Les mines ter­restres sont sans doute l’une des armes les plus destruc­tri­ces. Selon Human Rights Watch, ces armes sont mil­i­taire­ment inef­fi­caces. Chaque mois, 2000 per­son­nes en moyenne dans le monde sont tuées ou mutilées par une mine. Conçues à la base pour faire explos­er des chars (mines antichar) ou des sol­dats (mines antiper­son­nelles), elles font surtout des dom­mages par­mi les civils, et ce longtemps après la fin des con­flits. Le fait qu’elles soient affleu­rantes puis, les pré­cip­i­ta­tions aidant, enfouies sous une petite couche de terre, les ren­dent dif­fi­ciles, voire impos­si­bles à détecter pour un œil non averti.

Il y a 110 mil­lions de mines dis­séminées dans 64 pays, et ce mal­gré la rat­i­fi­ca­tion de la Con­ven­tion d’Ottawa par 162 pays. Cette con­ven­tion est un traité inter­na­tion­al de désarme­ment qui inter­dit l’ac­qui­si­tion, la pro­duc­tion, le stock­age et l’u­til­i­sa­tion des mines antiper­son­nel. Lorsqu’un pays devient « État Par­tie » à la Con­ven­tion, il s’engage :

  • à ne jamais employ­er, met­tre au point, pro­duire, stock­er ou trans­fér­er des mines ter­restres antiper­son­nelles et à ne pas aider toute autre par­tie à men­er ces activités;
  • à détru­ire dans les qua­tre ans tous les stocks de mines antipersonnelles;
  • à élim­in­er dans les dix ans toutes les mines antiper­son­nelles posées;
  • lorsque ses moyens le lui per­me­t­tent, à apporter son aide au démi­nage, à la sen­si­bil­i­sa­tion aux mines, à la destruc­tion des stocks et aux activ­ités d’aide aux vic­times partout dans le monde;
  • à présen­ter au Secré­taire général des Nations Unies un rap­port sur les mesures pris­es pour rem­plir ses oblig­a­tions au titre de la Convention.

Bien que sig­nataires de la con­ven­tion, des pays tels que l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie et la Bosnie sont encore infestés de mines. Les con­flits dans ces pays nous sont bien con­nus, cepen­dant les mines ne s’arrêtent pas aux fron­tières, bien au con­traire. Les zones frontal­ières sont juste­ment un ter­rain prop­ice à l’armement. Ces no man’s land de plusieurs cen­taines de mètres de large par­fois, con­trôlés par l’armée, nor­male­ment inter­dits aux citoyens, sont ultra mil­i­tarisés. Il suf­fit qu’une fron­tière bouge à la suite d’un con­flit, où qu’elle soit délais­sée par l’armée, et les civils en pren­nent pos­ses­sion pour en faire des jardins et des champs pour les bêtes, comme c’est le cas à la fron­tière turco-syrienne.

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(mines)

Ici la fron­tière est un vague con­cept. Tout au plus une ligne de bar­belés coupés à la pince, au delà de laque­lle les légumes poussent admirable­ment bien. La Turquie, depuis les années 50, a enfoui 615,419 mines antiper­son­nelles (chiffre de Human Rights Watch) le long de la fron­tière avec la Syrie, tout d’abord pour lim­iter la con­tre­bande entre les deux états, puis con­tre le pas­sage des mem­bres du PKK (Par­tiya Kark­erên Kur­dis­tan, le par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan), entre 1984 et 1999. Selon le Min­istère des Affaires Etrangères, ces mines ont été pro­gres­sive­ment retirées, et ce depuis 1998. En 2003, la Turquie signe le traité d’Ottawa et les Nations Unies lui don­nent 10 ans pour démin­er com­plète­ment ses fron­tières. Le par­ti AKP pro­pose alors de faire démin­er le ter­rain par une entre­prise israéli­enne, en échange de quoi les ter­res lui seraient prêtées pen­dant 40 ans. Manoeu­vre habile, puisque des ter­res intouchées pen­dant des dizaines d’années sont extrême­ment rich­es en nutri­ments, et idéales pour le maraîchage biologique, par exem­ple. La propo­si­tion fut écartée, et seule­ment 26 000 mines furent déter­rées, selon le rap­port des Nations Unies.

