“Ô, Babylone : prie, raconte l’histoire de tes fils hautains et de tes filles qui, avec la cupidité d’airain, s’efforçaient de tendre leurs mains envieuses vers les nuages jusqu’à la cime des cieux luttant avec Marduk pour son rang élevé. Où sont Nabuchodonosor et la grande Belshazzar, qui ont compris que sa domination allait bientôt tomber ? Tes jardins suspendus gisent maintenant, ravagés, sur le sol ; ton nom sanctifié a été souillé par une prostituée à sept têtes ainsi que tes rivières, d’un brun rouge, par le sang des hommes et les pages de votre passé; Shamash se cache derrière des nuages de fumée noire et épaisse, et les portes de la jadis puissante Ishtar sont ouvertes à tout le monde comme la mémoire de ce qui fut et de ce qui ne sera plus jamais. Babylone, née sous une étoile de mauvais augure, toi et ton vers de terre destinés à être le témoin de l’angoisse des hommes, des souverains, et même des dieux ; où est le salut ? Où est le sursis ?”
Samir est un jeune homme branché d’une vingtaine d’années avec des sourcils broussailleux et d’épaisses lunettes cerclées. Il passe son temps à côtoyer des gens de gauche, travaille dans l’imprimerie et le cinéma, et fan du groupe de rock américain MC5. Bien que sa mère soit suisse, Samir n’a jamais vraiment senti qu’il appartenait à une terre de montagnes enneigées, de fromage et de l’escalade vers le fascisme, et, à bien y penser, lui et sa famille n’ont jamais eu d’amis suisses, malgré y avoir vécu depuis si longtemps ; leurs amis ont toujours vécu d’ailleurs. Peut-être ce sont les sourcils qui lui donnent cet air d’ailleurs et une apparence européenne suave. Samir, comme d’innombrables autres Irakiens, est un déraciné, déraciné et déplacé à la suite d’un enchaînement sinistre d’ événements dans son Bagdad natif qui ont laissé peu d’espoir à sa famille et les a poussé à construire leur vie future et à faire fortune ailleurs.
“J’ai toujours été obsédé par les histoires de ma famille”, dit Samir au début de son film ambitieux “l’Odyssée irakien”. Croisant le récit de l’histoire de sa famille dans sa dimension de générosité et celle de l’Irak de l’époque ottomane à nos jours, ce film n’est rien de moins qu’un voyage épique. Bien que l’accent dans ce film de presque trois heures soit porté sur Samir et sur ses parents, il n’est pas pour autant limité à eux.
Selon certaines statistiques, on estime que quatre à cinq millions d’Irakiens vivent en dehors de l’Irak au sein d’ une diaspora en augmentation. En racontant l’histoire de ses oncles, tantes, frères et sœurs tous et toutes dispersés dans différentes parties du globe, Samir donne non seulement un aperçu de la vie de ses parents mais aussi de celle des émigrés dont beaucoup se sont tout simplement trouvés au mauvais endroit et au mauvais moment. Mais, là encore, on pourrait soutenir que la politique bouillonnante, les révolutions, les conflits sectaires et la guerre ont toujours été une partie intégrante de “l’expérience” du Moyen-Orient.
“L’odyssée” de Samir, film chronologique, commence au milieu du 19 e siècle jusqu’au début du 20 e siècle en Irak, lorsque le pays, «l’homme malade de l’Europe» à l’époque, sous la domination de l’Empire ottoman était divisé en vilayets (province ndlr) de Mossoul, Bagdad et Bassorah. Des scènes en noir et blanc d’hommes pressés en fez (couvre-chef en feutre rouge ndlr) dans les bazars, les ruelles tortueuses, et des petites barques sur le Chatt al Arab (“la rivière des arabes”) représentent un moment où, comme Samir le mentionne avec émotion, les gens de différentes ethnies, religions, groupes linguistiques mélangés dans un semblant d’harmonie avaient un certain respect pour le turban noir des Seyyed. (seigneurs).
