Vous avez sans doute enten­du par­ler de Karagöz ? 

Ou vu les per­son­nages qui l’ac­com­pa­g­nent, ou enten­du leurs sarcasmes ?…

Savez vous que Karagöz et ses amis sont fran­coph­o­nes depuis une quin­zaine d’an­nées, et qu’ils font vivre encore de nos jours, ce théâtre tra­di­tion­nel turc du 16ème siècle ?


Français | English

kedistan-urusan-yildiz-7

Karagöz  est un art majeur, depuis le 16° siè­cle, par­mi les tra­di­tions de théâtres tra­di­tion­nels turcs. Et depuis 2009, il est inscrit sur la liste du pat­ri­moine cul­turel immatériel de l’hu­man­ité par l’ UNESCO.

Ürüşan (ou Rûşen) Yıldız, est ana­tolien, fils d’une famille qui immi­gra en France alors qu’il avait tout juste 2 ans… Sa ren­con­tre avec Karagöz en 1995 à Stras­bourg, lors d’une représen­ta­tion a été un moment fort impor­tant de sa vie. A dater de ce pré­cieux ren­dez-vous, pour Uru­san, c’est l’immersion totale dans l’univers de Karagöz. Il lit, il recherche et il s’approprie l’esprit et les tech­niques, et s’inscrit dans la « con­ti­nu­ité » de cette tra­di­tion orale, à la fois poli­tique, poé­tique et populaire.

Mon­treur d’ombre auto­di­dacte, il acquiert le savoir faire que cet art pop­u­laire néces­site, et met ses tal­ents artis­tiques, au ser­vice de Karagöz. Le théâtre d’Ombres est une tra­di­tion très com­plète, l’artiste se doit d’exceller dans de nom­breuses branch­es, et être à tour de rôle, auteur, arti­san, pein­tre, déco­ra­teur, tech­ni­cien, manip­u­la­teur, met­teur en scène, chanteur, et acteur aux mul­ti­ples voix… Ürüşan emprunte des chemins inex­plorés par le Karagöz tra­di­tion­nel, et apporte des élé­ments de lan­gage, acces­soires, et thé­ma­tiques actuels. Intem­porels esprit cri­tique et lan­gage incisif du Karagöz tra­di­tion­nel réu­nis avec le topo actuel du monde, ren­dent son théâtre par­ti­c­ulière­ment con­tem­po­rain et don­nent un cock­tail explosif.

Les per­son­nages d’Ürüşan met­tent le feu aux rideaux depuis 2001.

Il enchaine depuis, de nom­breuses représen­ta­tions et tournées, écrit, organ­ise des ate­liers, sou­vent en col­lab­o­ra­tion avec sa fille Yay­la (prénom très poé­tique et rare, dont au Kedis­tan, nous sommes lit­térale­ment amoureux). Pour la musique, qui est un des incon­tourn­ables du Karagöz, il tra­vaille avec Gilles Andrieux, musi­cien mul­ti-instru­men­tal­iste (saz, tan­bur plec­tre et archet, setar, def, ney, oud, kemençe roumi…)


Pour savoir ce qu’est le Karagöz clas­sique, faisons un tour sur le site d’Ürüşan : Abdal Hay­ali. Le site, très doc­u­men­té, nous accueille chaleureuse­ment dans l’u­nivers du Karagöz tra­di­tion­nel, ain­si que celui d’Ürüşan.

Çelebi d’Ab­dal Hayali

Les personnages

Éminem­ment pop­u­laire mais aus­si urbain, Karagöz est un théâtre dans le théâtre : celui de la société pluri­cul­turelle de l’Empire Ottoman. Par les car­ac­tères des per­son­nages, les sit­u­a­tions mis­es en scène, les class­es sociales qui s’y con­fron­tent, la diver­sité de la pop­u­la­tion d’Istanbul/Constantinople, avec ses minorités, leurs cos­tumes, leurs accents dialec­taux, leurs métiers, le Karagöz plante le décor de plusieurs siè­cles d’histoire.

Le théâtre d’om­bres tra­di­tion­nel turc com­porte un réper­toire clas­sique de 47 pièces. Les pièces ont pour cadre un quarti­er imag­i­naire où toutes les com­mu­nautés vivent ensem­ble. Il com­porte une longue galerie de per­son­nages stéréo­typés, basés sur les fig­ures religieuses, eth­niques et provin­ciales de la société Ottomane, les plus fréquentes à Istan­bul entre le XVI° et le XIX° siècle.

Dans toutes les his­toires, on voit les deux héros, KARAGÖZ (Karagueuz): l’homme du peu­ple, bour­ru et franc; et HACIVAT(Hadjivat): Rusé com­père du pre­mier. Ils sont accom­pa­g­nés par des citadins, des provin­ci­aux et des émi­grants. Cha­cun est recon­naiss­able à son cos­tume et à son accent. D’autres fig­ures ani­males, végé­tales ou déco­ra­tives, appa­rais­sent selon la pièce. Les spec­ta­cles sont tou­jours accom­pa­g­nés de chants et de deux instru­ments de musique, le kazou et le tambourin.

kedistan-urusan-yildiz-6L’esprit

Le Karagöz, théâtre d’adulte, est dom­iné par le comique de quipro­quo, né de métaphores, de néol­o­gismes et par la grivois­erie qui peut aller jusqu’à la satire sociale et poli­tique. A l’in­verse des autres tra­di­tions (Indi­enne, Indonési­enne, etc…), il n’est pas inspiré par la reli­gion. Il était surtout la soupape de sûreté de la société ottomane.