Cepen­dant, tous les trois jours env­i­ron, une explo­sion de mine se fait enten­dre sur la bande frontal­ière. Les réfugiés fuyant Kobané pour tra­vers­er la fron­tière et trou­ver refuge en Turquie ont médi­atisé mal­gré eux les explo­sions de mines sous les pas des civils. Human Rights Watch estime que 3 civils sont morts, et 9 sont restés mutilés depuis le 19 sep­tem­bre dans le couloir de Tel Shair, nom don­né à une par­tie de la bande frontal­ière dans laque­lle s’a­massent les réfugiés faute de pou­voir pass­er en Turquie, la fron­tière leur étant péri­odique­ment fer­mée. 2000 réfugiés étaient encore dans ce couloir début décem­bre, en plein milieu d’un champ de mines. Mal­gré toute l’é­mo­tion sus­citée par le sort des réfugiés, il ne faut pas oubli­er que tout le long de la fron­tière, c’est le quo­ti­di­en d’une pop­u­la­tion totale­ment oubliée de l’état turc.

A Nusay­bin, la fron­tière se voit depuis le toit des maisons. A quelques dizaines de mètres de la rue com­merçante, l’armée turque est en manoeu­vre au poste fron­tière. En face, à une cen­taine de mètres, c’est la ville de Qamish­lo (Al Qamish­li), au Roja­va (Kur­dis­tan syrien). On peut se promen­er aux abor­ds des bar­belés, la rue suit même le tracé de la fron­tière. La zone frontal­ière, lais­sée en par­tie à l’abandon, fait le bon­heur des habi­tants. Ici le salaire moyen dépasse à peine les 150 euros par mois, et la pop­u­la­tion, bien que de plus en plus con­cen­trée dans de grandes villes, reste néan­moins très rurale. Les com­plex­es d’appartements mod­ernes côtoient les chèvres qui pais­sent dans un ter­rain encore non con­stru­it, et les femmes descen­dent nour­rir les poules sur le trot­toir, avant de faire le pain dans le four à bois com­mun au voisi­nage. A de nom­breux endroits, les bar­belés délim­i­tant la zone frontal­ière ont été sec­tion­nés, ou sont sim­ple­ment tombés, faute d’entretien. Cha­cun a pris sa petite bande de terre, l’a délim­itée d’une clô­ture basse et y a mis un petit por­tail en fer forgé, le long duquel des rosiers grimpent non­cha­la­m­ment. Les cit­ron­niers lourds de fruits en décem­bre et les énormes choux sem­blent faire la nique au plan­ton de l’armée turque, à peine quelques dizaines de mètres plus loin, qui fait sa ronde. Il en est de même pour les bêtes, qui sem­blent par­ti­c­ulière­ment appréci­er les hautes herbes grass­es qui poussent ici, et lèvent à peine la tête pour regarder les blind­és passer.

Un habi­tant racon­te : “ Quand j’étais petit, j’avais sept ou huit ans, un cama­rade de classe est par­ti garder les chèvres dans le champ, ici à la fron­tière. Il a marché sur une mine. Sa jambe a été arrachée, il a fal­lu l’amputer. Il est revenu à l’école avec une jambe en moins. Il habite encore ici, à quelques rues de chez moi. De toute façon, que veux-tu faire avec une jambe en moins ? Sa vie est finie. C’est de la faute de la Turquie. Ils ont envoyé une entre­prise israéli­enne démin­er un peu, comme ça, juste pour les médias, et ils ont enfoui d’autres mines ensuite. Je les ai vus faire.”

