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Le café-librairie du cinéma Salim à Sulaymaniyeh est le refuge des intellectuels et des jeunes progressistes qui viennent y travailler au calme, lire et flirter.
Assise à une table, foulard rouge à motifs fleuris autour du coup et regard attentif, Naska sourit en évoquant sa naissance, à la fin des années 80, dans les monts Qandil, au milieu de la guérilla kurde du PDKI au sein de laquelle ses parents, peshmergas, luttaient contre l’état iranien pour le droit à l’autonomie du peuple kurde. Alors qu’il devenait difficile pour eux de s’occuper de leurs trois enfants, elle fut envoyée dans les régions kurdes d’Iran (Rojhelat) avec sa grand mère, à l’âge de 5 ans. S’ensuivront pour elle des aller-retours des deux côtés de la frontière, qui développeront peut être chez elle une perception exacerbée de celle-ci. Finalement, à 18 ans, elle va étudier à l’université Salahaddin de Erbil, au sein de la région autonome du Kurdistan, au nord de l’Irak (appelée Bashur). Elle y obtient une licence en ingénierie logicielle. Apatride à présent, elle est kurde, mais sans nationalité étatique. Avec son partenaire Barzan, elle développe l’application Pirtukân, qui a pour but de mettre à disposition de tou.te.s une immense bibliothèque de livres numériques en kurde, publiés dans toutes les parties du Kurdistan, et en diaspora.
Grande de taille et élancé, un sourire doux éclairant son visage, Barzan est né dans une famille pauvre des régions kurdes d’Iran. Venu à Erbil pour travailler, il exerce un certain nombre de métiers et étudie, faute d’avoir été accepté en Sciences Politiques, dans un Master en Business Administration. Si l’économie est son champ d’expertise premier, il se forme en autodidacte au développement informatique, ainsi qu’à toute une variété d’autres domaines. L’idée lui vient alors de l’application Pirtukân.
Les deux développeurs apprécient la littérature. Ils font le constat que la littérature kurde est morcelée par les frontières des États-nations qui compriment les régions kurdes, entravant la circulation des ouvrages, aussi bien que des personnes entre elles, et isolant la production écrite à l’intérieur des frontières où elle a été conçue. A cela s’ajoute, notamment en Turquie et en Iran, l’interdiction par les autorités gouvernementales de centaines de livres jugés trop subversifs. La maison d’édition Aram en Turquie, par exemple, a plus de 400 livres interdits. Les auteurs et autrices emprisonné.es ne peuvent également la plupart du temps publier leurs écrits, ce qui serait rendu possible de manière numérique via l’application. Enfin, le transport des ouvrages papier est compliqué, il est difficile de se les envoyer d’une partie à l’autre du Kurdistan, ainsi qu’en Europe. En particulier, la littérature pourtant abondante du Bashur peine à parvenir en Europe.
Le projet, mené pour le moment sans aucun financement, a rencontré l’enthousiasme des éditeurs dans toutes les parties du Kurdistan, qui ont accepté de mettre à disposition leurs ouvrages. Une partie sera libre d’accès et une partie payante, ce qui a d’ailleurs posé une des difficultés de conception : les moyens de paiement entre les différentes parties du Kurdistan ne sont pas les mêmes, et sont eux aussi tributaires des politiques des États-nations. En Iran, impossible d’effectuer des paiements bancaires vers l’extérieur du fait de l’embargo, il faut donc utiliser de la cryptomonnaie. En Turquie, Paypal est interdit… Une autre difficulté technique a été l’exigence de sécurisation des données à la fois de la part des éditeurs, afin que les livres ne soient ni piratés, ni modifiés, afin de garantir leur exactitude, mais aussi des données des utilisateurs. De plus, les livres les plus anciens n’existent pas toujours au format numérique. Et quand c’est le cas, il faut parfois retravailler les fichiers fournis par les éditeurs, pour les formater correctement, une tâche longue et parfois fastidieuse. “Ce sont les éditeurs du Rojava qui nous ont fourni les meilleurs fichiers” dit en souriant Naska.
Pour elle, l’application a une portée plus large que la simple mise à disposition d’ouvrages. “A la base de notre idée, il y a la question de résister aux frontières et aux États-nations” affirme Naska. A travers Pirtukân, puisque les ouvrages rendus accessibles seront considérés comme des sources fiables, elle espère que les recherches linguistiques sur la langue kurde et les analyses de textes seront facilitées, tout comme la circulation des idées et des textes littéraires. Elle cite par exemple la possibilité d’avoir à la disposition de tou.tes un dictionnaire multilingue kurde qui soit considéré comme une source de référence.
Les deux développeurs ont aussi pensé la question de l’accessibilité : dans un petit studio monté dans le bureau mis à leur disposition par un soutien, ils vont commencer à enregistrer des livres audio, à la fois pour les personnes en situation de handicap visuel mais aussi pour celles qui ne peuvent pas lire le kurde mais le comprennent à l’oral. Naska insiste également sur la place des livres pour enfants, et de leur traduction. Pas seulement dans les langues kurdes majoritaires comme le kurmancî ou le soranî mais également dans des langues en danger comme le zazakî, le hewramî. Ils ont d’ailleurs été en contact avec la chaîne pour enfant Zarok TV au Kurdistan Nord (Bakur), qui a une réflexion similaire sur les programmes télé pour la jeunesse.
La question d’investir le champ technologique est importante pour le mouvement kurde. “Tous les mouvements peuvent utiliser la technologie pour soutenir leur cause” affirme Naska. “Je pense qu’il faut l’utiliser pour contrer celle de nos adversaires. Il y a du potentiel au Kurdistan, mais il est sous-développé. On a aussi sous-estimé la quantité de connaissances aujourd’hui disponibles facilement et gratuitement. Les mouvements kurdes ont peut être prêté moins d’attention au secteur technologique, parce qu’il est associé au capitalisme. Les personnes qui étudient les sciences humaines ont parfois une vision moins claire de l’importance de la technologie et de comment elle peut les aider. Mais cela change. Le PKK par exemple commence à développer ses propres systèmes de drone”. Avant même les éditeurs, les deux développeurs ont d’ailleurs contacté le KCK, structure regroupant toutes les formations se réclamant du confédéralisme démocratique, pour lui proposer de digitaliser ses ouvrages.
Le développement de l’application est achevé. Naska et Barzan travaillent à présent au formatage des ouvrages, afin de pouvoir en proposer suffisamment au lancement de l’application, dans environ deux mois.
En espérant pouvoir convier des acteurs de la littérature kurde des quatre coins du Kurdistan pour marquer l’événement.