Un obser­va­teur relate en 1855 :« Dans un pays où le pou­voir est absolu, Karagöz représente la lib­erté illim­itée. C’est un vaude­vil­liste sans cau­tion­nement et sans tim­bre. A l’exception du Sul­tan, dont la per­son­ne est sacrée et les actes inat­taquables, pas un per­son­nage de l’Em­pire n’échappe à ses traits satiriques. Il fait le procès du Grand Vizir, le con­damne, puis le fait enfer­mer dans le château avec les ami­raux de la Mer Noire et les généraux de Crimée. Le peu­ple applau­dit et le gou­verne­ment tolère. »

La technique

Les mar­i­on­nettes et les décors du Karagöz sont con­fec­tion­nés avec de la peau translu­cide (âne, chameau, ou vachette). Après avoir été ciselés, ils sont peints de couleurs végé­tales translu­cides. Une lampe à huile (aujourd’hui nucléaire) éclaire par l’ar­rière un rideau de toile blanche, ten­du au cen­tre d’un cadre som­bre. Les fig­urines sont manœu­vrées à l’aide d’une baguette en bois tenue hor­i­zon­tale­ment, et placée dans un trou prévu à cet effet. Le HAYALI (mon­treur d’ombres) manip­ule les fig­urines plaquées con­tre l’écran, et la lumière envoie par trans­parence les fig­urines sur la toile. On y dis­tingue très net­te­ment les couleurs des fig­ures et des cos­tumes, les mou­ve­ments jusqu’au moin­dre geste, créant ain­si une « illu­sion de la réalité ».

Le déroulement

Le Karagöz se déroule de manière organ­isée et com­prend qua­tre phas­es. Le pub­lic s’in­stalle devant le rideau qui dévoile un Sym­bole Intro­duc­tif (GÖSTERMELIK) atti­sant la curiosité et l’imagination du spec­ta­teur. Un son reten­tit annonçant le début du spectacle.

PROLOGUE (MUKADDİME): Haci­vat entre en scène, en chan­tant un Air de Poésie Pop­u­laire (SEMAI) et déclame “l’Ode au Rideau” (PERDE GAZELI), célébrant l’art des ombres et appelle son ami Karagöz qui par­o­die son poème. Ce dernier entre par la droite du rideau et finit par ross­er son compère.
DIALOGUE (MUHAVERE): Les deux héros enta­ment une joute ver­bale, qui est indi­recte­ment liée à l’intrigue, et Karagöz, après avoir chas­sé Haci­vat de l’écran, se retire.
PIÈCE (FASIL): L’in­trigue, sou­vent mince, donne son nom au spec­ta­cle et d’autres per­son­nages appa­rais­sent selon la pièce, accom­pa­g­nés de décors.
ÉPILOGUE (BİTİŞ): Les deux héros revi­en­nent bavarder en s’ex­cu­sant d’avoir déçu ou choqué le spec­ta­teur et annon­cent le spec­ta­cle prochain.


Nous allons faire un petit reportage rien que pour vous les lec­tri­ces et lecteurs de Kedis­tan. Mais cette fois, ce n’est pas à Ürüşan que nous posons nos ques­tions mais à Karagöz…

Dis nous Karagöz, com­ment  as-tu ren­con­tré Ürüşan ?

C’é­tait en 1995 à Stras­bourg, quelqu’un me manip­u­lait et me fai­sait jouer. Dès que la lumière s’est allumée der­rière le“miroir” (rideau),  j’ai sen­ti une présence spé­ciale dans la salle bondée de monde. Quelqu’un me fix­ait de ses yeux noirs, rem­plis d’in­no­cence. Et au milieu du spec­ta­cle j’ai sen­ti sa présence der­rière le “castelet”. Mon manip­u­la­teur n’était pas con­tent, mais moi, oui !

Les choses ont-elles un peu changé pour toi depuis cette ren­con­tre ? En es-tu changé ?

Oui ! Ürüşan m’a libéré des musées pous­siéreux où les bour­geois de con­ser­va­teurs nation­al­istes m’avaient enfer­mé comme otage ! Il m’a ressor­ti dans la rue, au coeur du peu­ple. Depuis, ma vie a com­plète­ment changé. J’ai raje­u­ni, j’ai retrou­vé mon état orig­inel. Pour moi, c’est une renais­sance !

Que pens­es-tu du monde dans lequel on vit ? Qu’est-ce qui t’én­erve le plus ? Quels sont les sujets qui te tien­nent à coeur ?

Rien n’a changé, car tout est humain. La dom­i­na­tion et l’exploitation de l’homme par l’homme, l’hypocrisie, l’in­jus­tice… la dom­i­na­tion et l’exploitation de l’homme par l’homme, l’hypocrisie, l’in­jus­tice… For­cé­ment mes sujets sont les mêmes mais mis au par­fum du jour.

kedistan-urusan-yildiz-1

Nous remer­cions  Karagöz, et tous ses amis de tou­jours, notam­ment Hacivat…
Et nous ser­rons chaleureuse­ment les mains tal­entueuses d’Ürüşan qui donne vie à nos joies, à nos colères. Mais pas que… Si le tis­su sur lequel Karagöz reflète ses couleurs, s’ap­pelle “hay­al perde­si”, en français : “le rideau de rêves”, ce n’est pas pour rien.
Mer­ci au mon­treur d’om­bres, pour don­ner corps à nos utopies d’adultes qui espèrent un monde meilleur, mais aus­si à nos rêves d’en­fants que nous avons su garder dans les recoins de nos coeurs.
Naz Oke on EmailNaz Oke on FacebookNaz Oke on Youtube
Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.