Nous pub­lions un inter­view parue dans Repair  en 2015, avec Pınar Selek : Soci­o­logue et écrivaine turque, mil­i­tante fémin­iste, anti­mil­i­tariste et écologiste.

Cette inter­view date déjà, mais fait écho au débat sur l’in­ven­tion de la “turcité”, ani­mé entre autres par Eti­enne Copeaux, à Douarnenez cet été, dont nous avions pub­lié ici même la vidéo.

Mer­ci pour cette carte blanche, don­née par le site Repair, pour repro­duire et re-dif­fuser cet arti­cle, et bien sûr à l’amie Pınar Selek, tou­jours bien­v­enue sur ces pages.

Dans cette inter­view, Pınar Selek rap­pelle que l’identité turque n’est qu’une créa­tion de l’État-nation qui a été imposée à tous les citoyens de Turquie. Selon elle, il est nor­mal que les peu­ples opprimés lut­tent pour défendre leurs iden­tités spé­ci­fiques, mais cela ne doit pas pour autant men­er à la créa­tion d’une autre iden­tité dom­i­nante. La soci­o­logue revient égale­ment sur les mou­ve­ments con­tes­tataires et leurs évo­lu­tions en Turquie — des années 80 à aujourd’hui — ain­si que sur le rôle déter­mi­nant de Hrant Dink et du jour­nal Agos dans le change­ment de l’identité arméni­enne en Turquie et de la société civile en général.

REPAIR : Que vous inspire le mot « identité » ?

Pınar Selek : Je ne suis pas iden­ti­taire ni en tant que femme ni en ter­mes d’origine eth­nique. Et j’aime l’idée de pou­voir sor­tir des iden­tités afin de créer une autre façon de vivre. Bien sûr, nous avons cha­cun des car­ac­tères pro­pres, une langue et une cul­ture et c’est une bonne chose de résis­ter pour les pro­téger. Mais je n’ai pas l’habitude de dis­cuter avec le terme « iden­tité » — même s’il y en a — car les iden­tités sont, selon moi, des con­struc­tions poli­tiques et sociales. J’ai écrit un livre1

sur la con­struc­tion de l’homme et com­ment le sys­tème patri­ar­cal con­stru­it les hommes. La pre­mière chose dont je par­le c’est com­ment l’identité turque a été créée par le haut, par une con­struc­tion de l’État-nation qui était chargé de créer l’identité turque et de l’imposer à tout le monde.

Selon vous, l’identité se fab­rique donc…

Tout comme l’identité femme ou homme. Il s’agit de quelque chose que l’on apprend, ce sont des cadres dans lesquels tout le monde doit ren­tr­er. Or, nous avons tous plusieurs iden­tités et nous n’avons pas à coïn­cider à ces cadres. Per­son­nelle­ment, je suis pour sor­tir de ces derniers. Ain­si, je tente de créer une sub­jec­ti­va­tion dans la poli­tique et dans la vie, et c’est pour cela que les iden­tités pour moi sont très dan­gereuses si l’on souhaite faire une poli­tique de lib­erté. Mais dans le même temps il faut accepter le fait que comme il y a une dom­i­na­tion eth­nique, nation­al­iste et patri­ar­cale, les opprimés con­tes­tent et lut­tent pour leurs iden­tités, celles qu’ils souhait­ent avoir. Et de ce fait, ils créent une autre identité.

C’est donc un cer­cle sans fin ?

Les Kur­des, par exem­ple, sont en train de créer leur État-nation et sont donc en train de créer une iden­tité kurde. C’est une bonne chose qu’ils s’émancipent de la dom­i­na­tion des autres États, mais il est impor­tant de savoir com­ment cela va évoluer. Être Kurde ou Turc n’est pas très impor­tant pour moi car il s’agit au fond de créer des nation­al­ismes. C’est bien sûr une richesse de par­ler turc, kurde ou arménien dans les mêmes régions et qu’il y ait des dif­férences entre les gens, mais la con­struc­tion par l’État d’une nation me fait peur.

