Les identités de Dersim de la fin du XIXème siècle à nos jours
Cet article est un essai académique rédigé en 2013. Il prend pour objet l’épineuse question de l’identité de Dersim ou identité dersimie.
La notion d’identité, sans égard pour ses contours mouvants et incertains, ni paralysie face à l’impressionnante littérature qu’elle a généré en sciences sociales, est ici appréhendée de manière « intuitive », ou proche du sens commun. On part donc d’une définition a minima : l’identité comme « la partie de soi qui provient de la conscience qu’à l’individu d’appartenir à un groupe social ainsi que la valeur et la signification émotionnelle qu’il attache à cette appartenance » 1L’essai, construit à partir d’une restitution d’éléments historiques et empruntant le matériel de quelques « terrains informels » (dans la diaspora et en Turquie), emploie le « je » et le langage parfois laborieux des études universitaires. En mettant en perspective les images d’Épinal du Dersim kurde alévi et rebelle, il permet néanmoins de revisiter une bonne partie de l’histoire de la Turquie contemporaine sous l’angle des relations entre contestation du pouvoir, minorisation, et constructions identitaires des groupes sociaux. Le lecteur curieux d’historicité y trouvera des éléments susceptibles d’éclairer une partie des dynamiques dans lesquelles s’inscrivent les événements en cours.
Luz Bartoli
PLAN
Introduction
1) Kurdes et Alévis : des communautés minorisées sous la République de Turquie
- L’identité kurde
1) La kurdicité avant le XXème siècle
2) La kurdicité à l’heure du nationalisme kurde
3) Remise en question des frontières de la kurdicité depuis les années 1980- L’identité alévie
1) Luttes de sens sur la définition, la nature et les origines de l’alévité
2) Politisation de l’alévité (puis de l’alévisme) sous la République2) Dersim
- Appartenances politiques et politisation des appartenances
- Appartenances ethniques et ethnicisation des appartenances
- La dimension identitaire des révoltes de Dersim
- De Dersim Isyanı à Dersım Katliyamı et Dersim Soykırım
Conclusion
La mobilisation du registre identitaire dans les discours d’acteurs, qu’il soient ou non institutionnels, s’inscrit en Turquie dans un contexte politique marqué par de fortes polarisations. La volonté de construction d’un Etat-nation unitaire a été menée par les élites politiques selon une conception excluante, qui a conduit à la négation, à la délégitimation et souvent à la criminalisation des « identités particularistes ». Celles-ci ont cependant connu une véritable renaissance depuis les années 1980, affirmant, sur un mode plus ou moins radicalisé, des différences – ethniques et religieuses notamment – et venant s’imposer dans le débat public avec l’exigence d’une redéfinition du « Pacte national ». Parmi ces groupes, les Kurdes et les alévis2(avec les partisans de l’Islam politique) sont ceux dont les mouvements ont été les plus efficaces pour imposer à l’État une renégociation et un repositionnement, discursif, symbolique et institutionnel. L’« ouverture kurde » et l’« ouverture alévie » de l’AKP au tournant des années 2000 sont en grande partie les résultats de ces luttes toujours en cours. Par ailleurs, le pouvoir centraliste a du compter depuis ses débuts avec des contestations nombreuses, issues de différents segments de la société. La volonté de détruire l’autonomie politique des aşiret3kurdes, qui s’accroît lors de la fondation de la République, la modernisation/occidentalisation/laïcisation menée ensuite à marche forcée par les élites kémalistes au détriment de l’ümmet musulmane, le régime de parti unique, le recentrage de l’identité nationale sur la turcicité ethnique, le caractère militariste et autoritaire des régimes qui se sont succédé, la redéfinition de l’identité nationale dans le cadre de la synthèse turco-islamique… autant de configurations politiques qui ont provoqué les révoltes et soulèvements brutalement réprimés ainsi que les affrontements violents qui jalonnent l’histoire de la Turquie contemporaine.
À la contestation du pouvoir par la gauche non institutionnelle, à son apogée dans les années 1970, écrasée par le coup d’État de 1980, a succédé la guérilla du PKK, et une guerre de 30 ans durant laquelle la brutalité et les exactions de l’État ont souvent été dénoncées. Dans les années 1990, le PKK investit la région de Dersim et la répression étatique est d’une telle sévérité que le parallèle est vite fait avec ce qu’il est convenu d’appeler les « massacres de 38 », qui ont fait des dizaines de milliers de victimes. Plus récemment, les projets de barrage qui, dans le cadre du GAP menacent d’ensevelir une partie des vallées de Dersim, sont l’occasion pour de nombreux acteurs de brandir cette « mémoire » de persécution, rappelant qu’ils ont été de longue date été les victimes de politiques d’État dirigées contre eux en raison d’un triple stigmate : région kurde, région alévie, région de dissidence.
Nous avons là trois dimensions socio-historiques qui ont contribué à la « construction identitaire » : de Dersim dans le sens ou elles sont largement conçues comme pertinentes, que ce soit au niveau de l’hétéro-définition comme de l’auto-définition des Dersimis. Pour autant, une telle lecture risque de pêcher par essentialisme si elle n’intègre pas l’hétérogénéité, les clivages, et les luttes de sens qui traversent l’«alévité» comme la « kurdicité », ainsi que le caractère pluriel et malléable des appartenances identitaires attribuées, mobilisées ou revendiquées par des groupes en fonction des contextes, des contraintes et des intérêts historico-politiques.
L’approche théorique de Fredrik Barth a notamment permis de mettre en évidence que la constitution et le maintien d’un groupe ethnique dépend davantage de sa capacité à produire et entretenir «de la frontière» avec d’autres groupes que d’un «contenu culturel» spécifique qui serait partagé par l’ensemble de ses membres. Individus et collectifs vivent dans des contextes qui laissent à leur disposition, avec des marges de manœuvre variables, plusieurs marqueurs identitaires qu’ils pourront choisir (consciemment ou non) de mettre en avant ou de gommer selon la situation. Dans la plupart des cas, plusieurs appartenances, parfois concurrentes, appellent la loyauté de l’individu ou du groupe en question. Construites et historiquement situées, ces appartenances s’inscrivent toujours dans une dualité : « Nous » versus « Eux ». L’identité mobilisée n’a de sens qu’en relation à la définition de cet « Autre » qui lui donne sa pertinence (the relevant other). — C’est donc en prêtant attention à la « propriété contrastive » des catégories (qui fait que la désignation d’une catégorie appelle dans l’imaginaire du locuteur et de l’interlocuteur les catégories d’opposition appropriées — « alévi » appelle « sunnite », « kurde » appelle « turc » ou « laz » ou « çerkes », « musulman » appelle « chrétien » ou « gavur » (infidèle) ou encore « hétérodoxe »…) que l’on peut espérer comprendre le sens du vocabulaire identitaire choisi par un groupe ou un individu pour se qualifier ou qualifier les autres.
Un flou demeure sur ce qu’il faut entendre géographiquement lorsqu’on parle de Dersim. Faut-il y inclure comme le fait Hans-Luckas Kieser, la région limitrophe de Koçgiri, désignant ainsi une entité culturelle plus vaste ? Faut-il exclure de cette unité culturelle, comme le fait Martin van Bruinessen, les districts de Pertek et Çemişgezek, appartenant au district du Tunceli actuel mais « ethniquement mixtes » (car habités par une proportion non négligeable de turcs sunnites)4On pourrait comme certains le font distinguer entre Iç Dersim (le Dersim intérieur, désignant alors la partie la plus enclavée et montagneuse), et Dış Dersim (le Dersim extérieur, désignant dans ce cas une zone davantage perméable aux influences extérieures mais culturellement reliée à Dersim, par la langue – kurmanci/kirdaskî/zazakî et kirmanci – et surtout par la croyance — kızılbaş ou alévi).
Je me propose dans cette étude de tenter un travail de synthèse concernant les appartenances identitaires tour à tour pertinentes pour caractériser « les Kurdes alévis de Dersim » dans le contexte de la Turquie du XXème siècle. Je commencerai par une mise en perspective historique des évolutions de la « question kurde » et de la « question alévie », en vue de montrer leur complexité, leurs recoupements, et leurs liens avec ces autres pôles de la contestation du pouvoir que sont (ou que furent parfois ) « les gauches » et l’islam politique en Turquie. Je terminerai sur la manière dont ces identités ethniques, religieuses et politiques furent sollicitées des habitants de Dersim dans des « moments clefs » de l’histoire nationale ou locale, de la fin de l’empire ottoman à nos jours, pour conclure sur les incertitudes, débats, et luttes en cours en vue de la (re-)définition de l’identité dersimie.
