Kedistan aura trois années d’existence en octobre. Et si une des raisons de cette existence tient aussi à notre intérêt pour les richesses culturelles et humaines de la mosaïque des peuples de “Turquie”, nous ne sommes pas les seulEs à nous y attacher. La preuve par Francesca Dal Chele…Nous ne pouvons pas cependant avoir une connaissance exhaustive de tout ce qui paraît dans ce domaine. Vous l’aurez remarqué, nous fonctionnons davantage au “coup de coeur” et à la curiosité.
Et chaque fois que quelque chose nous tire la tête hors des nuages noirs qui s’accumulent, nous ne disons pas non…
Nous avons découvert le travail photographique de Frances Dal Chele un peu par hasard, par une recherche sur le web, pour les besoins d’un article concernant Ahmet Altan. Ce dernier a en effet écrit l’avant-propos d’un livre de photographies paru en 2012, intitulé “du Loukoum au Béton”.
Difficile de ne pas s’intéresser de près à ces photographies qui ont presque toutes déjà près de 10 ans. D’une part parce que nous avions voyagé aussi en partie dans ces mêmes lieux dans le milieu de ces années 2000, et avions ressenti les mêmes sensations d’une société en transition forcée d’un côté, et pleine de questionnements et d’envies de l’autre, d’autre part parce qu’il nous a semblé intéressant de demander à l’auteure de nous dire elle même quel regard elle porte aujourd’hui à distance, sur ce que fut son “regard” turc.
Mais qui est Frances Dal Chele ?
Voici la description que l’on peut lire d’elle, sur le blog qui lui est consacré.
Frances Dal Chele est née aux États-Unis en 1950. Des études universitaires de langue et littérature françaises l’amènent d’abord en France en 1978, ensuite à la photographie. Essentiellement autodidacte, elle est depuis 1986 photographe-auteure indépendante. Au début, la photographie signifie pour elle la photographie de reportage, celle qui témoigne, voire dénonce. En 1995, elle commence à explorer une photographie plus intime, plus distanciée du réel, qui s’appuie sur la richesse des flous pour transcender le réel. En filigrane dans ses travaux, un questionnement de la notion d’identité. Sa pratique photographique voyage entre documentaire personnel pour sensibiliser les consciences et approche intuitive pour suggérer l’énigme des lieux et des êtres. Elle construit patiemment un univers photographique où le ressenti prime sur la ressemblance, l’intuition sur le constat.
Kedistan lui a donc demandé de porter à nouveau son regard vers une Turquie qu’elle percevait déjà à l’époque en “transition”, et dont les éléments constituent aujourd’hui les arguments “modernistes” d’un président qui se voudrait l’Atatürk ottoman pour 2023.
Voici la réponse qu’elle a apporté à notre demande :
Depuis 2007, j’explore, en adoptant une démarche documentaire subjectif, la globalisation à l’œuvre en Turquie et les bouleversements qui en découlent aux tissus urbain et humain. “du Loukoum au Béton”. Un titre qui parle de transition, de passage. Dans mes images de paysages urbains, dont je rends les couleurs légèrement « grinçantes », dans les portraits contextuels et propos recueillis, il est question de modernité et d’identité. « Loukoum », le premier de mes travaux « turcs », et son volet Jeunes Turcs, rendent compte de ma rencontre avec une Turquie islamo-capitaliste bouleversée par sa globalisation et le changement de valeurs qu’elle entraîne, ainsi qu’avec une jeunesse avide de « modernité ». Un mot qui rimait dans leurs esprits avec plus de liberté individuelle et un mode de vie plus occidentalisé.