Dans votre dernier livre[footnoe]Parce qu’ils sont Arméniens, Liana Levi, févri­er 2015[/footnote], vous expliquez avoir des orig­ines grec­ques et oubykh. Com­ment définiriez-vous votre identité ?

Dans ma famille, on ne par­lait pas d’ethnicité et nous ne dis­cu­tions pas sur notre his­toire ou nos orig­ines eth­niques, nous avions sim­ple­ment une iden­tité de gauche, stam­bouliote. Nous n’avons pas creusé plus que ça et sommes entrés de fac­to dans une iden­tité dom­i­nante. Ce qui me fait penser que même si on refuse les iden­tités on entre quand même dedans !

Si vous refusez de vous définir par rap­port à une iden­tité spé­ci­fique, que reste t‑il de turc chez vous ?

Il y a une iden­tité turque imposée, que je n’accepte pas. Pour moi, l’identité, c’est une langue, une cul­ture, mais pas plus que ça. Mais même si je ne souhaite pas être dans cette iden­tité créée par un État-nation j’ai aus­si une langue, un héritage. Je garde les côtés posi­tifs de cette cul­ture qui me plaisent comme les chan­sons, la poésie, la cui­sine ana­toli­enne qui mélange la nour­ri­t­ure turque, kurde, arméni­enne, grecque… Mais finale­ment, ce qui me relie le plus à cette cul­ture turque ce sont les chan­sons et les écrits. La langue en général. Je ne me sens pas enfer­mée dans une iden­tité unique, mais je me revendique plutôt comme une ana­toli­enne ou une stam­bouliote qui par­le turc.

Alévis, Kur­des, Arméniens islamisés… beau­coup de peu­ples revendiquent leurs dif­férences et leurs iden­tités en Turquie aujourd’hui. Êtes-vous d’accord pour dire qu’aujourd’hui il existe une crise d’identité en Turquie ?

Oui, il y a bien une crise d’identité car l’identité imposée par l’État-nation est remise en ques­tion ; et ce, depuis une trentaine d’années déjà. En tout pre­mier par les Kur­des, mais n’oublions pas égale­ment que les mou­ve­ments fémin­istes ont joué un grand rôle dans cela car les femmes n’ont pas accep­té les sym­bol­es que la République turque leur a imposés. Dans plusieurs couch­es de la société il y a eu des mobil­i­sa­tions qui ont remis en ques­tion cette iden­tité dom­i­nante car celle-ci touchait vrai­ment toutes les sphères de la vie : com­ment s’habiller, com­ment met­tre son cha­peau, etc. C’était une con­struc­tion totale. Et quand la société a com­mencé à se mobilis­er, tout le monde a remis en ques­tion cette iden­tité à sa façon. Ces luttes se sont retrou­vées car lorsqu’il y a répres­sion il y a aus­si con­ver­gence des dif­férentes luttes. Il y a donc eu des inter­ac­tions entre les luttes et des inno­va­tions dans chaque mou­ve­ment. Et tout cela s’est rejoint dans la remise en ques­tion de l’identité. Après les Kur­des, les Arméniens ont com­mencé à bouger, puis les Alévis dans les années 90. On a vu une mobil­i­sa­tion des Syr­i­aques, des Tzi­ganes aus­si. Les Grecs ont créé leur journal…

Com­ment expliquez-vous ce phénomène. Pourquoi dites-vous qu’il a débuté il y a trente ans ?