1) Kurdes et Alévis : des communautés minorisées sous la République de Turquie
Le passage du système étatique ottoman à celui des États nationaux a reconfiguré sous des traits nouveaux la question minoritaire en Anatolie. L’organisation des communautés à l’époque ottomane divisait celles-ci selon des frontières avant tout confessionnelles : le système des millet5accordait un statut formel de protection et d’assujettissement aux communautés non-musulmanes – c’est-à-dire aux Juifs, Grecs et Arméniens, reconnus au titre d’ahl-al kitab, « gens du livre » – les autres sujets de l’empire étant réunis sous la désignation générique d’« ouma/ümmet » musulmane.6Les Tanzimat7 menées en partie sous la pressions des grandes puissances rompent la tradition islamique en proclamant l’égalité de tous les sujets de l’Empire, mais conduisent paradoxalement autant à la « minorisation » de ces millet qu’à leur émancipation, provoquant des mécontentements aussi bien du coté des élites musulmanes (voyant entamé leur statut de millet‑i kahire - « nation/communauté dominante » -) que des élites chrétiennes. Les effets de la ségrégation ne furent pas atténués, mais aggravés par le recoupement des clivages linguistiques avec les distinctions religieuses, ouvrant ainsi la voie aux idées nationalistes – au sens moderne — qui dès lors se renforceront progressivement au sein des différentes communautés de l’Empire. 8
L’établissement de la République à la suite de la première guerre mondiale, de l’effondrement de l’empire ottoman et de la guère d’Indépendance fut la victoire du nationalisme turc (une turcité alors encore définie sans ambiguïté par l’appartenance à l’Islam, à l’image de la doctrine officielle du Comité Union et Progrès qui dirigeait de fait l’empire depuis 1908) sur les autres revendications à caractère nationaliste en terre anatolienne. Le repli effectif de la zone de domination turque – anciennement ottomane – sur l’Anatolie s’est traduit par une manière extrêmement brutale d’envisager les questions d’altérité. Le génocide arménien, les échanges radicaux de population entre Musulmans de Grèce et Grecs orthodoxes de Turquie, ont conduit à la quasi disparition de la présence chrétienne en Anatolie9sur le plan du droit, le traité de Lausanne signé en 1923, qui annule celui de Sèvres (1920), enterre les aspirations nationales kurdes et arméniennes. Il règle le statut des « minorités non-musulmanes » reconnues dans les frontières du nouvel État10 et entraîne l’apparition de nouveaux types de minorités, sans statut. Parmi ces groupes exclus à la fois de la définition unanimiste de la nation (turco-sunnite) et de l’accès aux droits qui (bien qu’amputés dans les faits) avaient été consentis aux minorités reconnues, on trouve les réfugiés du Caucase et des Balkans, les minorités linguistiques comme les Crétois musulmans ou les Arabes et des groupes tels les Kurdes ou les alévis, niés dans leurs spécificités et « minorisés ». Il est entendu que la minorisation s’opère en termes juridiques et politiques, découlant des rapports de domination et non d’une infériorité numérique. Minorités officielles et non officielles ont en commun d’inspirer la méfiance et l’hostilité du pouvoir, qui les traite facilement en étrangers ou en ennemis de l’intérieur. Violentes campagnes nationalistes, pogroms, expulsions, déplacements forcés, répression systématique et violente de toute expression culturelle ou linguistique dissidente… font alors partie du quotidien des « minoritaires » en régime républicain. Seuls les immigrés caucasiens et balkaniques, peu vindicatifs, ont fait exception et représentent peut-être un exemple d’assimilation à la nation turque sans heurts visibles.
Avec une violence physique et symbolique parfois poussée à l’extrême, les régimes qui se sont succédé au pouvoir ont poursuivi la réalisation du projet national originairement porté par les kémalistes. Ce faisant, ils ont globalement reconduit, malgré des quelques évolutions récentes et un assouplissement relatif, l’idéologie officielle, qui repose sur la négation de l’histoire et de la réalité sociologique du pays.
I) L’identité kurde
La gravité de la question kurde aujourd’hui en Turquie se présente clairement comme un « conflit identitaire »11en plus d’un conflit politique : c’est la négation de l’identité ethnique des Kurdes par l’État turc qui est à l’origine de cette guerre qui perdure sous des formes diverses depuis les débuts de la République. Pour autant, la définition ethnique de l’« être Kurde » ne relève pas de l’évidence, a été sujette à des variations, de même que le le degré d’identification de ses membres (et membres potentiels) et l’importance de la frontière séparant ce groupe des autres groupes.
1) La kurdicité avant le XXème siècle
Bien avant la naissance des nationalismes modernes existait une entité qui se désignait et était désignée par le terme « kurde », mais elle ne recouvre pas la même réalité que celle que le mot évoque aujourd’hui. Depuis au moins le XIVème siècle il existe parmi les auteurs du Proche-Orient un consensus sur qui est kurde : il s’agit de ces tribus de l’est de l’Asie Mineure et du Zagros, sédentarisées ou nomades, ne parlant ni turc, ni arabe, ni persan. Y étaient inclus, non seulement ceux qui parlaient le « kurde à proprement parler »12mais aussi le zaza et le gurani. Le « noyau de l’ethnie » était composé de musulmans sunnites, et, avec un degré d’appartenance variable, de chiites, et d’adeptes des différentes sectes hétérodoxes de la région. Il n’y avait d’ambiguïté que pour les Lours et les Bakhtiaris (vivant au sud-est des « Kurdes proprement dits »). En revanche n’étaient pas inclus les nombreux paysans non-tribaux et les urbains vivant dans la même aire, qui comprenaient des musulmans et des chrétiens dont beaucoup avaient comme langue maternelle des dialectes kurdes (ou gurani, ou zaza).
Deux frontières principales semblent valider la conception de la kurdicité de cette époque : la frontière religieuse très nette entre musulmans et chrétiens, qui se caractérisait très concrètement au nord du Kurdistan par une séparation entre Kurdes et Arméniens. Mais il ne s’agit pas d’une frontière entièrement étanche puisque là où les chrétiens étaient forts et militairement organisés (comme par exemple les Nestoriens de Hakkari pendant une bonne partie du XIXème siècle), ils étaient traités en égaux par les tribus kurdes, et certaines d’entre elles allaient jusqu’à s’inclure des chrétiens comme membres. Toujours est-il que les musulmans sunnites arabophones ou turcophones étaient beaucoup moins étrangers aux Kurdes (sunnites) et les frontières entre eux étaient plus floues que celles qui les distinguaient des kurdophones d’autres confessions. La frontière linguistique, aujourd’hui centrale dans la construction des identités ethniques et nationales, semble en comparaison de peu d’importance à l’époque ottomane : on trouve dans les documents ottomans de nombreuses références à des tribus nomades mixtes, comprenant des sections kurdophones et turcophones, et au moins une tribu arabophone qui se considérait comme kurde et était considérée comme telle par les autres Kurdes, et ce jusqu’à nos jours.13
L’autre frontière la plus pertinente pour les acteurs de l’époque, si l’on se tient aux vocables et catégories que ceux-ci utilisaient pour parler de « soi » et de l’« autre », est sans conteste la distinction « de statut » (membre ou non-membre d’une aşiret) . Les gens des tribus se désignaient eux-même simplement comme aşiret ou comme kurd alors qu’ils désignaient les paysans non-tribaux, sans faire entre eux de distinction ethnique, par le terme générique ‘ra’yat ou reaya (« sujets ») et ce qu’il s’agisse de populations kurdophones, zazaphones aussi bien que guranophones ou parlant l’arménien, l’araméique, l’arabe et peut-être le turc. Tendant à se considérer comme les seuls « Kurdes » véritables, ce qui confère au terme une connotation « de caste », les gens des tribus disposaient parfois d’un vocabulaire plus précis pour les paysans qui leur étaient assujettis : le terme de feleh pour les chrétiens, d’autres termes de portée locale parmi lesquels on trouve guran, miskên, kalawspî, kurmanj, ce dernier terme étant d’après Martin Van Bruinessen utilisé pour les paysans musulmans du nord-ouest du Kurdistan, aussi bien zazaphones que kurdophones.
Il est difficile de connaître avec précision le degré d’intégration à la « kurdicité » des autres communautés religieuses kurdophones, les frontières ethniques et religieuses « intra-musulmanes » (pour les groupes ni chrétiens, ni sunnites orthodoxes) n’étant pas clairement fixées dans l’Empire ottoman : dans quelle mesure les tribus alévies, yézidies, Ahl‑i haqq ou chiites de la région se considéraient ou étaient-elles considérées comme kurdes ? On sait par exemple qu’il existait une frontière entre les Kurdes sunnites et les Yézidis, qui n’étaient pas considérés comme musulmans, mais que celle-ci était moins importante que celle qui séparait les Kurdes musulmans des chrétiens. De plus son importance a varié au cours du temps : par exemple, alors qu’on ne trouve aucun yézidi dans la composition sociologique de la première association nationaliste kurde14, dans les années 1930 certains nationalistes kurdes en exil feront du yézidisme idéalisé la « religion kurde véritable ». Lors du recensement irakien de 1987, les Yézidis de ce pays (comme d’ailleurs de nombreux chrétiens assyriens) choisissent de se déclarer Kurdes.15
L’évolution historico-politique interagit manifestement avec la perception qu’ont groupes et individus de leur identité et de leurs appartenances. L’appartenance à l’« ethnie » kurde du XVème au XIXème siècle semble être conçue avant tout en fonction d’un mode de vie (organisé en aşiret, ce qui implique une dimension militaire et l’obéissance à une certaine hiérarchie qu’on peut qualifier de féodale, d’origine nomade – même si l’organisation tribale perdure avec la sédentarisation – et peut-être plutôt montagnarde – même si de nombreuses aşiret kurdes se sont ensuite sédentarisées dans les plaines -). Elle est composée d’un noyau dont la kurdicité ne suscite pas d’interrogation : les aşiret kurdophones (ou parlant zaza ou gurani) de confession sunnite. Autour de ce noyau gravitent des groupes qu’on pourrait situer à la périphérie de la kurdicité : par exemple les clans de même langue maternelle mais que leurs croyances non conformes à l’orthodoxie sunnite distinguent. Avant le triomphe de l’ethnonationalisme, l’appartenance première est bien religieuse. C’est au nom de cette appartenance à l’ümmet musulmane qu’une grande majorité de Kurdes s’engagent aux coté de Mustafa Kemal lors de la guerre de Libération nationale, contre les impérialistes identifiés aux chrétiens, et sur un mode guerrier qui a quelque chose du djihad. C’est en réponse à l’appel qui leur est fait de se battre pour sauver le califat et maintenir l’unité de l’empire (et non de fonder une Turquie indépendante) que la plupart des Kurdes prennent les armes16, combattant les ennemis chrétiens et participant aux massacres puis au génocide des Arméniens17 qui permettent d’« islamiser » les six vilayets de l’est.