La Turquie de mes images est celle des années 2007 à 2010. Une Turquie où j’ai senti un intense élan mû par la perspective de devenir membre de l’UE. Loin d’Istanbul-la-vitrine, les villes anatoliennes que j’ai choisies, qu’elles soient riches (Kayseri, Konya) ou sinistrées (Trabzon, Diyarbakır), se dotaient à une vitesse vertigineuse de tous les symboles imposés par des modèles globalisés de la ville moderne et s’y miraient fièrement : « urbanisme de la photocopieuse », soit des tours impersonnels remplaçant le vieux tissu urbain à taille humaine, maillage routier densifié, espaces publics gagnés par l’hégémonie de la voiture, zones périurbaines d’habitation et de travail. Les réformes sociétales entreprises grâce aux processus d’adhésion remplissaient les gens, notamment les jeunes, d’un espoir de voir dans quelques années une Turquie « totalement différente », moins conservatrice, plus ouverte, respectant pleinement les droits de l’homme, en paix avec une histoire refoulée (le génocide arménien) comme avec sa population d’origine kurde.
Oui, aujourd’hui, la Turquie me paraît totalement différente mais, hélas, pas comme l’entendaient mes jeunes anatoliens. Si les transformations urbaines gardent malheureusement tout leur élan et continuent à défigurer les villes, les espoirs de voir une Turquie meilleure, en revanche, deviennent des désillusions. Relisant mes entretiens avec les jeunes citoyens turcs, je suis envahie par un sentiment d’énorme gâchis. Que d’espoirs déçus, voire moqués. La Turquie régresse, surtout depuis fin 2014. Je suis persuadée que l’UE, en ne négociant pas loyalement avec la Turquie, est en partie responsable de ce gâchis. Sans vouloir diminuer, bien sûr, la responsabilité d’un Président partisan de la « démocrature ». A l’époque, ce qui a fondé mon engagement photographique au long cours dans la Turquie contemporaine fut mon désir de suivre le pays en pleine mutation que j’ai découvert, un pays entre deux identités, véritablement. Partant de là, je crois que ce terrain riche photographiquement et socialement me retiendra longtemps encore.
Frances Dal Chele
Avril 2017
Si vous êtes unE habituéE de Kedistan, vous remarquerez de suite que cette démarche photographique fait écho à un certain nombre d’articles que nous avons consacré à cette “transition des paysages” qui est en réalité une transformation profondément économique et politique.
Les infrastructures de la fameuse Turquie nouvelle pour 2023, centenaire de la République, sont aujourd’hui la vitrine d’une Turquie de plein pied dans la mondialisation financière capitaliste, tandis que la filiation nationaliste de la “turcité” s’était offert un temps une “illusion démocratique” avec le processus d’adhésion à l’UE, comme carotte pour faire avancer l’âne… La soi-disant première “puissance musulmane laïque” européenne ne faisait pas long feu, en même temps que les intérêts européens amenaient ses politiques à tourner le dos tout en se servant de la Turquie comme pare-feu migratoire.
Il y eu dans cet intervalle de temps la symbolique de Gezi, prise de conscience d’une jeunesse que cette transition n’était pas celle qu’ils voyaient pour leur avenir. On connaît l’enchaînement pour la suite…
Merci encore à Frances Dal Chele !
CONTACT Frances Dal Chele Site Internet | Facebook | fdalchele@club-internet.fr
« du Loukoum au Béton »
Edition trilingue : français/turc /anglais.
Avant-propos de Ahmet Altan, écrivain turc. Préface d’Armelle Canitrot, critique et chef du service Photo au quotidien français LA CROIX.
168 pages, 88 photographies en couleur, format 21,5 x 21,5 cm. Editions Trans Photographic Press 2012 ISBN 9791090371125. Prix : 35 €
Cliquer ici pour feuilleter quelques pages du livre sur le site de l’éditeur.
Pour tout achat ou information, merci de contacter Trans Photographic Press ou la photographe.
Deux actualités en 2017 : • Les Nuits Photographiques de Pierrevert (04), les 27-30 juillet. du Loukoum au Béton sélectionnée pour les projections. • du Loukoum au Béton et Fondements exposées à la Maison des Arts de Sin-le-Noble (59) du 13 octobre au 8 novembre 2017.