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Voici la tra­duc­tion d’une réflex­ion poussée, sur le présent réel de la Turquie, comme on les aime tou­jours, venant d’Hamit Bozarslan.

Entre­tien mené par Ser­pil İlg­ün pub­lié sur Evrensel le 3 octo­bre 2020

Hamit Bozarslan:
“Ce n’est pas une nouvelle péripétie de l’ordre présent, mais le renforcement du régime”

 

Le place­ment en garde-à-vue de 20 femmes et hommes poli­tiques du HDP [Par­ti démoc­ra­tique des peu­ples], dans le cadre de l’en­quête sur Kobanê, fut une des manchettes des dis­cus­sions de la semaine précé­dente. Cer­tainEs des poli­tiques qui sont en inter­ro­ga­tion pen­dant que cet entre­tien se pré­pare à la pub­li­ca­tion, sont des noms qui ont joué un rôle dans le “proces­sus de réso­lu­tion” 1

Nous avons par­lé avec Hamit Bozarslan, his­to­rien poli­to­logue, directeur d’é­tudes de l’E­HESS, des dif­férents aspects de l’ac­tu­al­ité de cette opéra­tion. Selon Bozarslan, la liq­ui­da­tion du HDP est un des objec­tifs les plus impor­tants du pou­voir, mais il faut lire cet objec­tif avec une per­spec­tive his­torique. Bozarslan exprime qu’au­jour­d’hui en Turquie, il existe un phénomène de car­tel [oli­go­p­o­le] et que celui-ci atteint des dimen­sions hégé­moniques, et souligne les néces­saires ren­force­ment et appro­fondisse­ment des zones de résis­tances en Turquie, et les liens indis­pens­ables entre elles.

L’opéra­tion ciblant les poli­tiques du HDP fut inter­prétée comme un éclate­ment de  “l’Al­liance de la Nation“2, un sig­nal d’in­tim­i­da­tion pour toutes les forces opposantes, à tra­vers le HDP, une réponse du pou­voir à l’ap­pel du même HDP à “la paix et à un front ant­i­cap­i­tal­iste”, ou encore “des bruits de pas pour des élec­tions anticipées” et “un change­ment du temps présent”.

Nous allons par­ler du détourne­ment de l’ac­tu­al­ité ultérieure­ment, mais, com­mençons donc par pren­dre votre inter­pré­ta­tion sur le fait qu’une opéra­tion ciblant les poli­tiques du HDP, est à nou­veau menée, 6 ans après les événe­ments du 5–8 Octo­bre 2014.3

Le débat porte en ce moment sur la ques­tion de savoir si l’on assiste à un change­ment de l’ordre du jour [per­me­t­tant au pou­voir de déplac­er l’attention de l’opinion publique des ques­tions économiques ou san­i­taires vers d’autres sujets] ou à un change­ment de “régime”. Mais n réal­ité c’est plutôt le régime qui se ren­force. Il est ques­tion de con­sol­i­da­tion d’un régime qui n’est pas seule­ment celui des années 2010, ni celui des 2020, mais des 90, même des 60, 70. En Turquie on observe une perte de mémoire, ce qui explique l’oubli des scan­dales pour­tant majeurs, comme l’affaire de Susurluk 4. Il ne faut pas oubli­er le prob­lème des gangs en uni­formes for­més dans les années 90, le prob­lème de JİTEM5. Dans les années 90 en Turquie, on assiste déjà à un proces­sus de para­mil­i­tari­sa­tion, qui se traduit par la for­ma­tion de nou­velles unités de sécu­rité, d’u­nités trib­ales, de la mafia ultra-nation­al­iste. Les 90 nous amè­nent à leur tour inévitable­ment aux années 60 et 70, à savoir à la con­tre-guéril­la, aux camps de “com­man­dos”, l’ul­tra-nation­al­isme qui fut armé et trans­for­mé en mil­ices… En regar­dant avec cette per­spec­tive, il est impos­si­ble d’af­firmer que le régime a changé en Turquie, au con­traire, il est ques­tion du ren­force­ment de ce régime, qui, dans un proces­sus his­torique, con­naît ce même cas de para­mil­i­tari­sa­tion à des niveaux extrêmes.