Nous verrons que les Kurdes alévis ont eu une attitude toute différente. Le tournant radical effectué par les kémalistes, recentrant la définition de la nouvelle nation sur la turcicité ethnique, et ce à la fois contre les Kurdes et contre l’Islam désormais identifié à l’arriération religieuse,18fera prendre à l’ethnonationalisme kurde son véritable essor. Le travail de redéfinition de l’identité kurde, la construction discursive et symbolique du peuple kurde en tant qu’ethnie, et plus encore, en tant que nation, prend alors de l’ampleur. Parmi les outils politiques et épistémologiques alors disponibles, dans le premier quart du XXème siècle, et dans la suite des 14 points de Wilson, le concept de nation est l’outil principal selon lequel il s’agit de reconfigurer l’appartenance à l’ethnie pour pouvoir prétendre à l’autodétermination politique.
2) La kurdicité à l’heure du nationalisme kurde
La question de savoir si les Kurdes constituent une nation et, qui cette nation comprend, ne peut recevoir de réponse objective. Comme le souligne Martin van Bruinessen, toute réponse à cette question constitue en soi une posture politique. L’organisation de la lutte politique, pour la reconnaissance des « droits culturels », pour le droit à l’autodétermination, ou pour la fondation d’un État indépendant19, repose sur la capacité à créer un sentiment d’appartenance commun et à mobiliser sur cette base les différents éléments susceptibles de révéler/créer cette unité. Ni la charte des Nations Unies ni Wilson ne donnant de définition précise de la nation, c’est la définition de Staline, avec ses cinq critères, qui va s’avérer déterminante pour les premiers nationalistes kurdes : pour constituer une nation, il faut avoir une histoire, une langue, une vie économique communes, un territoire commun, et « un tempérament psychologique se manifestant dans une culture commune »20, Seuls les peuples correspondant à ces critères méritent la solidarité socialiste dans leur lutte pour l’autodétermination. Faute d’y répondre un peuple doit se contenter du statut de « minorité nationale »21.
Les succès politiques du mouvement nationaliste kurde, surtout depuis les années 1990 où il est devenu un véritable mouvement de masse capable de mobiliser dans toutes les parties du Kurdistan, et fort d’une diaspora transfrontalière active et organisée qui a su imposer la reconnaissance de l’existence des Kurdes et gagner de nombreux soutiens à l’échelle internationale, ne doivent pas nous faire oublier qu’il a surtout été durant la plus grande partie du XXème siècle la préoccupation d’une élite lettrée trouvant des alliances de courte durée avec des élites traditionnelles dont les intérêts et les motivations n’étaient pas nécessairement similaires ni compatibles. Les révoltes et les soulèvements issus de ces alliances, si elles ont marqué la mémoire collective, et été intégrées à l’« histoire nationale » kurde comme symboles de la continuité et de la détermination du peuple kurde à exister et être reconnu comme tel, ont en fait été d’une étendue relative et n’ont pas suscité la solidarité interkurde escomptée par les leaders. Comme nous le verrons les recherches actuelles sur les plus emblématiques de ces révoltes (Koçgiri en 1921, Sheykh Said en 1925, Dersim en 1937) tendent à interroger leur caractère nationaliste et mettre en avant d’autres logiques pour les expliquer.
L’identification à une nation ou à une ethnie, n’a rien de naturel ou de spontané. On sait le déploiement d’efforts continus qu’ont supposé pour tous les États-nations la construction et le maintien chez la population qui relève de leur souveraineté d’un sentiment d’adhésion à l’« identité nationale », à travers l’éducation, la propagande et la répression – violente si nécessaire – des tendances particularistes. Les partisans de la nation construisent des mythes, des symboles, des récits qu’ils tentent — et parviennent souvent – à sacraliser, en vue de réunir ou de maintenir ensemble dans une entité symbolique abstraite ce qui serait autrement juste juxtaposé ou emporté par des forces centrifuges. Pour le nationalisme kurde, l’enjeu était de parvenir à créer ce sentiment d’unité, et ce sans disposer de la puissance d’un appareil étatique, tout en étant victime lui-même de la puissance idéologique et militaire d’États pour qui il était une menace, et qui étaient déterminés à ne pas le laisser exister.
En Turquie, la population kurde actuelle est estimée à 15 ou 20 millions de personnes (près de 25 % de la population). Les succès et revers des politiques assimilationnistes étatiques turques d’une part, et des politiques intégratrices du nationalisme kurde d’autre part, ont indéniablement contribué à faire varier l’identification ou non à la kurdicité des habitants originaires de l’aire kurde. Un exemple frappant nous en est donné par les chiffres du recensement de 1965, le dernier incluant la question de la langue maternelle. Seuls 12,7% de la population a alors déclaré parler kurde, dont seulement 7,1 % comme langue maternelle. Même si ces chiffres ne nous permettent pas de dire qui s’identifiait alors à la kurdicité, ils sont révélateurs à plusieurs titres. Leur faiblesse appelle plusieurs observations. D’une part les résultats ont pu être « corrigés » par les agents de recensement pour publier des données qui soient politiquement acceptables. D’autre part, une proportion considérable des recensés ont pu/dû choisir de taire leur connaissance de la langue kurde pour éviter de s’auto-stigmatiser, ce qui serait un bon indice des contraintes politico-sociales attachées alors à cette identité.22
Sans disposer de statistiques sur le nombre de personnes s’identifiant actuellement comme Kurdes en Turquie, on peut sans risquer de se tromper affirmer que leur proportion a considérablement augmenté par rapport à 1965. Ce changement n’est pas attribuable à une évolution démographique observable mais à un changement de critères dans la définition de soi. De nombreux jeunes dont les parents ou grand-parents, volontairement ou sous la contrainte, s’étaient définis comme turcs, choisissent aujourd’hui de revendiquer leur kurdicité, même s’ils ne parlent et ne comprennent désormais que le turc. Une « vaste réserve de Kurdes potentiels »23 est composée de tous ceux qui peuvent se trouver un ancêtre kurde (ce qui n’est pas difficile en Turquie à condition de remonter assez loin), de ceux qui sont issus d’un mariage mixte, de ceux dont la langue maternelle est considérée comme un dialecte du kurde.
Ces transformations montrent que l’assimilation à une nation ou à une ethnie relèvent de processus en constante évolution et potentiellement réversibles. L’adhésion au projet politique porté par le mouvement kurde peut être un motif d’identification comme kurde. Le travail des nationalistes kurdes pour vivifier et revaloriser l’histoire et l’identité kurde ont indéniablement facilité l’augmentation du nombre de personnes s’y reconnaissant.
D’autres éléments ayant favorisé cette évolution relèvent des transformations macro-sociologiques ayant affecté la Turquie, particulièrement durant la deuxième moitié du XXème siècle. L’urbanisation massive et les migrations, forcées ou volontaires, ont conduit des habitants de régions rurales de l’aire kurde à se côtoyer, dans les métropoles de l’ouest de la Turquie ou de l’Europe, atténuant l’importance de certaines différences culturelles, et conduisant à découvrir, notamment à travers une certaine discrimination dont ils étaient l’objet, leur appartenance commune. La conscience d’une kurdicité commune entre des communautés d’origine régionale différentes d’un même pays s’accompagnait cependant d’une coupure culturelle croissante entre les Kurdes de Turquie, d’Irak, d’Iran, de Syrie. La diaspora européenne a été déterminante pour l’union des Kurdes originaires des quatre États du Proche-Orient, qui ont alors mené pour la première fois depuis le début du XXème siècle, des activités culturelles communes d’une ampleur conséquente, notamment de recherche, documentant l’histoire et l’actualité des Kurdes des quatre pays. L’institut Kurde de Paris, fondé en 1983, est l’une des émanations de cette configuration.
