Ce 18 mai dernier était une date anniversaire, pour İbrahim Kaypakkaya. Le 44ème anniversaire de son assassinat en 1973, dans des conditions particulièrement inhumaines. La commémoration organisée par sa famille, ce 18 mai dernier, près de son tombeau, extrêmement surveillé, a été interdite sur ordre préfectoral et la conférence de presse a été empêchée par la police.
İbrahim Kaypakkaya, né en 1949, dans le village de Karakaya (Çorum) fut assassiné le 18 mai 1973, après avoir subi de lourdes tortures à Diyarbakır. C’est un révolutionnaire alevi, théoricien marxiste, et fondateur de l’organisation du parti communiste de Turquie/marxiste-léniniste (TKP/ML).
Issu d’un milieu paysan particulièrement démuni, c’est en 1960 qu’il rencontre les idées révolutionnaires et progressistes. Scolarisé, il était devenu un élève assidu qui se destinait lui même à l’enseignement.Il passa avec succès le concours d’entrée à l’IUFM de Çapa, puis à l’université de physique d’Istanbul, en 1965.
Les milieux étudiants étaient à ce moment très perméables aux idées révolutionnaires. İbrahim Kaypakkaya s’y engagea très vite, et devint rapidement membre de la FKF, la fédération des clubs d’idées. Il dirigea cette organisation qui adoptait les principes du socialisme, et menait des activités antifascistes et anti-impérialistes. Il délaisse également l’école, et dans les années 1969/70 mène la lutte auprès des ouvriers et des paysans, faisant connaître le marxisme-léninisme partout où il y a des grèves, des occupations de terres. En 1972 il crée un parti à cet effet, le TKP/ML Türkiye Komünist Partisi/Marksist-Leninist.
İbrahim Kaypakkaya a ainsi joué un rôle historique, en reprenant l’héritage révolutionnaire du TKP, mais en assumant le marxisme-léninisme, et former l’unique organisation capable d’aboutir à la libération du prolétariat et de la paysannerie, tout comme la libération et le droit à l’autodetermination du peuple kurde.
Nous sommes là en plein coeur de tous les débats internationaux qui traversent alors de façon trans-nationale toute les “gauches”.
Le MIT (les services secrets turcs) a d’emblée considéré le TKP/ML comme une organisation dangereuse pour le pouvoir. Elle fut dès lors dans la ligne de mire des forces de répression de l’Etat.
Alors qu’ils menaient des actions dans la région de Dersim, İbrahim Kaypakkaya et ses camarades furent traqués et contraints de se cacher quelques jours. Dénoncés, ils furent attaqués par les forces de gendarmerie, le 24 janvier 1973. Le compagnon d’armes d’İbrahim Kaypakkaya, Ali Haydar Yıldız, fut tué, et lui fut grièvement blessé et laissé pour mort. İbrahim Kaypakkaya parvint ensuite à se réfugier 5 jours et 5 nuits dans une grotte. Il fut à nouveau dénoncé le 29 janvier, en demandant de l’aide.
Arrêté et emmené au commissariat de Tunceli-Elazıg, puis dans le centre de tortures de Diyarbakır, on lui coupa d’abord les pieds, mais il résista pendant 4 mois et demi aux tortures infligées, sans rien révéler. On lui coupa les mains. Dans la nuit du 17 au 18 mai 1973, il fut assassiné.
Il est un des premiers à avoir revendiqué et prôné l’indépendance d’un “Kurdistan”. Il est aussi l’un des premiers communistes à s’être opposé au Kémalisme.
(Librement inspiré d’éléments biographiques)
İbrahim Kaypakkaya fait aujourd’hui encore l’objet d’un culte iconographique qui peut paraître d’un autre âge, mais qui situe bien l’influence politique qu’il laissa après son assassinat, et la forte réaction que celui-ci suscita, tout comme les conditions d’inhumanité qui l’entourèrent.
Il occupe dans la mémoire populaire et l’histoire de la Turquie une place particulière. Il est en quelque sorte, la mise en pratique du principe “Commencer la Révolution par soi-même”. Et ses constats sur la Turquie kémaliste et ses méthodes sont encore aujourd’hui, en grande partie d’actualité. Un bon nombre de militantEs de la radicalité turque, y compris des courants environnementaux, ont des racines du côté de ces mouvements des années 1970, et ces formes d’organisation subsistent encore de façon très active dans le peu de résistance qui se manifeste encore en Turquie, en dehors du HDP.