Quelle est la différence ?

La dif­férence est celle-ci : actuelle­ment, la Turquie est dev­enue comme une tor­pille désori­en­tée. Le bloc hégé­monique présent n’existait pas dans la Turquie des 60, 70, 90. Aujour­d’hui, en Turquie, il y existe phénomène de car­tel et, dans le même temps, il y a un chef. Dis­ons que ce chef est, à la fois la source fon­da­men­tale de la légitim­ité, et sa plus haute autorité. Mais il existe dans le même temps autour de ce chef, le cas des forces para­mil­i­taires qui pos­sè­dent leurs pro­pres dynamiques. Cette “para-étati­sa­tion” est claire­ment vis­i­ble non seule­ment dans la sécu­rité, mais aus­si dans l’é­conomie, et s’ar­tic­ule avec le phénomène de car­tel hégé­monique. Le fait que ce car­tel gagne une dimen­sion hégé­monique est un fait nou­veau. Mais pour observ­er ce qui se passe, nous devons regarder au delà du HDP, retourn­er dans les années 60, 70.

Pour­riez-vous dévelop­per sur les effets de cette for­ma­tion para­mil­i­taire, sur le régime de chef, con­cer­nant l’im­pos­si­bil­ité de réso­lu­tion de la ques­tion kurde ?

Le mou­ve­ment kurde actuel est, mal­gré toutes les per­sé­cu­tions, arresta­tions, mas­sacres, fraudes élec­torales, encore plus puis­sant. C’est un mou­ve­ment dont le poten­tiel élec­toral ne descend pas sous les 10%. Mais ce qui est en ques­tion n’est pas seule­ment l’in­tim­i­da­tion du mou­ve­ment kurde, ni le main­tien du pou­voir, ou le main­tien du pour­voir d’Er­doğan à tra­vers la liq­ui­da­tion du HDP. Cette dynamique con­tient une dimen­sion his­torique, social-dar­win­iste. Il s’ag­it d’un sys­tème de per­cep­tion qui con­sid­ère la kur­dic­ité comme une enne­mie presque biologique ou alors la réduit à la seule dimen­sion de sécu­rité, et la voit comme un prob­lème dynamique qui men­ac­erait la Nation turque. C’est un sys­tème de pen­sée qui part de “Mîsâk‑ı Mil­lî“6 et qui se donne l’ob­jec­tif de con­quérir tout le Kur­dis­tan. En vérité, toutes ces dimen­sions sont présentes, ce n’est pas seule­ment la ques­tion du HDP. Je pense que la liq­ui­da­tion du HDP est actuelle­ment un des objec­tifs les plus impor­tants du régime, mais ils ne savent pas com­ment procéder. Ils ont vu claire­ment que le HDP ne pour­rait être vain­cu par la voie élec­torale. Il est très très dif­fi­cile que dans la région 7, l’AKP puisse s’imposer comme une alter­na­tive du HDP. Peut-être que cela était pos­si­ble il y a 20 ans, mais le fait que l’élec­torat kurde se retourn­erait vers l’AKP, après tout ce qui s’est passé, serait dif­fi­cile à imag­in­er. Il serait dif­fi­cile égale­ment de con­cevoir que l’élec­torat kurde aille spon­tané­ment vers “l’Al­liance de la Nation”. C’est-à-dire que oui, la liq­ui­da­tion du HDP est un des objec­tifs les plus impor­tants, mais il faut en faire sa lec­ture tou­jours dans une per­spec­tive historique.

