Un lecteur assidu nous fait partager ses ressentis et nous livre au delà son analyse sur le livre “La Malédiction”, Le génocide des Arméniens, dans la mémoire des Kurdes de Diyarbekir, coécrit par Adnan Çelik et Namık Kemal Dinç, traduit du turc par Ali Terzioğlu et Jocelyne Burkmann, avec préface, notes et révision, d’Etienne Copeaux, paru aux Editions l’Harmattan en avril 2021.
Dans sa préface, Etienne Copeaux estime que ces écrits, parus en turc sous le titre “Diyarbakır 1915” devait être mieux connus par leur traduction.
Il y mentionne sa découverte d’un terme : “Ah” le “malheur” que personnellement, j’avais entendu dans la bouche de mes grands-parents. Ils disaient même “Ah enan, vah enan” pour “le malheur et peine.”
Dans la préface des auteurs, on évoque l’acharnement de l’État turc à effacer toute trace du génocide alors que dans la société kurde, c’est un sujet ouvert. Certains témoignages rapportent aussi les actions de certains autres qui ont apporté assistance aux Arméniens.
Suivent 15 chapitres, où sont décrits les récits auprès des témoins, plus ou moins apparentés aux exécuteurs, dans des actions de violence quelquefois inouïe.
Le premier chapitre tourne autour d’une personnalité marquante dans cette mise en œuvre néfaste, le préfet de Diyarbakır, le docteur Mehmet Reşit. Arrivé le 28 mars 1915, il met rapidement en place l’organisation de la déportation des Arméniens. On comprend vite que c’est le synonyme d’élimination.
Le second chapitre parle des relations entre Arméniens et Kurdes avant 1915. Pour ma part, je découvre une coutume, le “kirvelik” méthode d’institution de liens entre familles pour établir un équilibre identitaire. Une sorte de charte du “vivre-ensemble” en somme…
Les autres chapitres sont une suite de témoignages prouvant que la mémoire perdure malgré le temps. Bien souvent, il est dit que c’est l’État qui a poussé les Kurdes à éliminer les Arméniens en faisant promesse qu’ils profiteraient de leurs biens. On cite même des cas où ils étaient même payés par tête de chaque victime. Ce sont des récits où l’horreur et la barbarie sont déployés dans des tueries de tout être arménien quel que soit son âge ou son sexe. Les hommes valides ne sont déjà plus là car enrôlés dans l’armée, sans armes, dès 1914, puis massacrés.
Il y a au début du chapitre 6, “Quand la mémoire prévaut sur l’histoire”, la référence à l’histoire “officielle” de la Turquie actuelle. Cette histoire révisée et bâtie sur un passé remanié, épuré, de tous les événements portant préjudice à sa narration. Cette révision du passé est un pilier de la structuration d’un Etat exempt de tout reproche, mais ne sera pas accepté par une partie importante de sa population, les Kurdes, et même aujourd’hui par des Turcs conscients du passé. Car leur mémoire est marquée par le drame qu’ont vécu les Arméniens, leurs voisins, amis proches auxquels a été infligé une extermination organisée par le pouvoir central, suivi par les responsables locaux et perpétré par une partie de la population kurde.
Je note ici personnellement, que le mot “génocide” tel qu’il a été défini par Raphaël Lemkim en 1948, existait déjà dans la langue arménienne dès 1930, sous “Ցեղազպանութիւն” / Tsérhazbanoutioun” qui se traduit littéralement par “extermination d’une race”.
Le mot kurde “firxûn” est mentionné plusieurs fois pour désigner le génocide, preuve de la prise de conscience des habitants de cette contrée.
A tel point que la malédiction suivante, même si elle n’est pas vérifiable, les a marqués pour la postérité.
Les Arméniens persécutés, torturés, assassinés ont dit en kurde, aux Kurdes : “Em sîv in, hûn pasîv in” exprimant à peu près : “Nous sommes le hors‑d’œuvre, vous serez le plat de résistance”.
Un passage analyse l’aspect religieux montrant la stigmatisation des Arméniens, incitant les musulmans à tuer les “ennemis de l’intérieur”. Cette méthode contre les Kurdes a été utilisée en 1990 et aussi de nos jours par Al-Qaïda et Al Nostra.
