Les guer­res ne respectent pas les fron­tières. Tant que les réfugiés cir­cu­lent d’un côté, que l’ar­gent et des muni­tions cir­cu­lent de l’autre, elles devi­en­nent des « affaires » inter­na­tionales. Mais en pre­mier lieu et avant tout, les guer­res blessent les per­son­nes directe­ment con­cernées. Et elles ont inévitable­ment un impact sur les com­mu­nautés avoisi­nantes. En Juin dernier, je me suis ren­du dans la région sud de la Turquie, à Hatay, en com­pag­nie d’un tra­duc­teur pour con­naître l’impact du con­flit syrien sur la com­mu­nauté arabe alaouite. Alors que le monde est cen­tré sur la men­ace que fait peser ISIS, que cette men­ace pour l’Ouest fait l‘objet de beau­coup de dis­cus­sions, il est tout aus­si impor­tant de con­sid­ér­er les com­mu­nautés qui vivent dans cette région.

Les Alaouites sont des Arabes « eth­niques », mem­bres d’une secte chi­ite située dans la région de la Méditer­ranée ori­en­tale. C’est une com­mu­nauté syn­cré­tique avec des pra­tiques religieuses secrètes qui ont tou­jours nour­ri des soupçons de la part des autorités religieuses sun­nites. Réu­nis sous l’Em­pire Ottoman et, pen­dant une ving­taine d’années sous le man­dat français en Syrie et au Liban (1923–1943), ils se sont divisés quand les fron­tières du Moyen-Ori­ent mod­erne ont été établies. En 1939, Hatay est devenu une par­tie de la Turquie et une nou­velle fron­tière s’est créée entre Alaouites syriens et Alaouites turcs ayant pour effet de ren­dre étrangers les mem­bres d’une même famille.

Ce sont des minorités dans les pays à majorité sun­nites, ce qui les a ren­dus sen­si­bles aux idéolo­gies séculières.En Syrie, Hafez al-Assad, lui-même alaouite, a pris le pou­voir par un coup d’E­tat mil­i­taire à la tête du Par­ti Baas laïque et a nom­més à des postes clés des par­ents et des mem­bres de l’entourage de la com­mu­nauté alaouite. En Turquie, un aperçu des pro­duits exposés dans deux quartiers alaouites de Hatay, Har­biye et Samandag, donne au vis­i­teur une idée claire des sym­pa­thies poli­tiques de la com­mu­nauté. Les images du fon­da­teur laic de la Turquie, Mustafa Kemal Atatürk, et le révo­lu­tion­naire de gauche Deniz Gezmis, sont des fig­ures présentes dans les nom­breux souvenirs.Au cours des dernières années, a été égale­ment ajoutée une qua­trième fig­ure : celle de Bachar al-Assad.

A Har­biye, j’ai demandé au pro­prié­taire d’un stand Syrien com­ment les gens réagis­sent quand ils voient des images d’As­sad. “Même s’ils ne l’ai­ment pas, ils ne dis­ent rien parce que cela c’est un quarti­er alaouite,» a‑t-il répondu.Plus au sud, à Samandag, dans un con­cert en plein air, un chanteur pop­u­laire a chan­té en arabe une chan­son faisant l’éloge du “Lion de Damas» — une référence à Assad dont le nom sig­ni­fie ‘Lion’. Le sou­tien à Assad par­mi les Alaouites de Hatay a tou­jours été forte et il a aug­men­té de façon expo­nen­tielle depuis que la guerre syri­enne a commencé.

Le con­flit syrien est une lutte démoc­ra­tique con­tre un gou­verne­ment tyrannique.Toutefois, en rai­son des machi­na­tions d’As­sad et de la mon­tée des extrémistes sun­nites tels qu’ISIS, des ten­dances sec­taires sont apparues. Les Alaouites de Syrie, craig­nant pour leur vie dans un état dom­iné par les sun­nites, ont vu leurs des­tins liés à la survie du régime. De fait, ils sont devenus des cibles pour cer­taines fac­tions au sein de l’op­po­si­tion majori­taire­ment sun­nite qui, à son tour, sem­ble con­firmer ces craintes qu’Assad ne se dresse entre eux et ne vise la destruc­tion de leur communauté.

