iste a demandé s’il y aurait des démis­sions après les attentats].

Que per­son­ne ne vienne nous défendre cet Etat. L’E­tat, ça devrait être nous, ça devrait être la rue. Pas cette mas­ca­rade qui se déroule à Ankara. L’E­tat, ce sont les peu­ples, les ouvri­ers, les com­merçants, les jeunes, les fonc­tion­naires, les ouvri­ers de la mine. Qu’on n’es­saye pas de nous faire avaler ces clowns à Ankara comme des représen­tants sacrés que nous auri­ons le devoir de vénér­er. Je sais qu’ils se met­tent en colère quand je dis tout ça. Je sais. Les vérités sont dures à enten­dre, ça fait mal. Mais nous devons con­tin­uer à les dire. Sinon, nous ne pour­rons pas en venir à bout de ces polar­i­sa­tions, de ces ten­sions, de ces con­flits, de ces hos­til­ités récipro­ques qui ron­gent ce pays. La vérité, la jus­tice, l’é­gal­ité, on doit par­ler de tout ça afin que nous nous tenions debout, ensemble.

Le pre­mier min­istre nous reproche de ne pas être unis dans la douleur, il ne m’ap­pelle pas pré­tex­tant que j’ai accusé, insulté l’E­tat. Mais ce qu’il entend par Etat, c’est quelque chose qu’il con­sid­ère comme sa pro­priété privée. Il me lance « mais com­ment oses-tu accuser mon Etat ? ». Il estime que l’E­tat est un bien dont il aurait hérité, dont il aurait le droit de jouir à titre per­son­nel. Com­ment est-ce pos­si­ble ? L’E­tat appar­tient au peu­ple, vous, vous l’avez con­fisqué, vous en avez fait un Etat privé, régi avec des unités con­tre-insur­rec­tion­nelles privées [allu­sion à la cel­lule Gladyo dont il se dit qu’elle mène des actions con­tre-insur­rec­tion­nelles. L’E­tat a déjà fonc­tion­né ain­si dans le passé [avec recours à des unités de con­tre-guéril­la] et vous, vous avez per­pé­tué cette tradition.

Voilà pourquoi nous vous tenons pour respon­s­ables, voilà ce pourquoi nous vous deman­dons des comptes. Ces per­son­nes tuées payent des impôts à cet Etat. Les proches de mon ami tué same­di, ils payent tous des impôts. Pourquoi payent-ils des impôts ? Ils atten­dent des ser­vices publics d’é­d­u­ca­tion, de sécu­rité, de jus­tice. Ils atten­dent ça de toi, c’est ça ton man­dat, toi qui es dans les appareils de l’E­tat. Mais tu ne rem­plis pas ton rôle. Tu ne les pro­tèges pas. Tu les matraques parce qu’ils ne parta­gent pas tes opin­ions. Tu leur bal­ances du gaz lacry­mogène, tu les empris­onnes. Tu ne leur offres pas la pos­si­bil­ité d’une édu­ca­tion dans leur langue, arguant que cette langue n’est pas la tienne. Tu ne les juges pas équitable­ment dans tes tri­bunaux parce qu’ils ne sont pas affil­iés à ton par­ti. Voilà pourquoi tu con­stitues un Etat crim­inel. Tu dois ren­dre des comptes. Alors que tu assures la sécu­rité des rassem­ble­ments de ton pro­pre par­ti avec des mil­liers de policiers, tu ne four­nis rien pour les rassem­ble­ments de ces gens qui pour­tant te payant des impôts, tu les livres en pâture. C’est pourquoi tu es coupable.

Vous ne pour­rez pas dis­simuler tout cela. Vous ne pour­rez pas vous défil­er, en m’ac­cu­sant moi, en me prenant pour cible, jusqu’à soutenir presque que c’est moi, Demir­tas, qui ai com­mis ce massacre.