Avant le coup d’État de 1980 la gauche turque dom­i­nait l’espace mil­i­tant et repor­tait tous les prob­lèmes de dom­i­na­tion eth­nique, sex­uelle et autres à l’après révo­lu­tion. Tous les con­flits internes à la société étaient devenus invis­i­bles. Mais lors du coup d’État et de la défaite vio­lente de la gauche, les ex mil­i­tants ont com­mencé à dis­cuter entre eux et cela a déclenché un autre proces­sus et créé une aire, un espace de dis­cus­sions. De là sont sor­ties les fémin­istes, les Kur­des… Tout d’un coup on a vu l’émergence de tout un tas de caus­es inédites dans cet espace qui se sont trans­for­mées en mou­ve­ments con­tes­tataires importants.

Cer­taines per­son­nes refusent de se dire turques et préfèrent se définir comme étant « de Turquie ». Qu’en pens­es vous ?

Comme cette iden­tité est en crise, les mil­i­tant, les intel­lectuels, les gens pro­gres­sistes en général, ne se dis­ent pas Turcs. Car ce mot, « Turc », est un mot imposé. Alors on dit « de Turquie ». On ne veut pas s’identifier, se définir à par­tir d’une nation, mais par rap­port à un pays ou une citoyen­neté. Main­tenant, je pense qu’il faudrait même ne plus se définir par rap­port à un pays, mais une région. En ce qui con­cerne l’Est de la Turquie, les Turcs par­lent de Turquie, les Kur­des de Kur­dis­tan, les Arméniens d’Arménie… bien­tôt on se dira tout sim­ple­ment d’Anatolie ou de Mésopotamie, qui sait ?

Qu’est-ce qu’être Turc finalement ?

Il y a plusieurs déf­i­ni­tions, plusieurs sens. Mais il est très impor­tant de dire que l’identité turque a été créée sur l’extermination des non musul­mans — le géno­cide des Arméniens, l’exclusion et les mas­sacres des Grecs, etc. — et par l’accueil en Ana­tolie des com­mu­nautés musul­manes des Balka­ns, du Cau­case… On leur a dit : « Vous êtes tous Turcs. Heureux celui qui se dit turc… ».

Comme d’autres citoyens d’un pays vivant en dias­po­ra, les Turcs sem­blent être très fiers de leur pays et de leur iden­tité turque. Ils se définis­sent bien sou­vent comme Turcs avant d’être Français ou Alle­mands par exem­ple, même s’ils en pos­sè­dent la nation­al­ité. Pourquoi ?

J’ai écrit « Devenir homme en ram­pant » car je me demandais pourquoi ces hommes étaient si orgueilleux en répé­tant qu’ils sont des hommes, qu’ils sont fiers d’être hommes. Puis j’ai com­mencé à voir com­ment ils se con­stru­isent depuis l’enfance, dans les écoles… com­ment on leur tape sur les épaules en leur répé­tant « tu es un homme ». On apprend aus­si à être turc. Depuis l’enfance on dit que le Turc est fort, il est ceci et cela, le sol­dat aus­si… Il y a un mythe, une con­struc­tion imag­i­naire dans toutes les nations. Et lorsque ces gens se ren­dent en Europe, quand ils subis­sent l’exclusion, la pau­vreté et sont humil­iés tout le temps, c’est la seule chose à laque­lle ils peu­vent se rat­tach­er. Ils ont besoin d’avoir cette con­fi­ance et ce respect pour eux-mêmes et exac­er­bent ce qu’on leur a appris.

Au début de votre dernier livre, vous expliquez qu’en Turquie, l’on choi­sis­sait les pro­fesseurs d’histoire géo­gra­phie, de sécu­rité nationale et de lit­téra­ture par­mi les plus nation­al­istes… pourquoi ? Quel impact cela a‑t-il eu sur les élèves ?

Il y a beau­coup de change­ments bien sûr grâce à la mobil­i­sa­tion de la société civile et de cer­tains enseignants qui con­tes­tent cela. Mais quand bien même, les textes édu­cat­ifs sont tou­jours nation­al­istes. Il faut les chang­er. Le mécan­isme de l’éducation est l’un des plus impor­tants pour l’État. Il s’agit d’un mécan­isme idéologique qui crée une hégé­monie dans la société, c’est-à-dire qu’il essaie d’inscrire des idées de l’État dans le cerveau et le corps des per­son­nes. Cela paraît peut-être absurde, mais quand on vous répète sans cesse quelque chose on s’y habitue. Il y a une étape qui fait que l’on ne voit plus, qu’on ne ressent plus cette répéti­tion qu’on nous impose car on est tout sim­ple­ment habitués.