Plus loin, page 131, le témoignage de Baran, 82 ans, démontre que le mécanisme faisant dresser les Kurdes contre les Arméniens en 1915, se reproduit maintenant entre les sunnites et les autres croyances non majoritaires comme les alévis ou les chiites.
Dans le chapitre 11 qui pose la question “que sont devenus les biens arméniens ?” il est spécifié que les archives de l ‘époque ne sont pas accessibles, on devine pourquoi…
Profitant du contexte, ce sont les aghas et les beys qui ont fait main basse sur les terres et les richesse “abandonnées” par les Arméniens.
Au chapitre 12, récits des rescapés rapportés par leurs descendants où la notion “sauvetage” s’imbrique avec celle de rapt. Il est incontestable que du sang arménien coule dans les veines de nombreux kurdes. Des milliers de jeunes filles ou femmes ont été converties. La mémoire est ainsi transmise par le sang…
Voici un témoignage de notre famille, le récit de mon beau-père natif dans la région de Sivas.
“Cela devait se passer en 1916 au plus fort des déportations et massacres, mon beau-père devait avoir douze ans environ.
Il disait qu’une bande de « tchétés » (cavaliers irréguliers armés par le régime jeune turc) avait envahi le village mettant le feu aux maisons et tuant tous les gens sans distinction. Sa famille avait été décimée rapidement et lui n’avait du son salut qu’en faisant le mort sous les autres cadavres.
Au matin, il s’est retrouvé seul dans un endroit complètement dévasté et désert. Il est parti seul, sans savoir où il allait et je ne sais combien de temps il a erré ainsi avant d’être « recueilli » par des paysans kurdes. Ils l’ont gardé pour en faire un valet de ferme mais au bout de quelques temps, il s’est échappé, errant à nouveau sur les chemins mais avec un objectif : aller vers le sud.
De nouveau, des paysans kurdes l’ont intégré chez eux pour le faire travailler.Et encore une fois, il s’est échappé mais à ce stade son récit ne me revient plus en mémoire.
Il faut préciser que je l’ai entendu il y a plus de 60 ans et ne l’ai noté que bien plus tard.
Ce qui semble probable est qu’il fut recueilli par une mission humanitaire et a été conduit dans un orphelinat vers Alep”.
Nombreux furent les Arméniens islamisés, la plupart des enfants et des jeunes filles ou garçons.. Certains sont restés dans leur nouvelle croyance mais d’autre l’ont refusée pour revenir au christianisme.
Un passage rapporte les derniers moments de mourants qui refusent de faire la chahada. 1
Ce que raconte Cemal 55 ans de Dicle, témoin de ce refus et dont la conclusion mérite d’être méditée.
“Dans le monde, aucun peuple n’a pu être éradiqué. En les tuant, en les massacrant, en les déportant, en les anéantissant même, on ne peut pas faire disparaître les Arméniens, on ne peut pas assécher leur source”.
Les derniers chapitres montrent les difficultés de l’après génocide pour les rescapés islamisés qui ne seront jamais considérés comme tel. De nos jours, il y a encore la “chasse au trésor des Arméniens”. Destruction, profanation et fouilles pirates ont des adeptes.
Depuis des années la communauté kurde subit à son tour une oppression, comme une malédiction…
On pourrait trouver une similitude dans les tragiques événements de 1990 et 1938 où tant de destructions et d’assassinats ont été commis par l’État.
Le régime, comme les précédents, impose une unicité turque par tous les moyens, même les plus violents.
S’il existe un univers orwellien, on pourrait le situer dans l’Anatolie où la stigmatisation de l ‘Autre fera encore beaucoup de victimes.
Cet ouvrage apporte la preuve que la mémoire ne peut s’effacer et qu’il est important de la préserver.
Viktoral
“La Malédiction”
Le génocide des Arméniens, dans la mémoire des Kurdes de Diyarbekir.
Adnan Çelik & Namık Kemal Dinç,
Traduit du turc par Ali Terzioğlu et Jocelyne Burkmann
Préface, notes et révision d’Etienne Copeaux
l’Harmattan
(333 pages) Avril 2021
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