Une réflex­ion bien plus pro­fonde et per­ti­nente qu’elle n’en a l’air, d’une uni­ver­si­taire licen­ciée, comme tant d’autres, par décret d’é­tat d’ur­gence en Turquie.


Fun­da Can­tek pub­lié le 8 décem­bre sur Gazete Duvar.

Alors, que fais tu à présent ?

Dans ma jeunesse, quand je ne pou­vais plus domin­er l’hy­per-activ­ité cérébrale, un héritage géné­tique, je réc­i­tais les poèmes que je con­nais­sais par coeur, l’un après l’autre. Ensuite, j’ai appris dans un livre de sou­venirs que j’ai lu, qu’une per­son­ne poli­tique gardée longtemps en isole­ment, per­sé­cutée en étant lais­sée sans livre, sans cray­on ni papi­er, avait fait la même chose pen­dant cette péri­ode. Il n’est pas si facile de domin­er l’ac­tiv­ité cérébrale !

Un des poèmes que je réc­i­tais pour moi même, était celui d’E­douard Galeano. Ces vers sont extraits de ce poème : “Vivre, rester debout / est cette petite vic­toire / rester vivant / pou­voir être joyeux mal­gré les adieux et assas­si­nats… / A la fin, nous nous sommes habituéEs à la douleur / et la joie demande plus de courage que la tristesse”

*Extrait de “Sens dessus dessous : L’école du monde à l’envers”, Homnisphères, 

En vivant juste­ment dans l’ère des adieux et des assas­si­nats, et là où rester debout est vrai­ment une vic­toire, ces vers de Galeano assail­lis­sent mon cerveau encore plus souvent…

Oui, nous expéri­men­tons d’une généra­tion à l’autre, une per­sé­cu­tion qui ne dure pas juste une péri­ode, mais une ère, qui se répète avec une cer­taine inter­mit­tence. D’abord, ma grande soeur étu­di­ante, que nous atten­dions en trem­blant sur le bal­con, lors des soirées d’hiv­er qui tombaient vite, n’é­tant pas sûrEs qu’elle puisse ren­tr­er à la mai­son saine et sauve ; le fait qu’elle soit éloignée de son école suite aux oppres­sions fas­cistes, et à son retour à l’u­ni­ver­sité, qu’elle se rende aux exa­m­ens en véhicule mil­i­taire, pour des raisons de sécu­rité. Les années soix­ante dix. Puis, mon père, vic­time d’un exil de 12 sep­tem­bre, dont, comme j’é­tais enfant, je n’avais pas com­pris les raisons. Mais j’avais vécu le trau­ma­tisme lour­de­ment. Les années qua­tre-vingt. En gran­dis­sant, la prise de con­science non seule­ment de ce qui se passe autour noy­au famil­ial, mais de la respon­s­abil­ité de partager les soucis de tout le peuple…

Vous savez ce qui nous est arrivéEs à par­tir du mois de sep­tem­bre dernier, pour nos sig­na­tures posées sous la déc­la­ra­tion “Nous ne serons pas com­plices de ce crime”, après des années pro­duc­tives, sol­idaires et résis­tantes, passées à l’U­ni­ver­sité d’Ankara, où je me suis presque réfugiée en m’é­jec­tant de l’U­ni­ver­sité de Gazi, qui fut mon lieu de tra­vail pen­dant des années, tout en lut­tant con­tre le har­cèle­ment moral et la vio­lence symbolique.

Femme au foyer ou déchet ?