Vous même, avez vous con­nu ce sentiment ?

Per­son­nelle­ment, j’avais de la chance car j’avais une famille con­tes­tataire. Mon père était en prison et je met­tais tout en ques­tion depuis le début. Mais mal­gré cela, on s’habitue. Jusqu’à ce que l’on fasse des ren­con­tres dans la vie, on nous habitue à ce qu’on par­le des Arméniens de manière péjo­ra­tive. Même si l’on est dans la con­tes­ta­tion, on s’habitue. Ou plutôt, on s’adapte. Même les Arméniens sont habitués à ça en Turquie, c’est de l’ordre de la psy­cholo­gie des opprimés. Quand j’ai plus tard ren­con­tré dans la con­tes­ta­tion le même dis­cours un peu mod­i­fié, j’ai bien com­pris que les mil­i­tants eux-mêmes avaient été for­matés. Même s’ils cri­ti­quaient cette édu­ca­tion, leur cri­tique n’était pas assez pro­fonde et ne leur a pas per­mis de dépass­er tout ça.

Com­ment faire juste­ment pour « dépass­er tout ça » ?

Je pense qu’il est impor­tant d’écouter les expéri­ences des autres et aus­si de réfléchir. La réflex­ion est impor­tante. Quelque­fois, la vio­lence annule toute pos­si­bil­ité de réflex­ion. Mais il faut essay­er de trou­ver des liens et tout remet­tre en ques­tion, même ce qui peut paraître « nor­mal ». C’est le plus important.

L’arrivée de l’AKP au pou­voir a‑t-elle eu un impact sur l’identité turque ?

Les gens de l’AKP essaient de mod­i­fi­er le mod­èle kémal­iste turc, celui du turc occi­den­tal, « mod­erne ». Ils essaient de créer une nou­velle iden­tité turque plus tra­di­tion­nelle, plus libérale et plus con­ser­va­trice. Mais cela, pas seule­ment par rap­port à l’ethnie, mais aus­si par rap­port à l’économie. Il s’agit d’un mou­ve­ment poli­tique néo­con­ser­va­teur et néolibéral. Même si l’islam est mis en avant, il s’agit surtout d’un mou­ve­ment néo­con­ser­va­teur. Ils essaient d’adapter cette iden­tité au nou­veau con­texte, aux nou­veaux besoins cap­i­tal­istes. Et ça fonc­tionne. Seule­ment, les attaques con­tre eux devi­en­nent de plus en plus impor­tantes. Les mou­ve­ments con­tes­tataires réus­sis­sent de mieux en mieux à devenir des obsta­cles pour l’identité éta­tique dominante.

Quid d’Erdoğan dans ce processus ?

On par­le beau­coup de lui, mais je ne pense pas qu’il soit pire que les autres par­tis qui avaient for­mé des gou­verne­ments avant lui. Il a un côté grossier et provo­ca­teur, mais en tant que fémin­iste qui milite depuis longtemps dans l’espace mil­i­tant, je peux vous assur­er que nous avons vécu les mêmes prob­lèmes avec les autres gou­verne­ments. Ils étaient très nation­al­istes, vrai­ment. Je pense que la même ligne per­dure, mais comme je l’ai dit, Erdoğan essaie de con­stru­ire une nou­velle iden­tité car la Turquie veut désor­mais jouer le même rôle que celui de l’Empire ottoman il y a longtemps. Et les gens au pou­voir ont bien com­pris qu’avec l’État-nation ils ne peu­vent pas le faire et qu’ils ont besoin d’un autre type d’organisation étatique.

