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En février 2020, une loi donnant des droits similaires à ceux de la police aux “bekçi” (gardien en turc), a été mise en vigueur en Turquie. Ainsi, avec le décret ayant valeur de loi n°5757, modifiant la Loi sur les services de sécurité, et la Loi sur les fonctionnaires, l’ensemble des cadres et procédures, les bekçi, sont entrés dans les vies quotidiennes de chacunE.
Un sujet qui a généré de vives réactions et qui a fait couler pas mal d’encre… Il y avait en effet, beaucoup à dire sur cette fonction remise au “goût du jour”, dans un Etat coercitif où l’arbitraire est roi, où les droits les plus fondamentaux sont régulièrement violés, et où le régime use sans ciller de ses forces de sécurité répressives à toute occasion. De nombreuses personnalités politiques et organisations de société civile ont tiré la sonnette d’alarme, en exprimant que, dans la conjoncture actuelle de la Turquie, les bekçi considèreraient le pouvoir politique comme leur employeur et agiraient telle “une police des moeurs” de l’Etat et ont pointé le risque de la naissance d’une structure armée rattachée au pouvoir exécutif, et qui ne se considèrerait pas comme directement liée par la loi.
La comptine “Frère Jacques” adaptée en turc, s’adresse familièrement et chaleureusement au gardien, dont un des devoirs est de réveiller les habitants du quartier durant le mois de Ramadan, pour le sahur, repas de l’aube avant le début du jeûne, mais aussi d’annoncer la fête…
Extrait de “Bekçi Baba”, par Aysun, Ali et İlkyaz Kocatepe, Pop Çocuk, Vol. 4
“Père bekçi, père bekçi, où es-tu ? La fête est là, joue ton tambour !” disait la chanson de notre enfance.
Mais ce bekçi là, en est un à l’ancienne… Ce temps est révolu.
Dans les conditions actuelles de la Turquie, il y avait bien évidemment peu de chances que les bekçi remplissent un quelconque hypothétique rôle de “police de proximité”. Ces postes sont ouverts à la candidature de toutes les personnes aveuglement fidèles au régime, sans exigence d’études, de formation ni de qualification. La mise en place de cette horde armée, potentiellement nationaliste et bigote, se tenant au garde-à-vous devant le régime, ne pourrait être lue autrement qu’une étape vers la légalisation des milices semblables déjà existantes, et leur généralisation. Et ce, dans un pays où, lors de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, des centaines d’armes pourtant appartenant à l’arsenal de la police auraient été distribuées à la population. Elles restent introuvables. A la lumière d’autoportraits des quidams, armes à la main, publiés avec fierté et sans crainte sur les réseaux sociaux, on devine où elles sont. Sans oublier les “stages pour l’autodéfense”, souvent organisées par les bureaux “jeunesses” des partis nationalistes.
On observera à cet égard les propos exprimés, du genre “si nécessaire, on sortira les armes que nous avons enterrées dans un coin”, ou encore “vu à la télé”, comme “notre famille est équipée spirituellement et matériellement, nous pouvons facilement éliminer 50 personnes… D’ailleurs nous avons listé nos voisins qui ne sont pas de notre bord”… Mais il y a aussi ces déclarations qui viennent du haut, tel un encouragement populiste, ouvrant le chemin de l’impunité à une partie de la population et ainsi transformant les opposants en cibles. “Dans notre civilisation, notre esprit national, le commerçant et l’artisan sont, lorsque c’est nécessaire, soldats, héros, martyrs, qui défendent leur Patrie. Ils sont quand il le faut, policiers qui instaurent la sécurité, arbitres et juges qui font la Justice”. (Sic Erdoğan le 11.12.2018).
Depuis qu’ils sont en service, les nouveaux bekçi occupent régulièrement l’actualité, avec des violations de droits, des pratiques zélées et arbitraires.