Ces mouvements n’ont pas échappé à l’emprise idéologique de l’Etat-nation, d’autant que le kémalisme et le culte d’Atatürk a forgé, et formate encore toute la société turque. Le marxisme léninisme, corseté et figé dans l’idéologie stalinienne, théorisait également la nécessité de cette phase historique de l’Etat-nation, et de son dépérissement pour amener la “dictature du prolétariat”. Ce gant de fer idéologique convenait à la théorie de libération, par la revendication d’indépendance et la création d’un état “souverain”. C’est au nom du “kurdistan indépendant” que se mena d’abord la “lutte nationale kurde”, y compris au sein de la gauche radicale.
La symbolique “chute du mur”, et le constat d’échec du “communisme réel”, tout comme la longue liste des “martyrs” pour la révolution kurde, amenèrent, on le sait, les représentants du mouvement kurde à une “révision” radicale de la réflexion.
Mais on trouve déjà, avant même les remises en cause d’Öcalan, chez İbrahim Kaypakkaya, des analyses qui y ouvrent la voie, même au coeur de l’idéologie marxiste léniniste “orthodoxe”. L’anniversaire de son assassinat est donc l’occasion de se pencher sur cette personnalité symbolique de la gauche turque, et sur ce qu’il apporta au présent.
Plutôt qu’avoir des paroles définitives, et des oppositions théoriques artificielles qui mènent à des débats jargonnant, nous préférons nous intéresser à ce qui a enrichi la “pensée révolutionnaire”. Donner sens à ce “gros mot”, qualifié de ringard à souhait par la “modernité libérale” peut s’avérer surprenant quand on croise entre elles des pratiques historiques, des réalités vivantes. C’est ainsi que l’on peut sortir du “there is no alternative”, et en l’occurence, comprendre pourquoi le processus en cours au Rojava ne vient pas de nulle part…
Pour approfondir nous reprenons deux articles d’Osman Oğuz, dont nous fournissons ici des extraits traduits et parfois trop succincts : “Non pas souvenir mais mémoire” publié le 15 mai 2017, sur le site de Yeni Özgür Politika, et des extraits d’un autre article,“Pourquoi Kaypakkaya vit et lutte encore ?” publié en 2013.
Dans les mois d’été de l’an 2003, un groupe de voyageurs, traversant un village de Malatya, s’arrêtent pour acheter des abricots provenant des vergers en bords de route. Ils cueillent les abricots, et demandent à payer le paysan à qui appartient le verger. Un des voyageur demande alors “Oncle, connaitrais-tu une personne qui s’appelle İbrahim Kaypakkaya ?”. Le vieux paysan, surpris par cette question, et un brin inquiet, se tait un moment. Le voyageur ajoute “Nous sommes ses camarades”. Un sourire apparait sur le visage du bonhomme, il répond librement “Mettez cet argent dans votre poche, je ne prendrai pas l’argent des camarades de Kaypakkaya !” (Extrait de la préface de “Seçme Eserler”, Editions Umut)
De nombreuses anectodes similaires démontrent la façon dont İbrahim Kaypakkaya a marqué les esprits parmi les travailleurs, et surtout les paysans, et rend réel, le slogan “İbrahim Kaypakkaya est immortel”
Extrait de “Pourquoi Kaypakkaya vit et lutte encore ?” d’Osman Oğuz
İbrahim Kaypakkaya • Non pas “souvenir” mais “mémoire”
Muzaffer Oruçoğlu, une des personnes les plus proches d’İbrahim Kaypakkaya disait “L’élévation des personnes qui sont mortes pour l’humanité est comme l’héritage qui nous est resté des religions et des légendes héroïques” et ajoute “Cet héritage nous rend étranger à la personne morte et à nous-mêmes.”
L’objectif de cet article est d’attirer l’attention sur l’importance et la valeur d’İbrahim Kaypakkaya, sans tomber dans la “mythification” dont Muzaffer Oruçoğlu parle.
Quand on nomme İbrahim Kaypakkaya, deux “dimensions” se présentent : ses constats courageux sur le kémalisme et la question kurde, ainsi que sa résistance héroïque devant la torture.