Mais ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les gou­verne­ments mais ce qui se passe dans les rues. Quand les évène­ments de Tak­sim se sont ter­minés tout le monde avait dit que c’en était fini du mou­ve­ment, mais pas moi. Les dynamiques qui ont créé ces mobil­i­sa­tions con­tin­u­ent, elles se sont certes pro­tégées, mais elles ont créé d’autres formes d’organisation. Une nou­velle con­tes­ta­tion, à l’identité et à l’idéologie mul­ti­ple et mélangée a com­mencé à créer des valeurs com­munes. Ce change­ment ren­force les mobil­i­sa­tions qui peu­vent touch­er plusieurs niveaux de la société. Surtout, je remar­que que les gens y croient et cela leur donne de l’espoir pour poursuivre.

Percevez-vous un change­ment chez les Arméniens en Turquie ?

À par­tir des années 90 les Arméniens ont com­mencé à bouger en Turquie en enta­mant un dia­logue assez impor­tant avec les autres mou­ve­ments con­tes­tataires du pays. Cela a créé une trans­for­ma­tion dans l’identité même de la con­tes­ta­tion. Les Arméniens, après l’assassinat de Hrant Dink se sont beau­coup poli­tisés et sont désor­mais en train de créer une autre façon de vivre et de con­tester. Hrant Dink a été tué parce qu’il a dépassé les lim­ites. On a voulu en faire un exem­ple pour faire peur. Mais ce qui est très éton­nant c’est qu’au lieu de créer une peur cela a créé une mobil­i­sa­tion, un mou­ve­ment social assez impor­tant, et main­tenant les gens con­tin­u­ent à dépass­er les fron­tières admis­es, les lignes rouges. Beau­coup de per­son­nes main­tenant par­lent du géno­cide certes, mais essaient d’aller plus en avant et de creuser encore plus loin. On par­le sou­vent d’une trans­for­ma­tion en Turquie, mais ce que je vois n’est pas un change­ment struc­turel du poli­tique, mais plutôt une trans­for­ma­tion de l’espace mil­i­tant et de la société civile qui est pos­si­ble grâce à des luttes menées bien avant.

Quid de la dias­po­ra arménienne ?

En dias­po­ra, les oppor­tu­nités sont très dif­férentes. Il n’y a pas les mêmes oppres­sions. Les gens ne risquent pas d’être inquiétés pour leurs idées ou leurs dis­cours. Ils ne vont pas en prison pour cela. Il y a dif­férentes dif­fi­cultés et oppor­tu­nités qui créent une autre manière de faire de la poli­tique. D’autres sources d’inspiration poli­tique ou théorique sont dévelop­pées. La dias­po­ra a pu aller plus loin dans ses reven­di­ca­tions. En Turquie c’était la réc­on­cil­i­a­tion qui était en avant à l’époque, en dias­po­ra les répa­ra­tions. Main­tenant en Turquie on par­le des répa­ra­tions et cela est très impor­tant je pense. On com­mence aus­si à établir un dia­logue avec les autres mou­ve­ments de con­tes­ta­tion en Turquie et on essaie de lut­ter et créer ces répa­ra­tions ensem­ble. C’est dans la lutte qu’on se construit.

Quel a été le rôle de Hrant Dink dans le change­ment de l’identité turque ?