Dans un de vos entre­tiens de 2018, vous aviez dit : “La Turquie veut s’im­pos­er comme une force régionale et affaib­lir le mou­ve­ment kurde. De plus, elle répète que la guerre n’est pas menée seule­ment con­tre les Kur­des, mais con­tre l’Oc­ci­dent, par­ti­c­ulière­ment les Etats-Unis. La Turquie est dans une puis­sante nos­tal­gie d’empire et elle est dans le besoin d’y répon­dre avec la vio­lence”. Lybie, Est de la Méditer­ranée, Grèce… Si on se rap­pelle que dans ces régions il y a eu des pas en arrière, quels ajouts feriez-vous à votre obser­va­tion ci-dessus ? Bien sûr, rap­pelons égale­ment, que cette fois, dans le con­flit Azer­baïd­jan — Arménie, la  Turquie offre toutes sortes de sou­tiens à l’Azerbaïdjan…

En Turquie, on ne peut même plus par­ler d’un Etat. Comme je dis­ais, on peut par­ler d’un car­tel, d’un front, d’un bloc para­mil­i­taire, mais le pro­fil clas­sique d’un Etat est inex­is­tant, et la dis­pari­tion de celui-ci néces­site, dans le même temps, la dis­pari­tion de la ratio­nal­ité qui rend l’ex­is­tence de l’E­tat pos­si­ble, y com­pris pour les Etats autori­taires. C’est pour cette rai­son que le régime en Turquie rassem­ble absol­u­ment à une tor­pille sans maître. Où frap­pera cette tor­pille, c’est incon­nu. Le fac­teur le plus fon­da­men­tal qui meut ce bateau ivre est (comme d’ailleurs le soci­o­logue alle­mand Karl Mannheim l’avait sug­géré dans les con­di­tions de 1920) l’op­por­tunisme. D’où le fait que la tac­tique prenne la place de la stratégie, et la logique de “Si ça mar­chait” rem­place la rai­son stratégique de l’Etat. C’est l’u­til­i­sa­tion bru­tale de la force de nui­sance. Les Etats peu­vent nor­male­ment men­er les affaires diplo­ma­tiques et mil­i­taires par­al­lèle­ment, l’é­conomie etc. aus­si… Mais cer­tains Etats con­sid­èrent la trans­for­ma­tion de la capac­ité de nui­sance en force comme seule démoc­ra­tie val­able. Nous l’avons déjà vu dans l’I­tal­ie de Mus­soli­ni, et ensuite dans l’Alle­magne nazie… Et cette capac­ité de nui­sance, dans le con­texte d’er­doğanisme, a rel­a­tive­ment réus­si à la Turquie, au moins jusqu’à ce jour.

Dans les dernières obser­va­tions, même si elle a ren­con­tré cer­taines lim­ites, elle a occupé une par­tie de la Syrie, trans­for­mé une par­tie du Kur­dis­tan syrien en dji­hadis­tan ; en Lybie, elle a été arrêtée, mais a pu tout de même jouer un rôle dans l’évolution de la guerre ; dans l’est de la Méditer­ranée, elle fut égale­ment arrêtée, mais s’est aus­sitôt retournée vers l’Azer­baïd­jan, par­tie de la crise actuelle avec l’Ar­ménie. C’est-à-dire que le régime ne peut plus se main­tenir sans provo­quer de crises. C’est un régime qui, comme par­tie inté­grante de sa rad­i­cal­i­sa­tion, a con­tin­uelle­ment besoin de crises intérieures ou extérieures. Crise avec l’Alle­magne, crise avec les Etats-Unis, crise avec la  Russie, la Grèce… On en oublie la chronolo­gie. On ne sait plus le nom­bre de crises, les épisodes où un con­flit était présen­té comme rel­e­vant de la vie et de la mort de la nation, ne restent plus dans nos mémoires. Mais aus­si, ces crises affaib­lis­sent inévitable­ment le régime. Nous voyons cela dans la domaine diplo­ma­tique, égale­ment économique. C’est pour cette rai­son que je par­le de la dis­pari­tion de la ratio­nal­ité de l’Etat.