Les élites intellectuelles de la diaspora semblent avoir réussi à dépasser les clivages imposés aux Kurdes du Proche-Orient par les frontières étatiques, et à résorber les autres clivages intra-kurdes. L’intégration ethnique du mouvement kurde de Turquie dans les années 1960 et 1970 se reflète dans la composition sociologique des élites comme de la masse et semble prouver l’atténuation des frontières — notamment confessionnelles – qui comptaient parmi les raisons des échecs des révoltes kurdes du début du siècle : sunnites comme alévis s’y retrouvent. Les migrations massives, associées à l’éducation et à la diffusion des idées égalitaristes, atténuent les frontières statutaires liées à l’organisation hiérarchique traditionnelle des aşiret. Par ailleurs les distinctions linguistiques n’y sont pas encore source de conflit : kurdophones, zazaphones et turcophones s’y retrouvent. Et le conflit sorani/gurani n’a pas eu lieu en Irak.
Mais dans les années 1980, ce processus d’intégration est confronté à la renaissance d’identités ethniques plus restreintes. Basées sur des différences religieuses ou linguistiques, ces autres appartenances peuvent s’ajouter à l’identification comme kurde en prenant davantage d’importance symbolique pour l’individu qui s’y reconnaît, mais elle peuvent aussi l’y soustraire. Ainsi le « mouvement zaza », qui bien que minoritaire semble croître en importance ces dernières années, comprend des gens qui se disent « kurde mais zaza », et d’autres qui se disent « zaza mais pas kurde ». L”identité alévie, elle aussi en pleine renaissance depuis les années 1980, revêt un attrait considérable comme source première d’identification pour certains Kurdes de cette confession, source de rivalité avec le nationalisme kurde.
3) Remise en question des frontières de la kurdicité depuis les années 1980
La création/découverte de l’appartenance commune s’accompagne comme nous l’avons dit de processus identificatoires simultanés (et parfois concurrents), nourris d’une diversité importante sur les plans culturel, linguistique et religieux.
Les recherches scientifiques sont un appui essentiel pour les « faiseurs de nation », et les luttes nationales, parfois sanglantes sur le territoire, trouvent reflets et échos dans des affrontements académiques. Les géographes, historiens, linguistes, sociologues, anthropologues et autres chercheurs sont mis à contribution ou utilisés par les partisans de tel nationalisme ou telle doctrine politique. Les résultats de leurs travaux sont des ressources symboliques pouvant avoir un caractère déterminant. Les différences considérables entre les quatre dialectes principaux parlés dans l’aire kurde ont soulevé des problèmes épineux. Le fait même de parler de dialecte plutôt que de langue est sujet à controverse.24
L’accent mis, dans la définition stalinienne, sur la nécessité d’une langue commune pour former une nation a conduit à des débats houleux au sein du mouvement kurde et été à l’origine du récent « séparatisme zaza ». En effet aux origines du mouvement, notamment en Turquie ou toute expression culturelle ou publication en langue kurde était de toute façon interdite ou soumise à de fortes restrictions, la différence linguistique intra-kurde importait peu. Mais dans la diaspora, depuis laquelle les intellectuels kurdes ont été à l’origine d’une véritable renaissance culturelle, notamment littéraire – surtout kurmancie -, après les années 1980, les questions se sont posées différemment. D’autant que l’enseignement en langue maternelle est l’une des revendications que les activistes kurdes ont portée parmi les travailleurs immigrés en Europe, essayant de faire valoir officiellement que le turc n’est pas la langue maternelle de tous les immigrés de Turquie. Les zazaphones, dont la langue diffère considérablement du kurmanci, devaient-ils alors demander que cette langue soit enseignée à leurs enfants ? La même question se posait quand au choix de la langue de publication des journaux s’adressant à tous les Kurdes – lorsque leur rédacteurs décidèrent de cesser de s’adresser à leurs lecteurs en turc, ce qui était quasi exclusivement le cas dans les années 1960 et 1970 -. Dans l’élite diasporique (re)naît l’idée d’une langue standardisée. Les locuteurs des langues dominantes (le kurmanci, parlé par une majorité des Kurdes de Turquie, le sorani parlé par la majorité des Kurdes d’Iran et d’Irak, qui est devenu la langue officielle du Kurdistan autonome irakien, au détriment du gurani parlé plus au Sud) acceptèrent mutuellement de concéder une importance symbolique équivalente à ces deux langues et de publier dans leurs journaux des sections en chacune d’elles. En revanche, certains réagirent très mal à la publication de textes en zaza.25Arguant du fait que ce dernier n’avait pas de tradition écrite, ils souhaitaient l’exclure de l’usage écrit, craignant que la fragmentation linguistique ne provoque (ou n’accentue) les clivages au sein de la nation kurde.
Les retentissements de ce débat sur le bannissement du zaza provoquent à la fin de la décennie l’émergence d’un nationalisme zaza distinct dans les cercles intellectuels zazaphones en exil. Ceux-ci se mettent à voir dans la posture des nationalistes kurdes vis-à-vis de leur langue un parallèle exact avec la posture de l’Etat turc vis-à-vis du kurde, qui, à l’heure des thèses d’histoire turque et de la théorie solaire de la langue26, le considérait comme un dialecte (déformé et appauvri) du turc. Selon cette perspective le peuple zaza aurait été victime des politiques assimilationnistes des turquistes comme des kurdistes. Le terme de Zazaistan fait son apparition, et un drapeau est dessiné comme emblème de cette patrie à libérer de l’oppression. Une relecture historique dans ce sens analyse les principales révoltes kurdes du début du siècle non plus comme kurdes, alévies ou féodales, mais zaza. Il faut souligner que cette posture reste très minoritaire, et que tous les acteurs œuvrant pour la reconnaissance et la valorisation de la culture et de la langue zaza ne la soutiennent pas.27 Si cette nouvelle identité est née dans la diaspora, elle s’est diffusée en Turquie, notamment dans la région de Dersim où, comme nous le verrons, la question identitaire est particulièrement vive. Les nationalistes kurdes tendent à voir, dans le succès — quoi que très relatif — de cette thèse, la main des services secrets turcs.
L’identité kurde étant diversement conçue, il faut ajouter que d’anciens clivages semblent aujourd’hui réactivés. Bien que les sentiments nationaux aient été dans l’ensemble plus forts parmi les kurdes sunnites que parmi les Alévis, Yezidis, Ahl‑i Haqq et chiites (ces derniers se voyant parfois refuser le qualificatif de compatriotes kurdes, ou n’étant pas considérés comme de « vrais kurdes »), la vision dominante dans le mouvement islamique est que l’ethnicité n’est pas pertinente. L’association ouverte entre nationalisme kurde et Islam avait été mise en sourdine depuis la répression de la révolte conduite par Skeykh Said en 1925. Toutes les associations et partis politiques qui ont émergé depuis étaient résolument laïques, spécialement depuis les années 1950 où les influences du marxisme se sont développées au sein du mouvement kurde, provoquant le rejet de ceux qui étaient engagés comme musulmans.28 A partir des années 1980 cependant, l’Islam est redevenu un facteur significatif dans les politiques kurdes. D’un coté l’effondrement du marxisme, de l’autre le soutien populaire rencontré par des organisations islamistes telles que le Hizbullah au Kurdistan turc,29conduisent le PKK à adopter une attitude plus conciliante avec l’Islam. Il renonce à sa perspective anti-religieuse et fonde des « filières confessionnelles », d’abord en direction des sunnites. Bien qu’il fonde également aussitôt des association d’obédience alévie et yézidie, pour éviter de s’aliéner les Kurdes issus de ces communautés, ce tournant perçu comme pro-sunnite contribua à ce qu’un certain nombre des Kurdes alévis s’en éloignent30L’alévité est, avec la kurdicité, le deuxième cas d’altérité aujourd’hui massivement revendiqué en Anatolie, et posant un véritable défi au nationalisme turc, mais aussi au nationalisme kurde. Contrairement au mouvement kurde où le PKK a réussi à gagner une légitimité quasi incontestée, avec une pérennité qui doit beaucoup à son approche de la question identitaire31l’hétérogénéité du groupe (ou des groupes) alévis a empêché l’émergence d’un acteur de référence central capable d’imposer sa définition de l’alévité et de se poser en représentant de ses intérêts.