Comme beau­coup de décrets, celui qui nous con­cer­nait a été annon­cé dans une tranche horaire proche de minu­it. Le tim­ing était sig­ni­fi­catif. Les minu­its sont atten­dus peut être, pour se pro­téger des réac­tions et protes­ta­tions à chaud, et empêch­er la prop­a­ga­tion mas­sive de l’in­for­ma­tion. Lorsqu’unE amiE a fait son­ner le télé­phone pour me trans­met­tre la nou­velle de ma “liq­ui­da­tion”, mon fils de 12 ans a sur­sauté dans son lit. Mal­gré mes efforts pour cacher le con­tenu des appels télé­phoniques se pour­suiv­ant jusqu’au petit matin, en se réveil­lant du som­meil qu’il avait retrou­vé avec dif­fi­culté, sa pre­mière ques­tion fut “Maman, tu es main­tenant une femme à la mai­son ?” Sur son vis­age, il y avait des traces de décep­tion. Il essayait à la fois de ne pas m’at­tris­ter, et de mesur­er dans quelle débâ­cle nous viv­ions. Etre femme au foy­er, n’est pas un statut méprisé dans notre mai­son. Il ne nous est pos­si­ble de mépris­er le statut de femme au foy­er, ni du point de vue éthique, ni poli­tique. Notre fils était élevé dans cette cul­ture. Mais, pour un enfant de cet âge, le fait qu’une mère qui tra­vaille sans cesse, qui n’a pas la notion d’heure de tra­vail, qui lit, qui écrit, se retrou­ve subite­ment sans tra­vail, était une sit­u­a­tion qui le lais­serait désori­en­té, bras bal­lants. Un état d’oisiveté absolu. J’ai com­pris après, qu’il se sou­ci­ait davan­tage de cela. Peut être aus­si, avec un égoïsme enfan­tin, du fait que le revenu du foy­er soit dimin­ué de moitié…

Lorsqu’il a vu, avec le temps, que la maman au chô­mage ne restait pas oisive, qu’elle pour­suiv­ait son tra­vail en dehors des fron­tières insti­tu­tion­nelles, il s’est déten­du dans une cer­taine mesure. Mais cette fois-ci, c’est une autre ques­tion qui s’est plan­tée devant nous, celle que nous ren­con­trons, à bon escient ou non, pen­dant toute la vie sco­laire. Celle qui, plutôt que cibler une meilleure con­nais­sance des enfants, les place en con­cur­rence, bien que met­tant le père en avant, et daigne por­tant être curieux sur la mère : “Quel tra­vail font les tiens ?” Notre fils répondait au début “enseignante”. Lorsqu’il réal­isa que la pos­si­bil­ité de retour de sa mère à son tra­vail s’éloignait, il a com­mencé à dire “femme au foy­er”. Mais en se ren­dant compte que cette appel­la­tion ne cor­re­spondait pas au rythme de tra­vail de sa mère, et avec son car­ac­tère moqueur, il a com­mencé à répon­dre “déchet” à ceux qui le demandait. Déchet. Le fait que ce terme qui parait au début méprisant, con­ti­enne de l’hu­mour noir, et qu’il soit la pro­duc­tion des efforts pour alléger les trau­ma­tismes vécus, était pour moi encour­ageant. Mon fils avait réus­si à dépass­er en par­tie le trau­ma­tisme, en faisant appel à l’hu­mour. Il était con­va­in­cu, lui aus­si, comme sa mère, que vivre, rester en vie, est une petite vic­toire. Il dis­ait “Même pas mal”.

Héroïne ou traître ?

Pen­dant qu’à la mai­son les choses se déroulaient ain­si, dehors, les affaires étaient dif­férentes. Comme nos noms étaient affichés dans les listes de purges pré­parées pour celles et ceux qui sont liéEs au coup d’é­tat, il fal­lait que nous con­va­in­quions même les per­son­nes les plus proches, du fait que nous étions licen­ciéEs pour avoir signé pour la paix. Etre sig­nataire de paix, était dans le cli­mat poli­tique dans lequel nous viv­ions, une chose qui pour­rait déter­min­er que vous soyez recon­nus héros/héroïne ou traitre. Mais d’une façon sur­prenante les per­son­nes qui nous croy­aient héros/héroïne étaient plus nom­breuses. De plus, des per­son­nes de toutes opin­ions étaient du même avis.