Le désir de vengeance proposé en place de démocratie et de justice

Erdoğan a appelé ce sys­tème de gou­ver­nance gérant les crises par des crises, le “Mod­èle turc”. Il a dit lors de la Réu­nion Des Prési­dents Provin­ci­aux élargie, : “Même si l’Eu­rope et les Etats-Unis s’écroulent totale­ment con­cer­nant la démoc­ra­tie et l’é­conomie, nous ici, nous con­tin­uerons le développe­ment pour notre Nation. Nous sommes déter­minés à men­er ce com­bat, aus­si bien pour nous-mêmes, que pour nos amis, qu’ils soient des his­toriques ou rela­tions nou­velles. Cela est le Mod­èle turc. Vous ne trou­verez nulle part ailleurs un objec­tif si juste, un idéal de droit et de jus­tice si enrac­iné, une démoc­ra­tie si sincère bâtie sur des valeurs humaines”. Que pensez-vous de cette définition ?

Oui, j’ai lu le texte de ce dis­cours. Mais déjà si l’on regarde les dis­cours d’Er­doğan dans le courant des mois de févri­er, mars, avril, il exprime sou­vent ceci : “La Turquie sor­ti­ra de la pandémie de coro­n­avirus ren­for­cée !”. Pourquoi elle en sor­ti­ra ren­for­cée ? Parce que tous les autres seront affaib­lis. Il est ques­tion de la trans­for­ma­tion du monde en une ruine, et du fait que la Turquie, même si dans cette ruine elle est elle-même affaib­lie, appa­raisse comme maître et seigneur du monde. Ça non plus, ce n’est pas nou­veau. Les islamistes dis­aient la même chose dans les années 1910 ; “l’Eu­rope se détru­ira un jour de telle façon, que nous allons avoir notre vengeance pour la turcité et l’Is­lam”. Et bien sûr, ce qui est intéres­sant dans ces dis­cours, c’est qu’Erdogan présente ce désir de vengeance comme syn­onyme de la démoc­ra­tie et de la jus­tice. Ceux que Erdoğan décrit comme amis, sont, avec une grande prob­a­bil­ité, les mil­ices syri­ennes à la Tripoli­taine et celles d’Idlib.

Nous sommes face à un “régime d’action” qui annihile le temps

Il est dis­cuté actuelle­ment, par­ti­c­ulière­ment, le fait que l’op­po­si­tion prin­ci­pale inter­prète l’opéra­tion menée à l’en­con­tre du HDP, comme “un effort pour détourn­er l’at­ten­tion”. En vérité, le cadre que vous avez dess­iné con­tient ce sujet aus­si, mais com­ment voyez-vous cette dis­cus­sion ? Si cette opéra­tion est un détourne­ment de l’ac­tu­al­ité, quelle est donc la vraie actualité ?

A titre per­son­nel, je n’utilise pas la notion de “détourne­ment des atten­tions de l’ac­tu­al­ité”, autrement dit des enjeux impor­tants comme la crise économique ou encore la ges­tion de la COVID-19. A mon avis, là, il y a deux choses impor­tantes. Pri­mo, les pou­voirs en dif­fi­culté assurent leur exis­tence, qu’ils le veuil­lent ou non, en fab­ri­quant des enne­mis. La fab­rique d’en­ne­mi, est égale­ment un moyen impor­tant pour remédi­er aux obtu­ra­tions intérieures. Il y a un deux­ième fait ; Han­nah Arendt en a beau­coup évo­qué ce point : cer­tains régimes sont des “régimes du mou­ve­ment”, comme d’ailleurs celui de Mus­soli­ni et Hitler l’é­taient. Des régimes qui ne peu­vent s’ar­rêter, ne peu­vent gag­n­er de sta­bil­ité, qui sont oblig­és d’a­gir sans cesse et de chang­er leurs ordres de jour. C’est-à-dire que nous sommes face à un régime qui change con­stam­ment son ordre du jour, et par con­séquent qui ne peut plus s’offrir du temps, si ce n’est que trois, cinq jours, pour gér­er la pri­or­ité qu’il a lui-même imposée, et qui trans­forme tout en une tac­tique. Le but du coup porté au HDP est sa liq­ui­da­tion, de sa pri­va­tion de tout espace d’action légale. Mais, il faut aus­si avoir à l’esprit l’aspect “mou­ve­ment per­pétuel” sans lequel le régime ne peut survivre.