Lui et son groupe ont fait un tra­vail très impor­tant en Turquie. Ils ont analysé le con­texte puis ont trou­vé des tac­tiques pour dépass­er les impass­es. Pre­mière­ment ils ont créé des con­ver­gences avec les dif­férentes luttes, avec des cri­tiques con­struc­tives. Hrant Dink cri­ti­quait tout et tout le monde, mais surtout, il le fai­sait en tant qu’Arménien. Sa pre­mière tac­tique c’était de lut­ter avec d’autres mou­ve­ments car ensem­ble on est plus fort. Il a com­pris qu’il ne fal­lait pas rester seul. Deux­ième­ment il raison­nait de tra­vers : il ne dis­ait pas « géno­cide », mais « où sommes-nous ? » et dévoilait ain­si de manière détournée l’existence des Arméniens islamisés. Pro­gres­sive­ment tout le monde a com­mencé à en par­ler. Hrant Dink a mon­tré qu’on pou­vait militer en tant qu’Arménien. En tant qu’Arménien, en Turquie. C’est très impor­tant de rajouter cela. Sor­tir de l’anonymat et dire « Je suis Arménien en Turquie », dans ce con­texte par­ti­c­uli­er, cela change tout et cham­boule l’ordre social. Hrant Dink a réus­si à faire ça.

Le jour­nal Agos a‑t-il joué un rôle également?

Agos était un lieu de croise­ment, mais après la mort de Hrant il y a eu un change­ment d’échelle. Toutes les choses qu’il a con­stru­ites, les liens qu’il avait créés se sont révélés tout de suite après sa mort. Plusieurs groupes arméniens ou autour de la ques­tion arméni­enne se sont créés et se sont réu­nis autour d’Agos. La dimen­sion émo­tion­nelle est impor­tante dans les change­ments de cette nature. La mobil­i­sa­tion après la mort de Hrant c’est pour moi la pré­pa­ra­tion des man­i­fes­ta­tions de la place Tak­sim. Celles-ci ne sont pas tombées du ciel car on con­state que les mêmes modes d’organisation dans cet événe­ment étaient déjà util­isés lors des rassem­ble­ments pour Hrant Dink. Ces trans­for­ma­tions sont très impor­tantes. Les gens désor­mais osent par­ler de géno­cide, osent par­ler de leurs ancêtres. On ne peut plus retourn­er en arrière. Mais il y a encore beau­coup de choses à faire encore. Il ne faut pas exagér­er les avancées. La trans­for­ma­tion de l’espace mil­i­tant en Turquie est impor­tante mais peut-on chang­er les choses seule­ment avec ça ? Non. Il faut une sol­i­dar­ité et des pres­sions inter­na­tionales. Il ne faut pas oubli­er que la plu­part des Arméniens sont déter­ri­to­ri­al­isés. Il y a 60 000/70 000 Arméniens en Turquie et des mil­lions en dias­po­ra. Le prob­lème des répa­ra­tions n’est pas seule­ment celui des Arméniens de Turquie, ni de ceux de dias­po­ra ou d’Arménie. C’est aus­si le prob­lème des Turcs et de l’humanité car le géno­cide est un crime con­tre l’humanité. Il faut donc réfléchir ensemble.

Vous qui côtoyez désor­mais les Arméniens de la dias­po­ra en France, que pensez vous d’eux ? Que vous ont-ils appris ?

Il n’y a pas vrai­ment de com­mu­nauté arméni­enne homogène. Mais j’avais des préjugés sur la dias­po­ra en venant de Turquie. Je pen­sais qu’elle était dans cette iden­tité arméni­enne fer­mée, qu’elle ne par­lait pas d’autre chose… Main­tenant, grâce aux recherch­es que je mène sur les mobil­i­sa­tions arméni­ennes en dias­po­ra et en Turquie et sur les reven­di­ca­tions, j’ai beau­coup écouté les his­toires, les tra­jec­toires des gens et j’ai appris beau­coup de choses. Je suis en train de voir les dif­férentes expéri­ences et dif­fi­cultés de ces per­son­nes que je ne con­nais­sais pas. J’ai bien com­pris qu’il faut tou­jours remet­tre en ques­tion ses préjugés et la dias­po­ra arméni­enne m’a appris à me pos­er plein de ques­tions sur mes à priori.

Et sur les mêmes ques­tions, ne man­quez pas ce débat avec Eti­enne Copeaux organ­isé à Mar­seille par le jour­nal CQFD.

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