II) L’identité alévie
Dans le contexte de la Turquie républicaine laïque, nous l’avons, dit, l’Islam sunnite est la religion de l’État par défaut. L’équation nationaliste turque, si elle repose sur l’identification de la nation à la fois à la turcité et au sunnisme, reste sujette à des variations, en fonction des périodes et des acteurs, dans la manière de relier turcité et Islam. La reconnaissance par certaines autorités du caractère contre productif de l’imposition d’une homogénéité artificielle conduit à une relative libéralisation dans les années 1990. Le président Turgut Özal qualifie pour la première fois les Kurdes de groupe ethnique. Le registre identitaire se trouve alors stimulé et d’autres groupes se mettent à publier sur leur histoire, à s’organiser. Certaines de ces mobilisations autour d’une identité collective sont soutenues par l’État, qui les voit comme un rempart à la fois contre le nationalisme kurde, la gauche révolutionnaire et la montée de l’islamisme politique. C’est (en partie) le cas pour les alévis. En Turquie, on regroupe sous ce terme des populations turcophones, zazaphones, arabophones (on les appelle alors Nusayris) et azéries ayant en commun une différence de croyance et de pratiques notables d’avec l’Islam sunnite orthodoxe. Il s’agit d’un système de croyance marquée par un fort syncrétisme, où l’on distingue des sources gnostiques, judéo-chrétiennes, bouddhistes, manichéennes, chamaniques et chiites. L’une de ses caractéristiques consiste en un rapport « souple » aux impératifs de la religion, P. Bumke fait même de cette reluctance bien enracinée à approcher le Divin à travers des observances le caractère distinctif principal de cette ou de ces communauté(s).32 Pas de dogme figé si ce n’est celui qui s’exprime dans le court précepte : eline, diline, beline sahip ol (« sois maître de tes mains, de la langue, de tes reins »).33La frontière sociale qui sépare les alévis des sunnites existe au moins depuis le XVIème siècle, même si son degré d’importance a pu varier.
Cependant l’unité terminologique qui en fait un ensemble masque la réalité sociale (et vécue), faite d’une grande diversité de pratiques et de conceptions, partagées à des degrés divers par des groupes hétérogènes sans lien organique entre eux.34
Comme pour la kurdicité – mais clivant celle-ci – les bouleversements sociaux du XXème siècle (industrialisation, exode rural, école obligatoire) ainsi que l’avènement du multipartisme dans les années 1950 ont modifié la perception des frontières et les relations entre les alévis et les groupes dominants. Représentant environ 1/5 de la population, les alévis constituent une réserve électorale importante, courtisée par certains partis politiques mais servant aussi souvent de base de recrutement aux organisation politiques extra-parlementaires, notamment à la gauche radicale, doublant dans les années 1970 le clivage ethno-religieux d’une frontière politiquement définie.
1) Luttes de sens sur la définition, la nature et les origines de l’alévité
La définition de l’alévité est chose complexe, les acteurs issus de ce groupe n’étant pas parvenus à un consensus sur ce point. Certains la considèrent comme une religion ou une confession religieuse (l’une des questions les plus épineuses étant alors son appartenance ou non à l’Islam), alors que d’autres la considèrent avant tout comme une culture (représentée par des pratiques de musique et de danse tels le saz et le semah), et d’autres encore comme une philosophie de vie, insistant alors sur sa dimension politique (associée à l’exigence d’égalité et de justice, ce qui peut déboucher sur des postures social-démocrates ou révolutionnaires).
Étant donnée la prégnance des questions identitaires, les recherches et thèses défendues quant à l’origine de ce système de croyances révèlent la tentation de la part des différents acteurs d’ethniciser l’alévité. Pour ceux qui considèrent l’Islam comme premier dans l’identité nationale turque, l’apparition de l’alévisme remonte à l’islamisation des turcs (Xème siècle) et représente une forme spécifiquement turque de celui-ci, caractérisée par sa tolérance (par opposition à l’Islam arabe). Ceux qui considèrent au contraire la turcité comme première voient dans l’alévité la perpétuation de pratiques chamaniques qui étaient celles des nomades turkmènes à l’époque préislamique. Représentant alors la culture ancestrale turque authentique, elle aurait rencontré et embrassé l’Islam durant les migrations en Asie Mineure. La provenance supposée des alévis est pour les tenants de ces deux thèses le Khorassan (au Nord de l’actuel Iran), région identifiée depuis le début du XXème siècle à la turcité. L’existence d’alévis de langue maternelle kurmanci ou zaza est alors expliquée par la « kurdisation » de ces derniers. Dans les années 1990, un courant s’affirme qui continue à faire de l’alévité une religion turque à part entière mais la dissocie de l’Islam, afin de l’inscrire pleinement dans la laïcité kémaliste.
L’association consensuelle ente alévité et turcité est remise en question dans les années 1980 par des cercles proches des nationalistes kurdes qui font de celle-ci l’héritière de la civilisation kurde préislamique, dans la continuité du zoroastrisme et du mazdéisme. Dans cette thèse, des éléments comme le culte des arbres et du soleil, la consommation d’alcool durant les rituels, les danses et la musique, sont attribuées à des influences yézidies et non plus considérées comme des survivances du chamanisme turkmène, et, si la provenance des tribus alévies du Khorassan n’est pas remise en question, celui-ci est alors identifié à la culture iranienne. Les tribus alévies en migrant de l’Asie Mineure à l’Anatolie, seraient passées par la Mésopotamie kurde. Ce sont des Kurdes que les alévis turcophones auraient reçu leur religion. Ceux qui défendent cette version effectuent une relecture de l’histoire alévie comme « produit de la résistance culturelle du peuple kurde » dont la révolte de Dersim devient l’un des emblème.
Une interprétation très minoritaire de l’alévité fait son apparition dans la diaspora européenne, qui se recoupe en partie avec celle de l’existence des zazas comme peuple distinct. Couplée au marxisme-léninisme, celle-ci proclame par la voix d’un mouvement éphémère, Kızıl Yol, son intention de libérer l’Alévistan.35
La dissimulation de l’identité alévie avait prévalu durant les siècles de la domination ottomane, où les membres de ces communautés étaient considérés comme hérétiques. Particulièrement en Anatolie orientale, où, contrairement aux Kurdes sunnites, les alévis (alors appelés kızılbaş, « têtes rouges »), qui avaient choisis de s’allier avec le Shah d’Iran contre la Porte, ont continué à être victimes de persécutions après le massacre inaugural perpétré par le sultan Yavuz Selim contre 40 000 d’entre eux, et contraints de se replier dans des zones montagneuses difficilement accessibles aux autorités centrales. La situation de la confrérie bektachie, représentant elle aussi l’alévité, est très différente : plutôt présente en Anatolie occidentale et organisée en tarikat36et non selon le système des ocak,37 elle est beaucoup plus proche de l’État central. Très liée notamment au corps des janissaires, elle connaîtra une première vague de répression lors de la dissolution de celui-ci, et l’ordre est interdit sous la République dans le cadres des réformes laïques.38
L’ambiguïté de la République vis-à-vis de la religion a suscité des réactions contradictoires chez les alévis. Les kémalistes ont eu tendance à voir en eux des alliés naturels ; il est vrai que l’abolition du califat et les mesure laïques associées à la liberté de culte et de croyance avait de quoi susciter leur soutien, même auprès de certains dignitaires bektachis lors de la dissolution de l’ordre. Un lieu commun encore largement répandu voit effectivement les alévis comme partisans naturels du CHP.39
Mais une étude historique plus approfondie montre les limites de cette conception.
2) Politisation de l’alévité (puis de l’alévisme) sous la République
Les politiques de l’État républicain (nation « turque et musulmane à 99% » ) vis-à-vis de cette altérité représentée par la populations alévie ont consisté, comme envers la population kurde, en deux attitudes principales : négation et/ou assimilation. Alors qu’il est difficile d’ignorer la spécificité des croyances et pratiques de ce(s) groupe(s) et leurs décalages pour le moins importants avec l’Islam orthodoxe (sunnite comme chiite d’ailleurs),40les alévis ne jouissent d’aucune reconnaissance officielle en Turquie.41
L’assimilation volontaire ou forcée au sunnisme majoritaire attendue des alévis, renforcée plutôt que récusée par le kémalisme42, s’accompagne depuis les débuts d’une méfiance et d’une hostilité à leur encontre de la part de l’État central comme de la communauté sunnite. Des documents secrets datant du début de l’ère républicaine assimilent ouvertement l’alévité au chiisme, donc à une menace contre l’État. Dans les années 1950, le passage au pluralisme politique, combiné à l’exode rural qui crée de nouvelles situations de mixité démographique, en politisant la question confessionnelle, change la donne pour les communautés alévies. Les partis de droite adoptent des discours et des pratiques de pouvoir ouvertement pro-sunnites et le vote alévi va plutôt, jusqu’à la fin des années 1950, au parti libéral démocrate qui se veut ouvert en matière de religion. Ce n’est que lorsque celui-ci se met à recourir à la référence religieuse que leur vote bascule en faveur du CHP qui a adopté un discours de centre-gauche. Bien qu’il y ait eu des initiatives d’organisation politique des alévis sur le plan institutionnel (comme le TBP43fondé en 1966), la polarisation croissante de la société selon les clivages confessionnels politisés contribua à l’émergence d’un espace politique alévi avant tout non institutionnel, se radicalisant progressivement dans les mouvements de la gauche extra-parlementaire.