Par ailleurs, en Turquie, cer­taines insti­tu­tions sont pris­es comme cible, des réformes sont mis­es en route. Par exem­ple le sys­tème de bar­reaux mul­ti­ples est mis en appli­ca­tion. Sainte Sophie est trans­for­mée en mosquée…

La ques­tion n’est pas seule­ment la Sainte Sophie. Elle est déjà oubliée. Ce n’est pas les bar­reaux mul­ti­ples non plus. Il faut regarder ceci ; par exem­ple en Turquie les lois con­cer­nant les mines ont changé en 18 ans, 200, 300 fois. Pour la con­struc­tion et l’habitat, c’est pareil. Pro­pos­er des “lois en vrac”, autrement dit cinquante lois sur autant de sujets dis­tincts les uns des autres, et les adopter comme une seule loi relève aus­si du gou­verne­ment du mou­ve­ment. Et au-delà du mou­ve­ment, on assiste à l’anéan­tisse­ment de toute insti­tu­tion­nal­ité… Dans les régimes du mou­ve­ment, le leader reste comme référence unique. Je pense qu’en Turquie, il y a ce fait : la destruc­tion des insti­tu­tions, le trans­fert de la légitim­ité, con­crète­ment, au leader qui est une per­son­ne con­crète ; et, abstraite­ment, à une mis­sion his­torique qui est un fait abstrait.

La mis­sion his­torique de la turcité, qui débute à Malaz­girt 8 et qui dur­era jusqu’à l’é­ter­nité, et qui sera re-entamée en 2071, ren­voie à cet aspect abstrait.

Erdoğan est extrêmement puissant et à la fois extrêmement faible

Quelle approche avez-vous de l’équa­tion force et faib­lesse ? Parce que selon les uns Erdoğan mène des offen­sives sévères, selon d’autres cela vient de sa faiblesse… 

Telle que je peux lire la Turquie d’aujourd’hui, Erdoğan est plus faible qu’en 2013. Dans les années 2000, il était un leader qui avait, mal­gré tout, une légitim­ité. Il pou­vait s’adress­er à dif­férentes strates et au moins dans son pro­pre par­ti, il n’avait pas détru­it les mécan­ismes d’équili­bre et de con­trôle. Or, aujour­d’hui, le mot d’Er­doğan est la source ultime et con­crète de la légitim­ité. Dans le même temps, pour que cette source puisse pass­er en action, il a besoin des com­posantes du car­tel en ques­tion, qui com­prend le MHP [Le Par­ti d’ac­tion nation­al­iste], les sou­verain­istes, encore Süley­man Soy­lu [min­istre de l’In­térieur] qui d’ailleurs, per­pétue la tra­di­tion de Susurluk. Une autre des com­posantes de ce car­tel est aus­si Mehmet Ağar [min­istre de l’In­térieur à l’époque de l’af­faire Susurluk]. Cha­cune de ces com­posantes élar­gis­sent con­sid­érable­ment leurs champs de manoeu­vre respec­tifs. C’est pour cette rai­son-là que Erdoğan est, dans les dernières analy­ses, extrême­ment puis­sant et à la fois extrême­ment faible.

Il peut suspendre le Parlement

Que voudriez-vous dire sur le com­men­taire de l’op­po­si­tion ; “le pou­voir est très coincé à l’in­térieur et à l’ex­térieur. Le moment des urnes arrivant, ils vont partir” ?

