J’ai croisé une dame et une fille ce matin. Bras dessus, bras dessous, elles étaient presque collées l’une à l’autre. La dame aidait la jeune pour marcher parce qu’elle était handicapée. Elles avançaient très lentement, difficilement. C’était sans doute une mère et sa fille. Elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau.
J’ai croisé les yeux de la maman. Nos regards ont dit plein de choses en quelques secondes. Une vraie conversation entre femmes, entre mères. Une conversation qui va au-delà des mots. Inquiétude, compassion, soutien cristallisés dans un regard. Réception, acceptation, reconnaissance dans un sourire à peine perceptible, un demi sourire douloureux.
Je les ai regardées passer, puis s’éloigner, lentement, avec des pas titubants. Une bouffée de tendresse et de rage m’a traversée. J’ai avalé mes larmes, là debout, comme ça dans la rue. Je me suis dit “Comment elle va faire la jeune femme, quand sa maman disparaitra ?”. Pas de bol d’être née avec un handicap dans un pays où si peu de choses sont prévues pour les handicapés.
C’est vrai ! Les rues sont parsemées d’embuches, d’escaliers, les trottoirs ne sont pas adaptés, sans passages pour des fauteuils roulants. Les balises jaunes pour non voyants servent de “décos” sur les trottoirs et au lieu de guider les cannes blanches, elles les font tourner en bourrique, ou au mieux ne servent à rien, sauf à la rentabilité des entreprises qui les vendent et qui les posent.
Qu’en est-il des institutions qui doivent prendre en charge les handicaps les plus lourds ? Comment cela se passe pour la scolarisation des enfants handicapés physique et mental ? Je n’y connais rien, parce que ‑je touche du bois- j’ai la chance de ne pas avoir eu d’handicapés à mon entourage, dans ma famille, mais j’entends de-ci comme de-là qu’il en manque drôlement. Comment vivre avec son handicap, quand on est dans un pays où les mentalités nagent dans un océan moyenâgeux, quand les gens sont capables de dire en voyant un fauteuil roulant bloqué devant des marches “C’est vrai quoi, que fait-il dans la rue, il n’a qu’à rester à la maison.” et que celles et ceux qui courent pour aider ‑encore heureux qu’ils existent- le font par pitié et non avec acceptation des différences. Les priorités sont juste sur des panneaux, et ne sont pas respectées, la démarche ambiante est : “tout pour ma gueule”. Que faire des taxis qui ne s’arrêtent pas devant les handicapés ? Et dans des transports en communs il y a toujours quelques casses noisettes mécontents, gênées de la présence d’une quelconque handicap. Et j’ai envie de me cacher six pieds sous terre quand j’observe cette curiosité malsaine, qui dégouline des des regards quasi voyeurs en dévisageant sans honte un gamin, parce qu’ils le trouvent “quand même un peu bizarre”. Et les parents ? Comment des parents peuvent vivre ces moments, ces regards ? Tout cela n’est pas étonnant dans un pays où un président d’association d’handicapés, peut se permettre de déclarer, pour la Journée Internationale des Personnes Handicapées, le 3 décembre 2014 : “Les citoyens handicapés sont punis par Allah pour leurs péchés.”
Même les livres guide de tourisme en parlent :
J’ai regardé la maman et la fille, disparaitre, en tournant le coin de la rue, comme deux esprits perdues. Comment elle va faire cette jeune femme pour vivre une vie digne à laquelle elle a parfaitement droit ?
A ce moment là, un souvenir douloureux que je garde dans le coeur depuis des années, est remonté en surface. J’avais une amie qui vivait une vie de femme célibataire, dévouée à sa famille, avec sa maman et sa soeur lourdement handicapée. L’amie est décédée brutalement, emportée par un cancer de sein foudroyant. La vieille maman, est restée seule avec sa fille handicapée. Sans le salaire de son ainée, elle n’avait plus les moyens de trouver de l’aide pour sa cadette. Elle se posait la seule question qu’une mère peut poser dans ces conditions. “Que va devenir mon enfant s’il m’arrive quelque chose ?”. Un jour nous avons appris qu’elle avait décidée d’en finir. Elle avait empoisonné sa fille et ensuite elle avait bu la bouteille elle même. La vieille dame avait été poussée à prendre cette décision tragique et à passer à l’acte par PEUR. Et ce dont elle avait peur est arrivé. Elle est morte mais sa fille a survécu. Elle a fini dans une institution d’état, où vont les pauvres et les esseulés… Souffrant elle aussi d’un cancer du sein, elle a rejoint sa maman et sa grande soeur en peu de temps. C’est poignant d’être témoin de ce genre de choses et de “comprendre” les pensées de cette maman, et même de dire, je serais capable d’en faire autant.
Je vais essayer de finir avec quelques pensées d’espoir. Heureusement il y en a qui se battent pour améliorer les conditions et les droits des personnes handicapées, bien sur les concerné(e)s, et des associations, des fondations… La Turquie vient enfin de signer le Protocole de convention pour les personnes handicapées. Les lois sur les handicaps ont été révisées en mars 2013, pratiquement sur tous les points : l’accessibilité, le transport, l’urbanisme, les aides et l’hébergement, la scolarisation, l’accès au matériel, la communication, les condition d’embauche et du travail et la retraite, les exonérations d’impôts, etc.
On peut espérer que les mentalités changent avec l’amélioration des droits et les conditions. Mais j’ai peur que tout cela avance lentement, avec des pas titubants comme la maman et la fille de ce matin.
Image à la Une : Hatice Doğan, élue la maman de l’année 2012 à Sivas, avec ses 2 filles handicapés de 26 et 18 ans