Les années 1970 voient les formations politiques et l’État se recentrer sur la turcité et le sunnisme, ainsi que l’éclatement d’une quasi guerre civile entre des formations politiques qui mobilisent largement sur une base confessionnelle. Les groupes radicaux de droite et de gauche fleurissent, les mouvements ouvriers et étudiants menacent l’autorité étatique. L’alévisme est étroitement associé aux périls qui pèsent sur le régime. Celui-ci, alors qu’il officialise son adhésion à la synthèse turco-islamique, classe les régions mixtes comme « zones à risques ». La stigmatisation réciproque (« sunnites fascistes » et « alévis communistes ») fonctionne à plein, débouchant sur des affrontements intercommunautaires et des pogroms anti-alévis44comme ceux de Malatya, Sivas, et Maraş (respectivement en avril, mai et décembre 1978) et de Çorum (mai 1980) perpétrés avec l’aide des milices d’extrême droite qui sont alors considérées comme des auxiliaires et de associés par les autorités étatiques.45
Le coup d’État militaire de 1980 dont l’une des justifications est de mettre fin à l’anarchie « fratricide » et au « terrorisme » qui se sont emparé du pays, réprime de manière particulièrement sévère le mouvement kurde comme la gauche. Dans l’esprit du général Evren les alévis sont des ennemis de l’intérieur qui « essayent d’infiltrer les organes de l’État » et « collaborent avec ceux qui mènent des activités pro-kurdes ».46 Une fois au pouvoir il se fixe pour objectif de les sunniser et construit massivement des mosquées dans leurs villages. Le retour de civils au pouvoir en 1983 ne met pas fin à la diabolisation des « 3 K » (Kürd‑Kızılbaş-Komünist), et, si le rapprochement de l’alévisme avec la social-démocratie continue néanmoins (différents partis, y compris de droite, parvenant à conquérir un électorat issu de cette communauté, prouvant si nécessaire que l’alévisme n’est pas par nature de gauche et anti-système), l’espace politique alévi s’est essentiellement structuré dans la rue et dans le quartier, autour d’un réseau associatif dense et très politisé, acquis aux idées marxistes de la lutte révolutionnaire.
S’inscrivant dans la filiation et portant la mémoire de la violence politique des années 1970, des groupes de la gauche radicale, dont certains sont de composition presque exclusivement alévie, gagnent une légitimité incontestable dans les années 1990, au moins aussi forte que celle acquise par le PKK. Des groupes comme Dev-Sol et le TKP-ML47 recrutant massivement dans la jeunesse alévie, sont capables de mener des activité de guérilla dans les campagnes et de contrôler des quartiers entiers en ville. De l’autre coté, la montée en puissance de l’islamisme politique (qui avait lui aussi été marginalisé et réprimé par l’idéologie kémaliste), se reflète dans le re-recentrement de tous les partis de droite sur la masse sunnite, par des discours et des pratiques anti-alévies, aboutissant à l’incendie de Sivas en 1993 et aux émeutes de Gazi en 1995.48 A Sivas, où le PKK s’implante et où les groupes de gauches sont puissants, le gouverneur justifie la politique ultra-répressive par le fait que « les révoltes de Koçgiri ont commencé dans cette région »,49 des villages alévis sont rayés de la carte et le centre arme les villages (voire les villes) sunnites dans l’ensemble des régions mixtes ; la perception de la frontière alévie-sunnite a peut-être rarement été aussi forte, dépassant de loin le clivage ethnique. On a vu alors des alévis turcophones se proclamer kurdes et des kurdes sunnites soutenir la droite turque ultra-nationaliste.
Si Gazi reste un événement structurant de l’espace politique et de la mémoire alévie, il l’est tout autant voire plus encore pour la gauche radicale. En effet, les cemevi50ont été fortement marginalisées (et totalement discréditées pour certains) durant le mouvement, mobilisant en vain des figures « d’autorité » de la culture alévie afin de soutenir l’appel au calme du gouvernement, alors que Dev-Sol s’est imposé comme centre de décision effectif, enterrant librement ses martyrs dans des drapeaux rouges. Pour mettre fin à la révolte, le pouvoir a été forcé de céder et de négocier directement avec les militants. Comme lors du mouvement de grèves de la faim des prisonniers politiques de l’été 1996 (plusieurs milliers de militants de la gauche non-institutionnelle, pour l’essentiel alévis, sont alors incarcérés), les politiciens sunnites de la droite radicale comme de la « gauche nationaliste » finissent par céder aux revendications exigées par ces organisations, leur conférant une légitimité sans précédent et faisant d’eux les représentants de fait de cet espace politique radicalisé.
Par ailleurs, parallèlement au mouvement carcéral de 2001, qui a eu beaucoup moins d’échos dans la presse nationale et dans l’opinion internationale que celle de 96 (bien que les grèves de la faim qui y ont été menées aient été beaucoup plus meurtrières), un autre bras de fer a lieu entre le pouvoir et les alévis, cette fois ceux de la diaspora, à qui il tente d’imposer sa version kémaliste et nationaliste de ce que devrait être l’alévité. Mais dans le contexte européen, la nécessité de prêter allégeance au kémalisme se fait moins pesante, et il n’est pas indispensable de se conformer au « consensus obligatoire ».51 Les alévis d’Europe ont en effet profité d’un contexte plus libéral et des possibilités offertes, notamment en Allemagne, dans le champ religieux, pour faire reconnaître et officialiser leur spécificité.52 Ces avancées encouragent et orientent les mobilisations collectives en Turquie, où, s’il n’y a toujours pas d’acteur de référence consensuel susceptible de représenter les intérêts de « la communauté alévie », la question alévie est du moins posée et discutée très publiquement.
S’il est probable que le gouvernement turc ait favorisé la renaissance du mouvement alévi, en appuyant (matériellement et idéologiquement) ceux parmi ses acteurs qui acceptaient de se définir comme des turcs musulmans (avec des différences de pratiques et croyances finalement mineures), en vue de freiner l’adhésion croissante d’une partie des alévis de l’est au nationaliste kurde, l’actualité récente montre cependant que la situation est loin d’être pacifiée entre les alévis et le pouvoir. Si le gouvernement AKP au pouvoir depuis 2002, est le premier à se distinguer explicitement du nationalisme kémaliste, au profit d’une vision néo-ottomaniste qui autorise la reconnaissance d’identités ethniques différentes, puisque dans sa vision, la structure unificatrice doit être assurée par l’appartenance religieuse commune (permettant ainsi d’envisager, au moins théoriquement, une résolution politique de la question kurde, même si la reprise de la guerre contre la population kurde depuis cet été montre le contraire), le problème de l’identité alévie à reconnaître persiste. Ni pleinement musulmans, ni clairement hors de l’Islam, leur altérité pose des questions sensibles qui sont loin de se limiter au domaine conceptuel, puisque la mémoire des violences du passé à leur encontre est réactivée par la violence symbolique du présent. Le choix de baptiser le troisième pont sur le Bosphore du nom du sultan « massacreur d’alévis » a soulevé de nombreuses critiques. Par ailleurs l’usage politique des symboles et discours à caractère sunnite contre les protestataires de Gezi53a été interprété par beaucoup comme un nouveau signe d’incitation aux affrontements interconfessionnels, d’autant que cette formation politique représente une claire continuité avec le gouvernement précédent Refah, dont une partie des représentants avait été mêlée aux pogroms anti-alévis des décennies précédentes.
Nous venons de voir comment le mouvement alévi pose, au moins autant que le mouvement kurde, un défi considérable aux doctrines nationalistes et étatiques turques, bien qu’il s’exprime par des voies diverses et parfois contradictoires.
Nous avons vu par ailleurs que le gouvernement turc actuel, que ce soit par conviction ou par stratégie, a recentré dans les 15 dernières années son appel à la loyauté des communautés dont il attend le soutien par la réactivation de l’appartenance confessionnelle comme source première d’identification. L’appel à la fraternité turco-kurde sous la bannière de l’Islam marginalise de fait les Kurdes alévis.
Par ailleurs, c’est précisément dans la région de Dersim, ou ceux-ci sont majoritaires, que se font jour avec une acuité particulière des questions identitaires qui remettent en question l’auto-définition des habitants de la région. L’identité dersimie, minoritaire d’un point de vue linguistique (car zazaphone) et religieux (car alévie) au sein des Kurdes, minoritaire d’un point de vue ethnique (car kurde ou zaza) au sein des alévis, portant un triple stigmate vis-à-vis du pouvoir (car kurde, alévie, et vue comme un bastion de la dissidence), soumise à des attractions concurrentes, est objet de débats virulents ayant de fortes résonances émotionnelles et symboliques.
Nous allons maintenant tenter de mettre en perspective ces débats au regard des appartenances revendiqués ou attribuées aux Dersimis durant le siècle qui vient de s’écouler.
2) Dersim
Bien avant de venir en Turquie pour la première fois, j’avais été interpellée par les débats houleux que suscite, au sein des membres d’une même famille, l’identité de Dersim. Mon ami Haydar, réfugié politique en France, se disait Zaza. Un de ses frères, lui aussi installé dans le sud de la France, répondait quand on lui demandait ses origines qu’il était Arménien. Leur frère aîné, venant leur rendre visite depuis la Hollande ou il vit depuis les années 1980, se définissait quant à lui comme Kurde. Cette absence de consensus m’avait frappée, et je me rend compte, au fil de mes recherches, que chacun des trois dispose à l’appui de sa vision d’éléments historiques, linguistiques, sociologiques et politiques. A l’époque, je ne comprenais pas grand chose à leurs discussions très animées (plus le ton montait plus le turc prenait le dessus sur le français) mais il m’apparaissait clair que pour les trois, être de Dersim était « constitutif d’identité », et que tous, s’ils se disputaient sur la « nature » ou l’« essence » ethnique de l’être Dersimi, se rejoignaient sur la revendication d’une histoire spécifique, associée d’une part à l’alévité de la région (incontestée même avec des nuances quant au contenu ou à l’importance de cette composante), d’autre part à une dimension politique d’« autonomie », de « résistance » et de « marginalité ». Il me semble intéressant de partir de là pour explorer la mobilisation du registre identitaire concernant Dersim, région emblématique à nombre d’égards, dont plusieurs courants se disputent le symbolisme (lui-même ambigu), et effectuent chacun une relecture des événements du passé à l’appui de l’identité qu’il ont choisi de défendre.