Pour cela, il n’est pas pos­si­ble d’émet­tre un pronos­tic. Au final, Maduro n’est pas par­ti. Au final, il peut y avoir des fraudes élec­torales, des change­ments de loi… Voilà, aux Etat-Unis, s’il y a cinq can­di­dats, celui-celle qui obtient le plus de voix gagne. Il est pos­si­ble de faire cela égale­ment en Turquie car en vérité le régime n’a pas besoin de la représen­ta­tion par­lemen­taire. Il peut aus­si offi­cielle­ment sur­plomber le Par­lement. En le trans­for­mant en un par­lement ouvert, dans la forme, mais vide de tout prérog­a­tive ; et d’ailleurs c’est déjà le cas. C’est-à-dire que nous pou­vons observ­er com­ment le prob­lème de la san­té, ou avec les répons­es que Berat Albayrak [Min­istre du Tré­sor et des Finances et gen­dre d’Er­doğan] donne aux ques­tions des par­lemen­taires, qu’il peut met­tre fin à l’af­faire, juste en envoy­ant un lien inter­net. 9

Le phénomène de l’imprévisibilité doit absolument être ajouté dans l’équation

Les élec­tions anticipées sont un des sujets qui ne quit­tent pas la langue de l’op­po­si­tion par­lemen­taire. La vision la plus répan­due est qu’il ne peut être pos­si­ble de par­ler des élec­tions anticipées tant que Devlet Bahçeli [Secré­taire général du MHP, Par­ti d’action nation­al­iste] n’en a pas par­lé. Le fac­teur prin­ci­pal qui défini­rait les pas d’Er­doğan, qu’il soit pour les élec­tions anticipées ou autres domaines, serait-il la prise de posi­tion de ces acteurs que vous venez de citer, ou le con­flit d’in­térêt entre eux ?

Sur ce sujet il n’est pas pos­si­ble que je puisse faire un pronos­tic ; je risque d’être démen­ti par l’histoire. Mais je peux vous apporter la réponse suiv­ante en retour­nant encore une fois à Han­nah Arendt, mais aus­si à Karl Kraus ; les régimes du mou­ve­ment sont imprévisibles

Je pense que toute pré­dic­tion qu’on peut émet­tre en lien avec l’AKP et l’Er­doğanisme, peut s’avér­er demain erronée. La rai­son de cela n’est pas le fait que le pronos­tic ne soit pas, dans les con­di­tions actuelles, logique ou rationnel, mais le fait de ne pas pren­dre en compte l’im­prévis­i­bil­ité dans nos équa­tions. Par exem­ple, après 2015–2016, cer­taines per­son­nes voy­aient qu’il y avait un rap­proche­ment entre l’AKP et le MHP, mais, je pense, per­son­ne n’au­rait pu devin­er qu’en si peu de temps, le pas­sage au sys­tème prési­den­tiel serait réal­isé, grâce au MHP. En par­lant de l’im­prévis­i­bil­ité, je par­le en par­tie de cela. C’est pour cela que dans l’analyse du régime, plutôt que de ques­tion­ner quand il y aura des élec­tions, s’il y aura des élec­tions anticipées, il faut avoir à l’esprit ce phénomène de l’im­prévis­i­bil­ité. Mais, lorsque vous l’a­joutez, l’équation devient sim­ple­ment impos­si­ble à résoudre.

Par ailleurs, les intérêts des com­posantes du car­tel peu­vent égale­ment chang­er. Mais il n’est pas pos­si­ble de prévoir à l’a­vance. Parce que, en par­lant de la para­mil­i­tari­sa­tion, nous par­lons des forces qui pos­sè­dent de sérieuses capac­ités de vio­lence légale ou illé­gale. Le PÖH10est une force armée,  JÖH 11 en est une autre, SADAT12 est une force armée égale­ment, et les mil­ices de Syrie sont des forces armées… Nous ne pou­vons plus affirmer alors, comme c’é­tait le cas dans le passé, “en Turquie il y a une armée, et celle-ci peut tout con­trôler”. De plus, cette para­mil­i­tari­sa­tion était déjà observée dans les années 70 et dans l’af­faire Susurluk des années 90.