Ces divi­sions sec­taires sont par­tielle­ment reflétées sur la fron­tière. Alaouites et Alévis de Turquie (une secte chi­ite d’Anatolie très liée et sou­vent con­sid­érée comme iden­tique aux Alaouites) ces deux com­mu­nautés voient leurs core­li­gion­naires (et par­fois leur famille) être des cibles. Il y a donc un sen­ti­ment de sol­i­dar­ité qui se traduit par une sym­pa­thie pour Assad. Comme un rési­dent alaouite d’An­takya le dit : «Après les événe­ments en Syrie, la plu­part des Alévis de Turquie ont soutenu Assad parcequ’il est alévi ou alaouite, et parcequ’ils croient qu’ils sont men­acés. En fait, ils ne s’intéressent pas par­ti­c­ulière­ment à la per­son­nal­ité d’Assad ou à ce qu’il a fait. ” 

Un autre fac­teur d’inquiétude s’ajoutant aux préoc­cu­pa­tions des Alaouites (et des Ale­vis) est le Par­ti de la Jus­tice et du Développe­ment (AKP) et leur posi­tion­nement poli­tique perçu comme pro-sun­nite. Avant que n’éclate «le print­emps arabe» en 2011, la poli­tique étrangère de l’AKP était fondée sur le principe de la realpoli­tik «zéro prob­lème avec les voisins». Cepen­dant, après 2011, l’AKP a com­mencé à se présen­ter comme un par­ti­san de la démoc­ra­tie régionale — un com­merçant scep­tique d’Harbiye roule les yeux et dit «Nous ne sommes pas en démoc­ra­tie ici. Com­ment pou­vons-nous les aider ?”-

Le gou­verne­ment turc sou­tient active­ment le soulève­ment syrien et il assou­pli les con­trôles à la fron­tière sud afin de faciliter le libre pas­sage des réfugiés et toutes sortes de com­bat­tants de l’opposition.

L’aspect human­i­taire de la poli­tique de cette «fron­tière ouverte» est clair.Plus d’un mil­lion de réfugiés ont fui vers la Turquie cher­chant un répit face à l’op­pres­sion bru­tale du régime Assad.Le gou­verne­ment turc a fourni des camps de réfugiés, bien que beau­coup aient égale­ment été déplacés vers les grandes villes.Bien que cette poli­tique ait con­sid­érable­ment con­tribué à aider les per­son­nes dans le besoin, l’af­flux rapi­de de réfugiés con­stitue aujourd’hui, selon un récent rap­port de l’In­ter­na­tion­al Cri­sis Group (ICG), un poids sur le ter­ri­toire local et une pres­sion sur les ressources.Cet état de fait a ali­men­té les ten­sions sociales et provo­qué des émeutes anti-syri­ennes dans cer­taines villes du sud.

Ces ten­sions ont égale­ment aug­men­té à cause d’un autre aspect de la poli­tique du gou­verne­ment turc. Le gou­verne­ment turc a per­mis aux com­bat­tants de l’op­po­si­tion syri­enne d’utiliser le ter­ri­toire turc comme une base de leur lutte. Cela a eu pour effet de met­tre en dan­ger les vil­lages et les villes dans le sud de la Turquie. Ce fait a été le cas en mai 2013 quand une voiture piégée a tué 53 per­son­nes dans Rey­han­li. Est né alors un sen­ti­ment de vul­néra­bil­ité dans les com­mu­nautés du sud ; un sen­ti­ment qui se nour­rit des ten­sions sociales. Un pro­prié­taire de stand à Har­biye nous dit, “[les réfugiés syriens] devraient rester dans les camps. Ou s’ils veu­lent se rebeller, ils doivent rester dans leur pays “.

Bien que cela affecte tout le monde, cela ren­force le sen­ti­ment d’in­sécu­rité et de colère dans la com­mu­nauté alaouite qui voit la poli­tique syri­enne de l’AKP comme sec­taire. C’est une per­cep­tion aigu­isée par la rhé­torique du prési­dent Recep Tayyip Erdo­gan qui a rap­pelé que les 53 vic­times de Rey­han­li étaient “sun­nites” avant que leur iden­tités ne soient connues.Il a égale­ment rejeté les cri­tiques du chef de l’op­po­si­tion du Par­ti répub­li­cain du Peu­ple (CHP) Kemal Kil­ic­daroglu, qui se trou­ve être un Ale­vi, en affir­mant qu’il était du côté de son coréli­gion­naire à Damas.

Les Alaouites de Turquie ne font pas face aux mêmes men­aces que ceux de la Syrie et de l’Irak.Malgré la porosité de la fron­tière au sud de la Turquie, l’effondrement n’est pas à l’ordre du jour. Par con­tre, les Alaouites de Hatay se sen­tent vul­nérables. Jusqu’à présent les longues tra­di­tions de tolérance ont pu résis­ter à la men­ace du sec­tarisme qui est un prob­lème poli­tique et non religieux. En tant que tel, elle néces­site une solu­tion politique.

Bianet – William Eich­ler — Turkey’s Arab Alaw­ites and the Syr­i­an Con­flict — 12 Nov 2014-11-11
* Cette arti­cle est ini­tiale­ment paru sur le site OpenDemocracy

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