Les particularismes (géographiques, sociologiques, historiques) qui marquent la région peuvent servir d’appui pour la construction d’une identité collective distincte et spécifique des Dersimis. Les différents éléments constitutifs de cette appartenance (linguistiques, ethniques, politiques) sont cependant traversés de tensions pouvant donner lieu à des interprétations pour le moins diverses.
Dersim est une région située en Anatolie orientale. Durant la période ottomane existait une circonscription administrative portant son nom : le sancak de Dersim, d’abord relié au vilayet d’Erzurum puis à celui de Mamuret-ül-Aziz. La région est montagneuse et c’est un lieu commun que de la qualifier de citadelle, ou de forteresse, pour signifier à la fois son caractère reculé et difficile d’accès. Cette géographie a favorisé une organisation sociale relativement indépendante des pouvoirs centraux. On peut penser que Dersim faisait partie à l’époque ottomane de ces enclaves, sans statut juridique bien défini, aux interstices des pouvoirs administratifs. Ses habitants, organisés en tribus, vivaient principalement d’élevage, de cueillette et d’agriculture ou horticulture à petite échelle, et d’activités de brigandage/razzias effectuées dans les villages des plaines environnantes. Un artisanat de kilim (sorte de petit tapis) semble aussi y avoir été développé.
Quelle que soit l’origine du ou des peuple(s) autochtone(s) les plus anciens, la région était un lieu refuge, qui permettait aux communautés persécutées d’y pratiquer leur culte en toute liberté, mais aussi à des groupes ou individus ayant pour des raisons diverses à fuir l’autorité centrale de s’y réfugier. De nombreux Arméniens y ont été sauvés lors du génocide de 1915.54 Cette autonomie vis-à-vis des pouvoirs politiques étatiques institués perdura bien au-delà de la période ottomane. On sait par exemple qu’après la répression de la rébellion de Koçgiri (1919–1921), région située à l’ouest de Dersim mais qui lui est historiquement et culturellement liée, des rebelles ont rejoint les montagnes de Dersim où ils étaient assurés d’être hors d’atteinte de la justice kémaliste.55 Ce caractère de montagne-refuge ne disparaît pas totalement après la prise de possession et la mise sous contrôle de Dersim par les opérations de la fin des années 1930 : après le coup d’Etat de 1980 de nombreux radicaux de gauche y ont cherché et trouvé refuge.56 Au début du XXème siècle Dersim se trouvait dans une zone de peuplement ethniquement mixte, potentiellement inclus dans les revendications territoriales des Arméniens et des Kurdes. Suite au tracé quasi-définitif des frontières étatiques reconnues par le droit international au début des années 1920, il se retrouve formellement en plein cœur de la partie orientale de la République de Turquie (et non sur une zone frontalière), sans pour autant passer sous le contrôle effectif du centre.
Dans les années 1930, l’État turc consolidé prit pour cible cet « abcès »57 dans le territoire de la République et y mena une campagne militaire sanglante, suivie d’une politique de déportation massive, dans ses efforts pour « pacifier » les provinces de l’est et assimiler à la nation les populations non-turques. Avant les opérations militaires, la propagande étatique met en avant la nécessité de mettre fin ce bastion d’oppression féodale et de banditisme pour y apporter la civilisation. Dans la présentation du projet de loi Tunceli Kanunu la région est aussi décrite comme une zone malade nécessitant une intervention chirurgicale. Cette loi entrée en vigueur en 1935 avait modifié les frontières administratives de la région, la plaçant sous administration spéciale. Certaines de ses parties ont alors été rattachées aux provinces voisines de Sivas, Erzincan et Elazığ. La nouvelle province est baptisée Tunceli, (de Tunç eli : main ou pays de bronze), qui encore aujourd’hui le nom officiel du département et celui de la ville principale. Le nom de Dersim continue cependant à être utilisé, renvoyant à une unité culturelle différente, plus large que celle de ses nouvelles frontières administratives, et chargé d’un symbolisme, parfois ambigu ou contradictoire.
1) Appartenances politiques et politisation des appartenances
Sur le plan politique, un imaginaire persistant associe Dersim à la dissidence, à la résistance, à la révolte. La « contestation séculaire » de la région du Dersim,58 son autonomie face aux pouvoirs centraux, ont durablement imprégné l’image et l’identité de la région. Ce symbolisme (avec, indéniablement, les conditions géographiques particulières qui sont les siennes) a attiré dans la seconde moitié du XXème siècle un certain nombre de militants de mouvements radicaux, partisans de la lutte armée, d’abord de la gauche marxiste (années 1960 et 1970) puis de la guérilla du PKK (années 1980 mais surtout 1990). La présence de ces mouvements a renforcé le stigmate qui pèse sur Dersim, passé aux yeux du pouvoir central de « sanctuaire du féodalisme et du banditisme » dans les années 1930, à « foyer d’agitation révolutionnaire communiste » et enfin « bastion du terrorisme kurde ».59 A l’opposé cependant, un autre lieu commun fait de Dersim un pilier du kémalisme60(certains ayant même parlé de «syndrome de Stockholm» de ses habitants, séduits par — et soumis à — leur oppresseur).61
Il est vrai qu’un certain nombre de Dersimis, comme alévis, se sont sans doute sentis plus proche du CHP laïciste et réformateur que des Kurdes sunnites, à leurs yeux bigots et sectaires, et l’ont soutenu en dépit de la mémoire de 38. Au tout début de l’ère républicaine, les Dersimis, proches de la minorité arménienne, avaient toutes les raisons de s’opposer au mouvement de Mustafa Kemal, comme nous le verrons en étudiant la révolte de Koçgiri.62 Cependant celui-ci réussit a en coopter quelque uns, et l’on trouve 4 députés de Dersim dans la première TBMM (Türkiye Büyük Millet Meclisi : Grande Assemblée Nationale de Turquie) fondée en 1920 à Ankara.63 Le soutien qu’il a pu par la suite rencontrer dans cette « communauté », peut être considéré comme une adhésion « à défaut » s’expliquant par le fait qu’il ait été vu comme un rempart contre le fondamentalisme musulman, qui représentait alors la plus grande menace. Certaines tribus dersimies se sont proclamées turques dès les années 1930, tels les Hormek et les Lolan, qui se sont battus au coté du gouvernement lors des répressions des révoltes de l’est. Mais le prétendu penchant des alévis pour le kémalisme date surtout des années 1960, quand le système alévi a pratiquement cessé de fonctionner à l’est, et que les hasards du coup d’Etat ont porté pour la première fois (et jusqu’à présent la seule), un alévi à la tête de l’État. Le néo-kémalisme a alors exercé une attraction sur une bonne partie des alévis, en concurrence avec le communisme et l’« américanisme ».64
Mais lorsque advint la libéralisation politique des années 1950/1960, les Dersimis ont généralement eu tendance à se retrouver à la gauche ou l’extrême gauche du spectre. Dans la plupart des organisations d’opposition les Dersimis ont été représentés, souvent dans des positions de leaders. Ceci est valable tant pour les les organisations de la gauche turque que dans le mouvement nationaliste kurde. Avant l’effondrement de la gauche turque et la montée du PKK comme mouvement d’opposition le plus important, leur faveur allait davantage à la gauche marxiste et internationaliste, où ils étaient davantage actifs, ne considérant généralement pas que leur identité ethnique (ni confessionnelle d’ailleurs, malgré une certaine fierté de la longue histoire d’insoumission des alévis) ne soit pertinente pour la lutte politique. Le nationalisme, quel qu’ils soit, a alors une connotation rétrograde et petite-bourgeoise. L’organisation qui recueille le plus de succès parmi les jeunes à Tunceli dans les années 1970 est le TKP-ML/TIKKO, maoiste-léniniste, prônant la guérilla rurale. TIKKO est si bien implantée dans la région qu’elle y demeure vivante après s’être effondrée partout ailleurs en Turquie, et finit par y être identifiée étroitement, au point de perdre son caractère de branche de la gauche turque pour être perçue comme une organisation d’alévis laïques radicaux.65
L’identification à la kurdicité est ambivalente, et les relations avec le nationalisme kurde complexes : des Dersimis ont participé activement au mouvement kurde lors de sa naissance au début du siècle66comme à son expansion et à sa transformation en mouvement de masse depuis la fin des années 1960,67 mais Dersim est l’une des régions où le PKK s’est implanté le plus tardivement et avec le plus de difficultés. Dans les années 1990, l’identité de Dersim se trouve au cœur de la guerre qui oppose l’État et le PKK. Ce dernier tente progressivement d’étendre ses activités depuis les frontières irakiennes et le sud de la Turquie vers l’intérieur du pays, alors que l’armée mène une répression féroce avec l’aide d’organisations paramilitaires réputées pour leurs nombreuses exactions. Le gouvernement tente de freiner le soutien croissant des populations de l’est au mouvement kurde, cela passe entre autre par une reconnaissance formelle accordée à l’alévité (comme forme turque de l’Islam) susceptible de mettre fin à la longue inimitié entre les alévis et l’État, qui vise notamment à éviter l’emprise croissante du nationalisme kurde sur les alévis de l’est anatolien. Alors que les discours étatistes mettent l’accent sur les origines turques de ces derniers, le PKK, qui venait d’effectuer ce que certains alévis ont qualifié de « virage sunnisant » et risquait de s’aliéner une partie des alévis Kurdes, lança une contre-offensive idéologique en leur direction : elle visait à dissocier clairement l’alévisme kurde (clairement kurde, et contestataire) du bektaşisme (version de l’alévisme sous domination étatique, soumis à la propagande l’identifiant à la turcicité, accepté par la bourgeoisie alévie en mal d’intégration au système politique).68
La guerre idéologique se traduit sur le terrain, avec les événements dramatiques de l’automne 1994. Le PKK, semblant agir, comme l’État, selon l’hypothèse réaliste d’après laquelle les identités sont choisies ou rejetées aussi en fonction des opportunités et des pressions extérieures, investit les montagnes et la symbolique Dersim où il intensifie ses activité de guérilla, provoquant ainsi une vague massive de répression de la part de l’armée, comme pour forcer ses habitants à choisir s’ils voulaient être Kurdes ou non, comme il l’avait fait précédemment avec d’autres régions plus au sud.69 Les représailles menées par l’armée ont représenté l’une des plus grosse opérations militaires depuis l’établissement de la République, incendiant des montagnes entières et détruisant partiellement ou totalement près d’un tiers des villages du département pour procéder aux évacuations forcées.70Dans cette situation de guerre l’allégeance et la loyauté des habitants, sont sollicités sous la menace des armes par deux forces en concurrence ‑l’État et le PKK, chacun portant un projet politique reposant sur une identification avant tout ethnique-.