Entre nous, il faut l’avouer, l’orgueil, et l’é­go de l’u­ni­ver­si­taire, exis­tent. Il est dif­fi­cile de les farder. Mais, qua­si­ment aucunE d’en­tre nous, n’a endossé le titre de héros/héroïne. Nous avons dit “Tout le monde le ferait en con­science”. “Pen­dant que plein de gens meurent, sont dans des pris­ons, quelle impor­tance peut avoir une sig­na­ture que nous avons posée, assis­Es [sur nos sièges] ?” ont dit cer­tainEs autres. Nous avons pen­sé “On ne peut dis­soci­er l’u­ni­ver­si­taire de l’ou­vrierE. Nous avons touTEs subi une injus­tice”. Mais nous avions aus­si des col­lègues qui se plai­saient à la jouer mil­i­tant de gauche, en posant une sig­na­ture, et qui racon­taient à droite à gauche, devant les élèves, que nous étions dev­enuEs des héros et des héroïnes grâce à cette sig­na­ture. Lorsque le directeur de l’U­ni­ver­sité d’Ankara Erkan İbiş, eut ouvert une enquête à notre encon­tre, puis, lorsque nous fûmes licen­ciéEs, ceux-là et celles-là n’ont pas bougé un seul doigt, ou ont pré­ten­du que les per­son­nes les plus com­bat­ives, c’é­taient eux/elles.

Lais­sons de côté ceux et celles qui ont dit “Bien fait !”. Ils/elles ne méri­tent pas d’être évo­quéEs. Je rends hom­mage à nos col­lègues qui ont offert leur sou­tien sans ciller, et qui, après notre départ, pas­saient devant nos bureaux en détour­nant le regard [pour ne pas voir notre absence], et qui dis­aient qu’être dans les murs [de l’U­ni­ver­sité] pesait plus que d’être dehors, ain­si qu’à de nom­breuses per­son­nes de toutes opin­ions, et je salue touTEs ceux et celles d’autres branch­es pro­fes­sion­nelles, qui ont été liq­uidéEs parce qu’ils/elles étaient tout sim­ple­ment opposantEs, et je reviens à notre sujet.

Bien que des mois, même presqu’un an se soient écoulés depuis mon licen­ciement, je me trou­ve tou­jours devant cette ques­tion qui devient de plus en plus pesante. “Alors, que fais tu à présent ?”. Par­fois, c’est unE anci­enNE élève qui me la pose, par­fois unE amiE que je n’ai pas vuE depuis longtemps, unE amiE de famille, unE voi­sinE. Mais le plus sou­vent ce sont des con­soeurs et con­frères peu motivéEs qui se sen­tent oblig­éEs de deman­der, lorsqu’on se croise, com­ment je vais, mais qui n’ap­prou­vent prob­a­ble­ment pas ce que nous faisons.

Dans l’in­to­na­tion de la ques­tion, il y a un malaise mêlé de pitié. Devrait-il/elle deman­der, ou pas ? Je ne sais pas si je peux décrire vrai­ment cela quand je dis… avec une into­na­tion, telle “Ah dom­mage, mais tu aurais du rester tran­quille, tu vois ce qui t’ar­rive ?” ou “Eh, après un tra­vail si pres­tigieux et bien payé, tu dois être comme un pois­son hors de l’eau ?”. Les regards embués qui accom­pa­g­nent la phrase inter­rog­a­tive, vous voient comme l’im­age de Küçük Emrah [un chanteur célèbre faisant dans le pathos]. Mais en vérité, c’est leur per­son­ne qui éveille la pitié, avec les sour­cils qui se lèvent, les regards fuyants, tout en posant leur ques­tion. C’est telle­ment repous­sant à vrai dire.

On a envie de répon­dre une telle ques­tion, “Que veux tu que je fasse, que je mendie dans les cours de mosquée à la sor­tie des prières du vendredi ?”

En réponse à cette phrase inter­rog­a­tive, qui parait chargée de com­pas­sion, ils/elles veu­lent enten­dre, en réal­ité, le bruit que fait en tombant, un “grand pro­fesseurE, assis­tantE” qu’il/elle pense “fai­sait trem­bler les amphis par son regard et sa voix” ou bien, unE fierE élève en licence, en doc­tor­at, qui avait juste réus­si à avoir une place en “recherche”. Ce son va lui servir à être recon­nais­sant pour sa sit­u­a­tion, ou va l’at­tris­ter. Mais les deux lui fer­ont du bien.