Actuelle­ment, le nom­bre d’ac­teurs qui pos­sè­dent le poten­tiel de vio­lence, et qui peu­vent devenir indépen­dants, est plus impor­tant que par le passé. Il n’est réelle­ment pas pos­si­ble de prévoir aujour­d’hui, si demain, les intérêts de ces com­posantes crois­eront les intérêts d’Er­doğan. Et ceci est égale­ment val­able pour le MHP, qui est très puis­sant dans ces struc­tures para­mil­i­taires. Les intérêts du MHP se recouperaient-ils demain, avec ceux de l’AKP, impos­si­ble de le devin­er. Mais nous pou­vons affirmer qu’en entrant dans un tel proces­sus de para­mil­i­tari­sa­tion, et en l’ac­célérant, Erdoğan a effec­tive­ment pris de gros risques.

La fortification des zones de résistances est nécessaire

Vous dites “Le dan­ger de se trou­ver face aux régimes de tyran­nie qui trou­vent leur légitim­ité seule­ment et seule­ment dans leur survie, doit être écarté par la poli­tique. Le fait que les sociétés mon­di­ales entrent dans une péri­ode post-poli­tique, est un scé­nario de cat­a­stro­phe, et peut met­tre fin à l’His­toire du monde. “La Turquie s’éloigne-t-elle de plus en plus de la pos­si­bil­ité de  résoudre ses prob­lèmes par la politique ?

En réal­ité, j’avais pronon­cé ces phras­es plutôt pour l’Eu­rope. Les élec­tions locales en Ital­ie ont don­né, dans ce con­texte, de l’e­spoir ; la droite rad­i­cale et la coali­tion de droite n’ont pas réus­si. Actuelle­ment en Turquie, avec une poli­tique réduite au patri­o­tisme de par­tis, à mon avis, il est très dif­fi­cile de sor­tir de la crise. Mais, en Turquie il y a un phénomène ; les espaces de résis­tances exis­tent. Leur ren­force­ment,  leur appro­fondisse­ment, et leur mise en con­tact entre eux sont néces­saires. Ceci est val­able aus­si pour le mou­ve­ment kurde, pour le mou­ve­ment des femmes, et égale­ment pour les espaces et mécan­ismes de social­i­sa­tion des jeunes, qu’on qual­i­fie d’apoli­tiques, mais qui ont de sérieuses attentes. A mon avis, ce serait une sérieuse erreur de lier seule­ment aux élec­tions la sor­tie de la crise et le développe­ment de l’im­age d’une société démocratique.

En ce moment, une des attentes les plus urgentes est de sauve­g­arder les fac­ultés men­tales, don­ner un sens au monde, et à ce qui se déroule en Turquie.

Lorsque vous vous penchez sur l’his­toire de la France, dans la péri­ode d’après 1958, il y a 15, 20 bornes his­toriques. Lorsque nous regar­dons la Turquie, au moins après 2013, il y a des cen­taines d’événe­ments que le pou­voir définit chaque fois comme une “rup­ture his­torique”, et cela génère une sérieuse perte de mémoire, et la destruc­tion des fac­ultés men­tales. Les zones de résis­tance doivent, dans le même temps, per­me­t­tre la réha­bil­i­ta­tion de ces fac­ultés cog­ni­tives. Ces espaces de résis­tance peu­vent être indi­vidu­els, col­lec­tifs, pren­dre la forme de théâtre, de cen­tres de lec­ture, mais il est oblig­a­toire qu’elles fassent accepter l’idée de la légitim­ité de la résis­tance au niveau social. La résis­tance doit être définie comme un droit légitime qui instau­re la citoyenneté.


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