Français | English

Qua­tre arti­cles de Aslı Erdoğan, ont été util­isés pour “instru­ire” les chefs d’accusation. Kedis­tan les pub­liera en sou­tien à la cam­pagne de sen­si­bil­i­sa­tion actuelle­ment en cours. #FreeAsliEr­do­gan !

Aslı Erdoğan, écrivaine, est détenue depuis 16 août 2016, dans la prison de Bakırköy à Istan­bul et la peine de prison à vie est demandée à son encontre.

Il est tou­jours périlleux de traduire de tels textes en urgence, et la langue d’Aslı, son écri­t­ure, en en tra­ver­sant une autre, peut y per­dre, comme dans un filet, quelques étoiles…


Arti­cle pub­lié le 20 mai 2016

Le journal du fascisme : aujourd’hui”

Encore une journée qui n’a ni début, ni fin… Comme une vir­gule mise entre deux longues phras­es, entre le passé et l’avenir, au hasard, atten­dant silen­cieuse­ment à l’en­droit où elle est fixée.  Deux très long phras­es, monot­o­nes et redon­dantes… Qui ne dis­ent pas ce qui est advenu et s’est déroulé, ce qui a dis­paru sans pos­si­bil­ité de retour, ce qui sera per­du une fois, et encore une fois… Qui ne donne pas de signe sur ce qui n’ad­vien­dra jamais… Le passé et le futur… Deux mots accrochés aux filets que tu as lâchés sur la sur­face de l’in­con­nu nom­mé la vie, et que tu as sor­ti du brouil­lard, dont les lim­ites, les rives, les eaux ne sont pas vis­i­bles. Qui réson­nent vide, qui, quand tu les colles à l’or­eille, lan­cent les éclats de rire de l’in­fi­ni… La boue silen­cieuse et refroi­die, ton “passé”, ton unique passé, que tu as arraché de tes mains nues, des pro­fondeurs sans lumière, des rochers ; mais qui coulent, avant d’ar­riv­er en haut, entre tes doigts gelés… Mais juste là, sur l’autre rive, comme une armée dont les baïon­nettes bril­lent à la lumière du soleil, se pré­parant à fon­dre sur toi inévitable­ment, l’ ”avenir”… Et, coulant juste à l’in­térieur, comme s’ils infu­saient d’une crevasse irré­para­ble, les instants, les jours, aujour­d’hui. La vie qui ressem­ble à une blessure dont on ressent la douleur lorsqu’elle refroid­it, ou, peut être, car­ré­ment l’ab­sence de vie, qui fait sen­tir son exis­tence seule en douleur.

Les jours de mas­sacre… Cru­auté, larmes et sang. Les mots qui définis­sent les couleurs, les ombres, la lumière de notre vie quo­ti­di­enne qui rétré­cis­sent l’hori­zon de la réal­ité, ne sont plus les “thèmes” des march­es obsolètes, des épopées, des grands con­tes, que per­son­ne ne lit sans être obligé, ou au con­traire, les sujets des nou­velles, mille fois lues, écoutées, suiv­ies sans cesse.. Comme si nous avions beau­coup de mots à dire, mais nous n’avons plus de voix. Comme si cette voix qui résonne vide, quand nous voulons dire, don­ner un sens, don­ner des mots, ne nous apparte­nait plus, comme si ce silence qui a pris la place des vrais cris que nous ne pou­vons hurler, ne nous apparte­nait plus… Nos poignées de mains sont plus douces, plus cour­tes, nous con­stru­isons rapi­de­ment les phras­es habituelles, nous nous les ten­dons plus vite l’une à autre… A chaque occa­sion, nous répé­tons de toutes nos forces, que “nous vivons dans de tels mau­vais jours” , nous répé­tons et nous nous con­solons. Nos appels “nous exis­tons, nous sommes là” réson­nent plus longue­ment, réson­nent et restent sans réponse. Comme des pan­tins dont le maquil­lage est rafraîchi, nous tournons nos vis­ages les plus résis­tants l’un à l’autre, mais, comme si per­son­ne ne pou­vait regarder dans nos yeux… Les regards sans curiosité, sans ques­tion, sans réponse, glis­sent ailleurs, au loin, avec la las­si­tude de ceux qui savent ce qu’ils vont voir… Les miroirs sont plus déserts qu’à l’ac­cou­tumée, sans âme… Des yeux vides et morts, des mots vides et froids, des cœurs froids et morts… Comme si c’é­tait une copie bâclée de nous même que nous envoyions au passé, à notre pro­pre passé. Quant aux traits du vis­age que nous offrons au futur, ils ne peu­vent en aucune façon pren­dre forme, comme si une absence de forme était tro­quée con­tre une autre… Nous tra­ver­sons ces jours, lente­ment, comme marcher au bout des doigts dans un couloir d’hôpi­tal… Comme si, dans une inter­minable aurore grise de pur­ga­toire, sur un endroit qui se ral­longe comme une langue fine dans des brouil­lards, dans un lieu que les cris et appels ne peu­vent plus attein­dre, nous mar­chions, nous marchions.

Le poids insup­port­able de vivre et d’écrire dans les jours où des gens ‑dont cer­tains blessés , d’autres enfants- encer­clés dans des sous-sols, sont brûlés vifs… Le poids ter­ri­ble du silence que les mots por­tent, les mots sub­sti­tués à la place de la vie… Cette falaise est là et ici, dans le passé, dans le futur, dans le présent… Nous avons beau détourn­er nos yeux, elle, ne quitte pas son regard, d’une pro­fondeur unique, de nos yeux. Elle regarde avec le silence des réc­its, des phras­es qui ont per­du leur sujet, de toutes les his­toires inachevées, elle regarde avec le silence éter­nel de toutes les vies, elle attend, et dans l’in­fi­ni brumeux, elle marche entre nous.

Plus tard, quand nous nous retournerons pour regarder l’au­jour­d’hui, nous allons peut être dire “En réal­ité, nous avions bien aimé le fas­cisme !”, en fer­mant par des pein­tures toute neuves, les blessures pro­fondes d’un pantin…


Pour accéder aux qua­tre arti­cles, et davan­tage, cliquez sur ce dossier.

Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
KEDISTAN on EmailKEDISTAN on FacebookKEDISTAN on TwitterKEDISTAN on Youtube
KEDISTAN
Le petit mag­a­zine qui ne se laisse pas caress­er dans le sens du poil.