Si en toi, nous avions vu un pre­mier min­istre qui avait lut­té con­tre le daesh, qui avait enquêté, fait le néces­saire après les atten­tats de Diyarbakir [explo­sion à la bombe lors d’un rassem­ble­ment du HDP, quelques jours avant les élec­tions de juin.], de Suruç [explo­sion à la bombe lors d’un rassem­ble­ment paci­fiste pour aider les vic­times du Daesh ; par la suite, l’assem­blée nationale a voté con­tre l’in­sti­tu­tion d’une com­mis­sion d’en­quête sur cet attenant, com­mis­sion revendiquée par le par­ti HDP], si nous avions recon­nu en un valeureux opposant au Daesh, après le mas­sacre d’Ankara nous nous seri­ons tournés vers toi. Nous t’au­ri­ons dit « viens vénérable pre­mier min­istre, viens, unis­sons nos forces pour lut­ter ensem­ble con­tre le ter­ror­isme ». Mais toi, tu es un pre­mier min­istre qui a pra­tique­ment félic­ité les per­son­nes qui rejoignaient les rangs de daesh [le PM turc avait déclaré notam­ment qu’on ne pou­vait pas par­ler de for­ma­tion ter­ror­iste pour désign­er le daesh, mais d’un rassem­ble­ment de per­son­nes mécon­tentes des injus­tices com­mis­es à l’é­gard des sun­nites dans la région]. Com­ment veux-tu être crédi­ble à nos yeux ? Tu nous reproches de ne pas te respecter, de ne pas te ren­dre vis­ite. Tu es un pre­mier min­istre intéri­maire. On ver­ra où on en sera le 2 novem­bre [des élec­tions sont prévues le 1er novem­bre]. Là on pour­ra faire le décompte et dire qui doit se ren­dre auprès de qui. Le seul pou­voir auquel nous fer­ons allégeance est le pou­voir du peu­ple. Ce n’est pas parce que vous avez con­fisqué le pou­voir avec votre gou­verne­ment intéri­maire que nous devons sup­port­er vos insultes. D’un côté, vous nous matraquez, vous nous mas­sacrez, de l’autre, vous atten­dez que l’on fasse allégeance, que l’on s’in­cline devant vous. Ca ne marche pas comme ça.

Nous sommes là pour servir la total­ité de la société, des peu­ples de Turquie, sans faire aucune dis­crim­i­na­tion. Nous sommes prêts à don­ner nos vies pour cela. Et nous ne cillerons pas devant votre tyran­nie, votre vio­lence. Chers frères et sœurs, en ces jours si dif­fi­ciles, ce que je peux vous dire ceci : les douleurs vont et vien­nent. Plus les douleurs sont partagées, moins elles pèsent. Ce qui reste, ce sont les ami­tiés, notre human­ité. Ne per­dons jamais cela. N’agis­sons pas par haine, par désir de vengeance. Nous savons bien, en Turquie les opprimés ont tou­jours souf­fert, tout au long de notre his­toire. D’autres iden­tités (cul­turelles) aus­si ont souf­fert. La seule solu­tion pour sor­tir de ce cycle vicieux, est de se don­ner la main. En ces jours si durs, unis­sons-nous autour de nos douleurs, de notre human­ité. Je ne dis pas « unis­sons-nous autour de HDP », je ne dis pas « unis­sons-nous autour de telle ou telle iden­tité pré­cise, de telle obé­di­ence poli­tique ». Unis­sons-nous en tant qu’êtres humains, tels que nous sommes nés tous, tels que Dieu nous a faits. Nous sommes tous des êtres humains avant tout. Ces jours dif­fi­ciles seront der­rière nous, vous ver­rez. Et pour la mémoire de nos cama­rades morts à Ankara, nous instau­rerons la paix dans notre pays. Ne perdez pas espoir. C’est notre espoir en la paix qui nous per­met de tenir debout. Mes con­doléances à nous tous. Je vous souhaite de la patience, je demande la grâce de Dieu pour notre cama­rade décédé, pour tous nos cama­rades. Et de la patience pour ceux qui restent. Mer­ci, et mer­ci mes amis.

Avec nos remer­ciements au “Col­lec­tif traduire la Paix”

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