| Article du 28 septembre 2014 paru sur Repair |

Avec l’élec­tion d’Er­do­gan aux prési­den­tielles turques, et le rôle joué par les autorités turques dirigé par l’AKP dans le net­toy­age eth­nique des minorités en Syrie et en Irak, la com­mu­nauté Alévie a toutes les raisons de crain­dre pour son avenir. Le défi poli­tique majeur des Alévis aujour­d’hui est de se dot­er d’un véri­ta­ble pro­gramme poli­tique et de dirigeants capa­bles de porter ses reven­di­ca­tions démoc­ra­tiques et sociales. Cela passe par une rup­ture idéologique sans con­ces­sion avec la syn­thèse islamo-turque et avec le nation­al­isme turco-kémaliste.

La récente élec­tion d’Er­do­gan à la prési­den­tielle en Turquie a été ressen­tie comme une men­ace et a été accueil­lie avec une grande décep­tion tein­tée de fatal­isme par la prin­ci­pale minorité cul­turelle et religieuse du pays, les Alévis. Depuis son arrivée au pou­voir, en 2002, les provo­ca­tions, les intim­i­da­tions et les men­aces de la majorité musul­mane sun­nite envers la com­mu­nauté alévie ont été crois­santes : mul­ti­pli­ca­tion des con­struc­tions de mosquées dans ses vil­lages, ten­ta­tives d’im­pos­er des cours de reli­gion musul­mane à ses enfants, listes noires dans la fonc­tion publique, lyn­chages de mem­bres de la com­mu­nauté pour non-respect du ramadan, mar­quages des maisons alévies avec des men­aces de mort, attaques con­tre ses Cem evi  (lieu de culte alévie), détéri­o­ra­tion des tombes dans les cimetières, etc…

La par­tic­i­pa­tion mas­sive des Alévis dans le mou­ve­ment de révolte issu des évène­ments de Gezi Park à Istan­bul en a fait désor­mais l’en­ne­mi à abat­tre pour le nou­veau prési­dent. Néan­moins, les Alévis peinent à s’u­ni­fi­er autour d’un mes­sage poli­tique clair et autour d’un pro­gramme de reven­di­ca­tions poli­tiques. Cela con­duit cette com­mu­nauté forte de 15 à 20 mil­lions de per­son­nes à ne pas pou­voir peser sur la sit­u­a­tion poli­tique et encore moins en terme élec­toral. La com­mu­nauté alévie en dan­ger d’as­sim­i­la­tion for­cée fait face à un défi poli­tique majeur : exis­ter poli­tique­ment. Ce défi passe par des choix poli­tiques qui con­stituent une vraie rup­ture avec le passé.

Se dot­er de dirigeants capa­bles d’établir une plate-forme politique.

Les asso­ci­a­tions de la com­mu­nauté alévie en Turquie et dans l’im­mi­gra­tion en Europe sont nom­breuses et divisées, ce qui facilite la tâche de ses enne­mis. Une par­tie même de ses dirigeants en Turquie ont par­tie liée avec l’E­tat Pro­fond depuis des décen­nies. Cer­tains seraient prêts à s’al­li­er à Erdo­gan en faisant croire que l’alévisme est une ten­dance de la syn­thèse islamique turque, deman­dant au Min­istère des Cultes une recon­nais­sance en tant que minorité musul­mane : c’est le tra­vail de sape orchestré depuis des décen­nies par Izzetin Dogan et sa fon­da­tion Cem. Ce courant étant égale­ment très présent en Europe, il tend à inven­ter une fil­i­a­tion islamique à cette com­mu­nauté, tra­vail entamé depuis longtemps par l’Em­pire Ottoman et les idéo­logues kémal­istes de la République Turque dans ces pre­mières années. L’idée ini­tiale était de tout met­tre en œuvre pour empêch­er les Alévis, qu’on appelait encore majori­taire­ment « Kizil­bach », de s’u­ni­fi­er avec les autres minorités religieuses (en par­ti­c­uli­er chré­ti­ennes) autour d’une plate-forme poli­tique démoc­ra­tique revendi­quant des droits égaux. La récente étude de Markus Dressler « Writ­ing Reli­gion, the mak­ing of turk­ish ale­vi islam » est une recherche très pré­cieuse en ce sens.