La rupture avec le souverainisme
La gauche turque est depuis toujours handicapée par “İttihatçılık”, [Union nationaliste regroupant les Jeunes-turcs], et nous le savons car elle est venue jusqu’aujourd’hui telle qu’elle est. L’histoire du souverainisme du pays, construite à travers des génocides est un boulet au pied de la plupart des militants de gauche. Dans ce contexte, “l’héritage” reçu est le kémalisme, et les massacres commis par la République ‑ou ses précurseurs- au sein de non musulmans, Kurdes ou Alévis, seraient des arrêts historiques obligatoires pour la construction de la “révolution bourgeoise”. Il existe sans aucun doute des exceptions, mais ceux qui le pensent sont majoritaires, dans la grande ligne de la gauche, jusqu’à Kaypakkaya. Nous savons que Deniz Gezmiş et ses compagnons de route, qualifiaient la lutte comme une “2ème Guerre d’Indépendance” et leurs références se trouvaient globalement dans “la libération souverainiste”.
Kaypakkaya constate que le kémalisme n’est pas une “révolution bourgeoise” qu’on pourrait qualifier de progressiste. Quant à la question kurde, il la catégorise par contre comme un “problème souverainiste” et défend une “égalité des droits” allant jusqu’au “droit de séparation”. Dans le “Rapport de Kürecik”,1il critique et regrette le fait “qu’il n’y ait pas le moindre signe du nationalisme kurde” alors que les 20 des 21 villages où les activités politiques sont menées sont des villages kurdes. Ainsi, il décrit cette absence comme une réussite de “l’assimilation”.
Cette posture de “Kaypakkaya de Çorum” sur le kémalisme et la question kurde, est toutefois une rupture souverainiste, puisqu’il constate ainsi la question nationale comme dépassée, et que les racines qui amènent une rupture plongent plutôt dans la notion de “classes”.
La conscience de classe d’İbo
La classe qui a laissé son empreinte sur la gauche en Turquie, fut depuis toujours la “petite bourgeoisie”. On peut interpréter que cela par le fait que la majorité des populations sont pauvres et que ces populations déshéritées, bien qu’elles aient un problème avec le régime tyrannique, n’ont pas la conscience de s’organiser. La gauche souffre de “İttihatçılık”, et la notion de “libération souverainiste” continue a figurer comme ligne de la gauche. L’appartenance de classe, de la quasi totalité de ceux qui tiennent la place au devant de cette gauche y contribue. L’histoire de la gauche de la Turquie, n’est-elle pas formée par le leadership déterminé et courageux des intellectuels petits bourgeois ?
Or, Kaypakkaya, est, aussi bien dans ses idées qu’en tant que personne, parmi les opprimés. Même si ce qui le réunit avec la gauche est son éducation, il trouve ses raisons, non pas dans “la pauvreté des autres” mais celle de sa famille et la sienne. Il est possible de penser que cela est un côté qui renforce les liens d’İbo avec la réalité de la lutte de classes.
C’est pour cette raison que İbo, fut beaucoup aimé parmi les pauvres et qu’il a gagné l’estime des Arméniens, Kurdes et Alévis. Et c’est pour cela également, qu’il fut censuré, caché, nié, aussi bien par l’Etat que par la gauche.
Le “Rapport de Kürecik”
Le “Rapport de Kürecik” est donc un des tournants, qui ont transformée la vie de Kaypakkaya, qui fut pris alors qu’il n’avait que 24 ans, à un point de croisement pour la gauche en Turquie. L’importance de ce rapport, se retrouve plutôt dans sa “technique” que dans ses “constats’. İbo, avant d’entamer son activité, commence par analyser la région, et définir le chemin à arpenter, à partir des besoins relevés par cette analyse. Ce qui l’oriente vers des réactions courageuses concernant l’essence même du kémalisme et de la question kurde.
Soucieux du populisme de la gauche, il critique sévèrement les visions qui disent aux paysans, “Attendez, c’est nous qui ferons”, et pour lui, l’essentiel est de faire en sorte que les paysans soient “ceux qui font”.