Savez-vous ce que nous faisons à  présent ? Comme toute per­son­ne digne le ferait, la plu­part d’en­tre nous, mal­gré tous les empêche­ments, réus­sis­sons à gag­n­er une sub­sis­tance, avec l’aide des organ­i­sa­tions qui nous sou­ti­en­nent et nos proches. Et, même si nous n’avons pas pu trou­ver de tra­vail lié à nos métiers, et que nous con­sacrons le reste du temps à un tra­vail quel­conque, que nous exerçons avec notre sueur, nous con­tin­uons notre tra­vail d’u­ni­ver­si­taire. Nos amiEs qui, pour dif­férentes raisons, ne gag­nent pas encore suff­isam­ment pour con­tin­uer leur vie, sont aidéEs par leur amiEs et proches, qui eux, ont tou­jours un tra­vail. Et aus­si, nous apprenons à nous sat­is­faire de peu. Et cela est une impor­tante expéri­ence, qui per­met de s’éloign­er du cen­tre de la cul­ture de consommation.

Et alors, vous, que faites-vous à présent ? Allez-vous con­tin­uer à vous com­porter comme si rien ne s’é­tait passé, et jouer les trois singes pour ne pas per­dre vos sièges ?

Le sty­lo que j’ai attrapé pour pren­dre des notes avant de rédi­ger ce texte, m’a été, comme par hasard, offert par l’U­ni­ver­sité d’Ankara, qui sait pour quelle réu­nion, ou réveil­lon. Dès que j’ai appuyé sur le bou­ton du haut, il a éclaté en mille morceaux. Cette image était si sig­ni­fica­tive. Bien sûr, il n’est pas facile de digér­er le fait de per­dre son tra­vail, le fait que le tra­vail de tant d’an­nées soit sac­ri­fié sur l’hô­tel des ambi­tions de dirigeants incom­pé­tents. Mais les prérog­a­tives insti­tu­tion­nelles ne sont garanties pour per­son­ne. De plus, lorsque vous êtes libérés de leur tutelle et con­traintes, vous ressen­tez comme si la dépen­dance avait cessé.

Par ailleurs, les uni­ver­sités ne sont pas des lieux où cha­cun peut cara­col­er à sa guise, ou encore, par ambi­tion de pro­mo­tion avoir des pra­tiques qui peu­vent causer des dom­mages dans la vie des autres. Dans la courte his­toire de la Turquie, il y a eu plusieurs exem­ples. Il y a tou­jours un retour de bâton. Nous le savons, nous essayons de garder notre moral haut, et de gag­n­er ces petites vic­toires comme Galeano le dit.

Quand nous fûmes éloignéEs de nos uni­ver­sités, ce sont nos élèves qui ont vécu le plus grand effon­drement. Les fonde­ment académiques tra­di­tion­nels sont autori­taires et hiérar­chiques. Avec nos élèves, nous avions une ami­tié, une rela­tion qui dépas­sait les clichés hiérar­chiques, qui étaient basées sur l’ap­pren­tis­sage mutuel et sur la sol­i­dar­ité. C’est un peu pour cela aus­si que nous étions des per­sonæ non gratæ pour le pou­voir. Les élèves, à côté des choses à appren­dre, ont aus­si per­du, dans une cer­taine mesure, ces rela­tions proches et ce poten­tiel de transformation.

Sur une affiche qu’un groupe d’é­tu­di­antEs d’E­tudes féminines de l’U­ni­ver­sité d’Ankara avait pré­parée pour nous dire au revoir, il était inscrit un vers très sen­sé de For­ough [Far­rokhzad poétesse irani­enne con­tem­po­raine]. Il peut être la réponse, au temps présent, à la ques­tion “Alors que fais tu à présent” : “Je plante mes mains dans le jardin. Et je sais, je sais, je sais, je vais verdir.”


Fun­da Cantek

Née et grandi à Ankara. Elle a travaillé dans le secteur de la presse pendant ses études à la Faculté de Communication à l’Université d’Ankara. Après ses études elle est devenue universitaire. Elle a travaillé de 1994 à 2010 à l’Université de Gazi, ensuite à l’université d’Ankara, de 2010 jusqu’à son licenciement par le décret n° 686 en février 2017. Elle fut Directrice du Département d’Etudes Féminines et y a enseigné. Son travail se focalise sur la sociologie urbaine, l’histoire urbaine, le genre social, l’histoire de la presse. Elle a publié cinq livres et de nombreux articles de presse et de recherche. Elle aime découvrir les villes, marcher dans les rues, photographier, gratter les archives, lire. Elle est la maman de Tuna.

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