Une autre frange des dirigeants alévis a décidé dès les pre­miers temps de la République de lier son sort au kémal­isme, espérant dans les promess­es « laïques » du nou­v­el état, trou­ver un rem­part con­tre l’as­sim­i­la­tion pro­gres­sive à la majorité musul­mane sun­nite. Mal­gré les mas­sacres per­pétrés à Koç­giri et au Der­sim, le rôle des forces armées dans les pogroms de Maras, Malatya, Çorum, com­mis par les sin­istres fas­cistes Loups Gris con­tre les com­mu­nautés alévies, le vote pour le CHP (Par­ti Répub­li­cain du Peu­ple), l’af­fichage des por­traits d’Atatürk dans les Cem evi, la con­fi­ance aveu­gle dans les insti­tu­tions d’une République qui les déteste pour­tant sont longtemps restés la règle.

Dans les années 70 et 80, au rythme des dif­férents coups d’é­tats mil­i­taires, une grande par­tie des Alévis ont rejoint l’ex­trême-gauche clan­des­tine, s’op­posant frontale­ment à l’E­tat turc mais con­duisant aus­si inévitable­ment à un exil poli­tique mas­sif en Europe, pri­vant ain­si la com­mu­nauté de ses futurs cadres poli­tiques. Une par­tie d’en­tre eux a con­sti­tué les pre­mières asso­ci­a­tions alévies en Europe, essayant ain­si de faire vivre la cul­ture alévie dans l’im­mi­gra­tion. Néan­moins, ces derniers ne pèsent que très peu sur la com­mu­nauté restée au pays.

Dès lors qu’au­cun pro­gramme spé­ci­fique à la com­mu­nauté alévie n’est mis en œuvre par ses dirigeants, les Alévis n’ont d’autre choix que l’ab­sten­tion ou bien le vote pour un can­di­dat représen­tant des intérêts plus larges. Durant ces élec­tions, le can­di­dat des minorités, le kurde Demir­tas a pu recueil­lir des votes sig­ni­fi­cat­ifs de la com­mu­nauté, d’au­tant plus que le CHP vers lequel les Alévis por­taient tra­di­tion­nelle­ment leur choix, a fait l’er­reur de présen­ter un can­di­dat com­mun avec les fas­cistes du MHP (respon­s­able des pogroms anti-alévis des années 70–80), can­di­dat religieux de plus. De ce fait, une par­tie des asso­ci­a­tions alévies avaient refusé d’ap­porter leur sou­tien au can­di­dat Ihsanoglu.

S’u­ni­fi­er pour exis­ter indépendamment

Aujour­d’hui, le défi poli­tique majeur pour la com­mu­nauté alévie est de s’u­ni­fi­er pour exis­ter indépen­dam­ment. Elle ne pour­ra men­er à bien cette tâche que par une déf­i­ni­tion claire de sa spé­ci­ficité c’est-à-dire une com­mu­nauté cul­turelle et religieuse mul­ti-eth­nique (turque, kurde et arabe), qui se situe en terme de croy­ance, de philoso­phie et de culte en dehors de l’Is­lam, et qui rejette le nation­al­isme pan-turc oppresseur.

Cette rup­ture idéologique majeure sig­ni­fie une rup­ture avec cent ans d’as­sim­i­la­tion avec la syn­thèse islamo-turque et le nation­al­isme turc, elle sig­ni­fie un retour aux sources avec l’alévisme orig­inel et véri­ta­ble. La ques­tion est de savoir quels dirigeants de la com­mu­nauté seront capa­bles de porter ce com­bat essen­tiel pour la com­mu­nauté. La ques­tion est loin d’être tranchée.

Il existe néan­moins chez les Alévis kur­des et arabes (Nusayris), une réelle volon­té de s’ex­tir­p­er de la pres­sion du nation­al­isme turc qui les opprime. Des his­to­riens, des chercheurs, des intel­lectuels et jour­nal­istes pub­lient courageuse­ment dans ce sens, en Turquie, comme dans l’im­mi­gra­tion en Europe. Des revues alévies trait­ent régulière­ment du sort trag­ique des autres minorités, mais aus­si de l’as­sim­i­la­tion dont leur com­mu­nauté a été vic­time. C’est sans aucun doute dans cette intel­li­gentsia alévie qu’émerg­eront les dirigeants dont elle a besoin.

 

erwan-kerviel-3Erwan Keriv­el

Ecrivain et chercheur sur l’Alévisme, auteur de « La Vérité est dans l’Homme, les Alévis de Turquie » et de « Les Fils du Soleil, Arméniens et Alévis du Dersim »

 

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