Comme il apparait dans le “Rapport de Kürecik”, İbrahim analyse la structure économique et sociale, ainsi que les relations humaines, dans la région où il mènera son activité. Pour lui, il ne s’agit pas de mener une lutte d’avant garde, mais une lutte populaire. İbrahim, dans ce rapport, critique lourdement les méthodes de THKO2organisation active à Kürecik avant sa présence, et exprime que le mouvement révolutionnaire a mis jusqu’à ce jour, ses espoirs sur un coup d’Etat que les militaires auraient fait, et a défini son propre rôle comme seulement “faciliter ce coup d’Etat”. (“Rapport de Kürecik”, dans le préface du “Seçme Yazılar”, Editions Umut)
“J’ai constaté deux démarches erronées” dit İbrahim Kaypakkaya en 1969, “La première, est la tendance à dire ‘attendez, c’est nous qui ferons’, ce qui empêche les paysans de gagner une auto-confiance et les pousse à l’attentisme. Cette tendance qui prend ses sources dans l’individualisme de la petite bourgeoisie, et du soucis de plaire au peuple, empêche la mise en mouvement (ne voyant pas leur côté tourné vers l’avenir) et laissant le soin de leur libération à d’autres, une avant garde, est dangereux et il est urgent de le rectifier.”
“Deuxièmement, la tendance ‘Nous ne sommes rien, vous êtes tout’. Celle-ci prend également ses sources dans un populisme qui n’est que la flatterie du peuple. Cette tendance qui ne considère pas l’arriération des masses, qui ne calcule pas leur niveau de conscience et d’organisation, qui les place, quel que soit leur état sur un piédestal, mettant les militants plus conscients derrière les rangs du peuple, est aussi dangereuse que la première tendance.” (Dans “Değirmenköylülerin Mücadelesine Omuz Verelim”, publié dans Türk Solu, le 18 novembre 1969)
C’est ainsi que İbrahim Kaypakkaya a eu une vision globale et a condamné quelque part, les thèses des théoriciens, quasi sanctifiés par le mouvement révolutionnaire. En tant que leader de la plus petite organisation de son époque, il a donné des coups de pieds aux tabous sur les erreurs du mouvement révolutionnaire ayant toujours ses réflexes kémalistes, non débarrassé de son souverainisme, et posant ses attentes sur l’armée “progressiste”.
Il a exprimé clairement ceci : Le kémalisme avait crée une dictature fasciste. Mustafa Kemal n’était pas un progressiste. En 1923 il n’y a pas eu de Révolution bourgeoise comme la Révolution française. Dans le pays, il existe bel et bien un peuple, large, qui s’appelle le Peuple kurde. Défendre l’égalité des droits du Peuple kurde, allant jusqu’au droit de séparation, est le devoir d’un communiste.
Rappelons qu’il prononçait ces paroles qui encore aujourd’hui peuvent être déstabilisantes, au début des années 70, alors qu’aussi bien le pays et la gauche en Turquie, débordaient d’admiration pour Atatürk et de racisme anti-kurde.
Extrait de “Pourquoi Kaypakkaya vit et lutte encore ?” d’Osman Oğuz
La torture
İbo transmet une liste dans une lettre adressée à son père, dans la période précédant son assassinat, “Cela peut être un poids pour votre budget déjà maigre, mais ne m’en voulez pas…” et énumère ses besoins : chemise, veste, pantalon, chaussures et une montre. Il ajoute “Je souffre beaucoup de l’absence d’une montre.”
Comment Kaypakkaya a‑t-il pu résister aux tortures, jusqu’au fait même que le corps en mille morceaux de son père lui fut remis dans sa main, dans un sac ? Pour moi, il faut chercher la réponse dans cela : İbo fut un communiste militant qui essaya, même sous torture, de toujours défendre la vie, même au bord de sa mort.
L’immortalité
Ce qui rend İbo “immortel”, après sa mort le 18 mai 1973, encore aujourd’hui, 44 ans plus tard, ne sont pas les mythes qui le rendent incompréhensible, tout en voilant le commémorer”, ni le dogmatisme qui efface tout ce qui est précieux. Il n’a nul besoin d’être sanctifié, et transformé en tabou, pour être précieux. Il continue des dizaines d’années plus tard, avec ses particularités, sa posture de “rupture” et son courage, à être un précurseur. Qui peut considérer İbo, comme une icône, alors que son histoire continue à s’organiser…
S’il existe une chose qui le “tue”, ce serait de rendre terne et opaque son histoire, oublier sa méthode, et lui construire une identité quasi “religieuse”, et transformer sa “mémoire” en un “souvenir mystique”.