En effet, en 2009, l’usage de mines antiper­son­nelles par l’ar­mée turque a été révélée par deux fois par les jour­naux, dans la provınce de Sir­nak et d’Hakkari, à la fron­tière iraki­enne. Le quo­ti­di­en Taraf a alors pub­lié un doc­u­ment met­tant en cause la 23ème divi­sion de gen­darmerie, qui rap­porte que l’ar­mée turque a enfoui de nou­velles mines.

C’est nor­mal ici. Je dois con­naître deux ou trois per­son­nes qui ont eu au moins un mem­bre arraché par une mine” nous con­fie une per­son­ne orig­i­naire d’un vil­lage frontal­ier. “Tu sais, par­fois ça tourne à notre avan­tage. J’ai enten­du ça au vil­lage. Les fer­miers envoient une vielle bête dans un champ miné, elle explose, et ensuite le fer­mi­er va deman­der un dédom­mage­ment à l’Etat. La Turquie traite mieux le bétail que nous (les kur­des, ndlr) !”

A l’est du pays, les soins prodigués par les hôpi­taux publics sont rudi­men­taires, la pop­u­la­tion n’ayant de toute façon pas les moyens d’accéder a de meilleurs soins, faute de cou­ver­ture sociale. Les amputés sont sans ressources: aucune aide ne leur est accordée, ni finan­cière, ni matérielle (pro­thèse, réé­d­u­ca­tion …). Les per­son­nes hand­i­capées sont sou­vent un fardeau pour leur famille, ne peu­vent pas se mari­er ‑ce qui est ici un évène­ment social majeur- et exercer un méti­er. Şükrü Boyraz, prési­dent de la Fédéra­tion turque des per­son­nes hand­i­capées, affirme que dans chaque ville ou vil­lage de l’est ou du sud-est de l’Anatolie, tout le monde con­naît au moins une per­son­ne mutilée à cause d’une mine, et recon­naît que ces per­son­nes sont livrées à leur sort.

A ce jour, la Turquie a demandé un délai sup­plé­men­taire de huit ans aux Nations Unies, afin de démin­er entière­ment ses fron­tières. Ce qui veut dire que pen­dant huit ans encore, des civils seront sus­cep­ti­bles d’être tués ou lour­de­ment hand­i­capés par une mine antiper­son­nelle le long de la frontière.

D’un point de vue humain, on peut se deman­der quel est l’in­térêt de la Turquie de mutil­er ses citoyens. Mais a y regarder de plus près, on s’aperçoit que les mines se trou­vent dans les zones les plus pau­vres du pays (Ana­tolie du sud et sud-est), habitées majori­taire­ment par des kur­des. Ces zones sont aban­don­nées de l’é­tat turc, ce qui se voit notam­ment par le peu d’in­fra­struc­tures et de ser­vices publics pro­posés. La police y est générale­ment dis­crète, les munic­i­pal­ités étant dirigées par le BDP, le par­ti démor­cra­tique qui représente le PKK dans les urnes. La guerre avec la Syrie et les con­flits avec le Kur­dis­tan Irakien, notam­ment le pas­sage des mil­ices et des mem­bres du PKK, con­for­tent la Turquie dans sa déci­sion de retarder au max­i­mum le retrait des mines. De plus, le “prob­lème kurde” tel qu’il est pudique­ment évo­qué, donne une bonne rai­son de tourn­er le dos aux muti­la­tions et aux décès provo­qués par ces mines, puisque ce sont des kur­des, donc des citoyens de sec­onde zone aux yeux du gou­verne­ment turc, qui sont la plu­part du temps les vic­times. On peut donc penser que le “prob­lème kurde” se règlerait en par­tie, selon la Turquie, à coups d’ex­plo­sions meur­trières. Pour un pays se récla­mant démoc­rate à cor et à cri, la sit­u­a­tion est plutôt explosive …

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