Le réalisateur témoigne également des origines de sa famille en tant que Seyyed chiites du sud de l’Iran, une zone qui nombreuses années plus tard servira de ligne de front entre le belligérant baasiste d’Irak et la république islamique iranienne naissante.
Comme l’histoire de l’Irak est longue, Samir emmène le public dans un voyage de l’époque ottomane à l’installation du roi Faisal soutenu par les Britanniques (un ami proche et allié de Thomas Edward Lawrence, alias «Lawrence d’Arabie»), jusqu’au coup d’état d’Abdelkarim Qasim dans les années 50, la montée du communisme, puis du parti baasiste et à travers les histoires et les voyages de ses innombrables parents : un oncle, ophtalmologiste qui se rend dans une petite maison à Londres, près de l’aéroport de Heathrow; sa demi-sœur, Souhir (de 30 années sa cadette) dans une banlieue triste et presque abandonnée à Buffalo, New York ; une tante à la vie terne à Auckland, et un oncle de gauche à Moscou, aussi heureux de marcher le long des avenues gelées de la ville que de boire de la vodka avec ses copains de randonnée.
Bien que la vie ait continué pour chacun d’eux, là encore, il semble pourtant y avoir un vide béant dans leur vie, à jamais tapi dans l’ombre. A les regarder raconter leurs histoires et l’histoire de leur pays dans une série de bobines d’archives, on ne peut s’empêcher de penser à ce que leur vie aurait été s’ils étaient restés en Irak, s’ils avaient voulu y revenir, et peut-être, par dessus tout, où tout a mal tourné. Samir en parle à la fin du film avec cette question : “quand allons-nous revenir ?” C’est une question dans l’esprit d’Irakiens qui nourrissent encore dans leurs cœurs cet espoir.
Croisant le récit de l’histoire de sa famille dans sa dimension de générosité et celle de l’Irak de l’époque ottomane à nos jours, le film de Samir porte bien le nom “de voyage épique”
Dans le film de Samir, le Bagdad des années 50 et 60 sont la période la moins étrangère à ceux qui ne connaissent de l’Irak que l’image lamentable si souvent associée à celle d’aujourd’hui et c’est compréhensible. Là, un autobus à deux étages et l’embardée d’une volkswagen sur les ronds-points où des policiers nerveux, aux gants d’un blanc pur, font la circulation sous des sifflets tandis que les yeux de Dapper, célibataire chic répond aux regards langoureux et cerclés de khôl des coquettes demoiselles sur la rue Rashid.
À la maison, loin de la foule de la place Tahrir et des bazars poussiéreux, les familles sont assises devant leur télévision, captivées par une Om Kalthoum, passionnée et implorante, faisant onduler avec extase son célèbre mouchoir tandis qu’à la place des idoles de films occidentaux, des photos de Mohamed Abdel Wahab s’étalent sur les murs d’adolescents frappés d’amour. Tout cela semble trop beau pour être vrai, et, avec le recul, on ne peut pas être blâmé de le croire. Après la montée de Saddam Hussein et des baasistes dans les années 60, Bagdad écrirait le début d’une douloureuse et lente fin.
Samir et ses parents ont quitté l’Irak bien avant la naissance de Saddam avec la plupart du temps le désir d’étudier à l’étranger et en Europe. S’il ne peut pas dire avec certitude si ses parents avaient l’intention ou non de retourner en Irak, l’escalade des tensions et l’état général de peur et d’anxiété provoqués par les baasistes ont dissipé toute possibilité raisonnable. Lors d’une réunion de famille à Beyrouth dans les années 70, les parents de Samir ont envisagé un retour en Irak même si, finalement, seulement deux d’entre eux sont revenus. En regardant les images de l’Irak des années 70, Samir parle candidement de ces jours tumultueux, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. Les photographies sépia avec scènes de pendaison de Juifs dans un ton harmonieux de roux, laissent croire à une conspiration avec Israël. Plus loin, dans le film en noir et blanc, un Saddam Hussein présomptueux est montré s’adressant aux membres du parti Baas, tirant froidement des bouffées sur une cigarette, essuyant la sueur de son front en donnant l’ordre d’exécuter ceux qui sont des “traîtres”.“Et que faisons-nous avec les traîtres ?” demande-t-il à la foule terrifiée ? “Nous leur montrons l’épée”. Le nom de deux individus incrédules et stupéfaits dont aucune trace ne restera dans peu de temps est prononcé. Peut-être par peur, par dévotion à la patrie, ou les deux, cela suscite un mouvement de ferveur effrénée pour Saddam et les baasistes de la part d’un ou de deux individus qui se répand en écho dans les rangs de leurs camarades à lunettes et moustachus.