Le dernier événement en date s’est déroulé dans le quartier Etimesgut, à Ankara. Voici les faits, en guise d’illustration…
Un jeune homme nommé Serkan K. sort de son domicile, pour jeter la poubelle. Employé de la mairie comme releveur de compteurs, Serkan est malentendant, un handicap qu’il a eu suite à une explosion de mine, lors de son service militaire à Hakkari. Deux bekçi affectés au quartier l’arrêtent devant la porte de l’immeuble, au moment où il rentre. Ils lui demandent pourquoi il est dehors. Le jeune homme explique qu’il est sorti pour la poubelle. Les bekçi s’acharnent sur l’homme, et le tabassent violemment. Les membres de sa famille, en entendant les bruits, essayent d’intervenir. Ils seront aspergés de gaz lacrymogène. Les bekçi, attrapent le père, asthmatique et déjà mal en point, l’arrêtent en lui écrasant la poitrine sous leurs pieds. Des policiers rejoignent les bekçi en renfort, tous les membres de la famille sont menottés dans le dos, et amenés au commissariat.
Selon la procédure habituelle, Serkan et sa famille, sont amenés d’abord à l’hôpital et auscultés ; toujours menottés. Ensuite transférés au commissariat, ils sont qualifiés de nombreuses fois de “terroristes”. Pratiquante, la mère de Serkan, n’est pas autorisée à faire sa prière, et pour leur jeûne de Ramadan, quand ils demandent de l’eau à l’heure de sahur, on leur montre les lavabos des toilettes. L’enfant de 12 ans, faisant partie des personnes mises en garde-à-vue, est interrogé seul, illégalement. 2 heures plus tard, les caméras de surveillance de leur immeuble seront démontées.
L’incident a été révélé sur Twitter, par Yetkin Öztürk, responsable d’Ankara de İYİ Parti1, qu’on ne peut soupçonner de gauchisme. Quant à la Direction de Sécurité de la ville d’Ankara, elle a réfuté la violence des bekçi sur la famille, par un communiqué qualifiant ces informations d’ ”irréelles”. La direction exprime que Serkan K. était sorti de son domicile, le dimanche 17 mai, à 22h, sous couvre-feu déclaré pour le week-end. Les bekçi l’ont “averti”, mais “il s’est entêté pour ne pas rentrer chez lui”. Ensuite, le communiqué fait une liste de “faits” à la charge de la famille, allant jusqu’à tenir compte du pédigrée politique du père.
“Ü.K. père de l’individu, membre de l’assemblée de quartier du même parti [sous entendu İYİ Parti] et les autres membres de la famille, en prenant partie de l’incident ultérieurement, ont refusé d’obtempérer aux fonctionnaires et les ont insultés. Quant à son frère H.K. il a commis une agression physique en serrant le cou de notre bekçi de quartier. Suite à l’intensification de la violence de l’agression, un renfort policier a été demandé et les individus ont été neutralisés avec usage progressif et proportionnel de la force. Suite à l’ordre du Procureur de la République un rapport médical a été établi. Ils ont été transférés au commissariat ensuite. Ils ont été interrogés en présence d’un avocat attribué par le barreau, pour le délit “Empêchement à agents de remplir leur devoir, insultes et résistance aux fonctionnaires”. Après l’obtention d’un rapport médical notifiant “Peuvent être soignés avec une simple intervention médicale”, les individus Ü.K., Z.K. et S.K. ont été libérés. H.K. ayant commis l’agression physique sur le fonctionnaire en devoir, a été libéré sous contrôle judiciaire par les instances juridiques devant lesquelles il a été présenté le 18 mai 2020. Ce type de partages sur des réseaux qui ne reflète pas la réalité ne doit pas être respecté.”
Et nous prenons là volontairement un exemple qui incrimine une “opposition” tolérée.
Le fascisme rampant se travestit d’un habillage populaire et proche du peuple, pour sa “sécurité”. Là, nous sommes en plein dedans. Et déléguer toujours plus éloigné du donneur d’ordres direct, des tâches de maintien de l’ordre, à des acteurs obéissants et zélés, multiplie les actes de répression violente, en diluant les responsabilités. L’obéissance intéressée à la fonction devient impunité pour la violence qui s’exerce.
Le “frère Jacques” devient un S.A. qui sommeille sous le costume brun…
Image à la une : Lors d’une de multiples cérémonies…