Presque immédiatement après son accession au poste de président en 1979 — coïncidant avec la chute du Shah d’Iran et avec la création de la République islamique de l’ayatollah Khomeiny — Saddam Hussein, qui pendant des années avait eu les yeux fixés sur la riche iranienne en pétrole avec ses poches de minorités arabes, a calculé que le moment où il serait opportun d’envahir l’Iran. Soutenu par les puissances occidentales, l’Irak s’est engagé dans huit ans de guerre avec l’Iran, cherchant à raviver la mémoire des habitants de Qadisiyya (ville située sur la rive droite de l’Euphrate ndlr) et parmi eux celle des majus (prêtres zoroastriens).
Après que les Etats-Unis aient sciemment et sans aucun regret abattu un avion de ligne iranien en route vers Dubaï en 1988, Khomeiny a décidé de “boire le poison du calice” et a appelé à un cessez-le, et malgré contre toute attente il a pris le dessus dans le conflit. Cela ne devait pourtant pas être la fin des ambitions impérialistes de Saddam ; trois ans plus tard, l’Irak allait envahir le Koweït bien que cette fois-ci, ses anciens alliés américains soient revenus “la queue entre les jambes”. Comme le fait remarquer un des oncles de Samir avec une expression teintée de tristesse, cette défaite a été vraiment la fin de l’Irak. Après un peu plus d’une décennie de très dures sanctions économiques américaines et d’isolement international — Hussein et ses hommes de main ont été de plus en plus rejetés — la grande baasiste a été pendu, Bagdad mis à la porte, la Maison de Saddam dévastée, et l’Irak une fois de plus sous occupation étrangère.
Pénélope attendait malgré l’avancée de ses nombreux prétendants mais pas l’Irak, déplore l’oncle de Samir au Royaume-Uni, en établissant des comparaisons entre l’Odyssée d’Homère et de l’état actuel de l’Irak ajoutant ainsi une nouvelle dimension à la prostituée légendaire de Babylone. Les Irakiens se sont vendus aux Américains. L’Irak est Pénélope. En regardant l’Odyssée iranienne, ce film obsédant, et compte tenu en particulier de l’éclairage porté sur la famille de Samir, on s’attend à une sorte de fin “heureuse”. S’il est capable de réunir ses parents dispersés en Suisse pour l’épilogue du film, le film se termine bizarrement mais une note positive. Après avoir regardé les larmes aux yeux le film de Samir, un débat a eu lieu sur l’avenir de l’Irak. L’oncle de Samir à Moscou est persuadé que les Irakiens sauront reconstruire le pays et le sortir de sa situation désespérée et fait des commentaires passionnés liant les rêves, les pensées, les actions et les révolutions. Un autre oncle de Samir au Royaume-Uni est, cependant, moins optimiste et rappelle la cruelle réalité à savoir que la majorité des esprits les plus brillants d’Irak ont quitté le pays. Comment l’Irak peut-elle se reconstruire quand tout le monde l’a quitté ? “Qu’est-il arrivé à la Ville de la Paix ? et à ses sauveurs ?”
C’est comme si une ombre ou un écho de Bagdad en faisait l’éloge dans les versets chantés par un Fairuz suppliant :
“Bagdad, des poètes et des images de l’âge d’or honoré dans les parfums
O, nuits des mille festivités nuptiales, la lune nettoie ton visage.
Bagdad, tu voyages vers la gloire et la grandeur”
Source Reorientmag.com — Auteur : Joobin Bekhrad- 15 Déc 2014