2) Appartenances ethniques et ethnicisation des appartenances
L’origine ethnique des Dersimis reste une question entière.
Les récits de voyageurs comme les archives de l’empire n’ont jamais désigné les habitants de cette région autrement que comme « Kurdes » ou « kızılbaş ».71 Ce dernier terme renvoie aux adeptes de l’hétérodoxie millénariste proclamée par Shah Ismail dans la Perse du XVIème siècle. Dans l’empire ottoman, il a une connotation doublement péjorative : non seulement « hérétiques » mais aussi « traîtres », puisque les partisans du Shah ont choisi de combattre à ses cotés contre la Porte. Il sera abandonné progressivement au profit d’« alévi ».72 La majorité des partisans du Shah étant turcomans/turkmènes, les historiens de Turquie ont souvent conclu que les Kurdes alévis de Dersim étaient des tribus d’origine turque qui s’étaient « kurdifiées » dans ces montagnes inaccessibles.73 La doctrine officielle de l’État les présente comme des Turcs authentiques (on disait dans les années 1930 des « Turcs des montagnes ») venus du Khorassan. Cette affirmation a influé l’auto-définition d’un certain nombre de Dersimis, qui ont pu se reconnaître dans la turcicité, comme nous l’avons déjà évoqué pour les aşiret Hormek et Lolan du Dersim oriental (dont des sections sont établies à Nazimiye et Pülümür mais aussi vers Bingöl, au nord vers Muş, Varto, et jusqu’à Kars). La propagande officielle suite aux massacres de 1938 quant aux origines turques des habitants a visiblement su se monter convaincante. Lors du recensement de 1965, que nous avons déjà mentionné, seulement 7 personnes dans le département de Tunceli déclarent avoir le zaza pour langue maternelle.74
Mais avant que le pouvoir républicain ne bannisse le terme « Kurde » du vocabulaire autorisé, Dersim était considéré sans exception (et c’est encore largement le cas aujourd’hui) comme une partie – bien que culturellement distincte en raison de son alévité – du Kurdistan. La version officielle est contestée par des chercheurs kurdes comme occidentaux, qui mettent en avant son caractère manifestement idéologique et propagandiste, et pour qui les langues parlées dans la région comme certains éléments spécifiques des croyances religieuses locales prouvent l’origine kurde des kızılbaş.75
L’appartenance de Dersim à la kurdicité est remise en question par le mouvement zaza, dont nous avons évoqué la naissance dans les années 1980. S’appuyant sur la différence linguistique entre le zazakî, parlé majoritairement à Dersim (avec des poches à Siverek, Diyarbakır…) et les langues kurdes parlées plus au sud, ce nationalisme né en exil, bien que très minoritaire, a gagné la Turquie et trouvé des adeptes à Dersim, semblant y croître en importance ces dernières années.76
De plus, les tentatives de prouver que le kurde (et le zaza) sont des langues d’origine turque, loin d’être abandonnées, ont même connu un regain depuis les années 1980.77 Sur le plan politique, choisir de se définir comme Zaza et non Kurde permet d’appuyer une posture anti-PKK. Cette position tend parallèlement à transcender le clivage alévi/sunnite, puisque, particulièrement autour de la région de Dersim, sur un axe Nord/Sud, on trouve des zazaphones des deux confessions. Ce qui a permis à l’un des idéologues du mouvement de re-qualifier par exemple la révolte de Cheikh Said comme révolte nationaliste zaza alors que les révoltes de Koçgiri et Dersim sont vues non comme nationalistes kurdes mais rébellions « Kirmanc-Alévi ».78 La frontière activée est linguistique.
La désignation des Dersimis comme « kızılbaş » ou « Kurdes alévis » ( qui est censé en être synonyme ou en avoir pris le relais) en revanche, fait appel à des frontières sociales changeantes : en vertu de la propriété contrastive des catégories, « Kurde alévi » s’oppose à la la turcicité et au sunnisme. Ces oppositions prennent leur sens dans le contexte républicain, obsédé d’homogénéité et sont pertinentes dans l’antinomie qu’elles représentent par rapport à la définition nationale. Si l’on remonte un siècle plus tôt, les frontières sociales implicites définies par le terme « kızılbaş » étaient certainement autres, se rapportant à un contexte plus hétérogène : Kurde et non pas Turc, Arabe, Arménien ou Persan ; Alévi et non pas Sunnite, Chrétien, Yézidi, Alh‑i haq…
Ainsi les Dersimis sont soumis à l’attraction de trois identités « nationales » concurrentes : turque, kurde et (marginalement) zaza. Des recherches menées par des historiens locaux étayent chacune de ces thèses.79 La liste des identifications possibles n’est pour autant pas close.
L’alévité de Dersim, qui, elle, n’est remise en question par personne, représente une sérieuse quatrième option pour ceux qui veulent échapper au débat ethnique. Cette appartenance primaire peut aussi tendre au contraire à être ethnicisée, comme c’est le cas chez certains dirigeants de TIKKO qui parlent à la fin de la décennie 80 des alévis comme un groupe ethnique, comparable aux Turcs et aux Kurdes. Et l’on se souvient de la très marginale et éphémère tentative par des cercles de la diaspora en Allemagne de mobiliser autour de l’idée d’un Alévistan. Cette appartenance est perçue par le nationalisme kurde comme aussi menaçante que le séparatisme zaza, et l’est sans soute effectivement davantage. En effet l’identité alévie est d’autant plus susceptible d’appeler la loyauté des Dersimis qu’elle renvoie à des croyances et pratiques anciennes, toujours présentes dans le quotidien et dans l’espace à travers les nombreux lieux de ziyaret80 et à des habitus (en creux) partagés par les gens de Dersim ainsi qu’une bonne partie des autres alévis de Turquie : la décontraction, voire l’irrévérence par rapport aux dogmes religieux, sunnite en particulier (les femmes ne portent pas le voile, personne ne jeûne pour Ramazan ni ne fréquente la mosquée).81 De plus elle se réfère à une frontière qui a « toujours » existé (alors que l’idée de peuple zaza est totalement nouvelle). Le relevant other des Alévis de Dersim a souvent été le voisin Kurde sunnite, qui les considérait comme hérétiques et participait avec le pouvoir central à leur persécution, ce qui peut expliquer l’adhésion parfois distante au nationalisme kurde. Il faut cependant préciser que l’alévité subit à Dersim les mêmes tensions qu’à l’échelle nationale : si les croyances et pratiques des alévis de Dersim semblent historiquement plus hétérodoxes et syncrétiques que celles des turcs alévis d’Anatolie centrale, et si Dersim est souvent considéré comme le berceau de l’alévité (kızılbaşisme), la définition et la perception de cette alévité sont soumises à l’attraction de postulats divergents quand à sa nature, et aux entreprises d’homogénéisation et de standardisation de certains alévistes d’autre part. En fonction de la définition adoptée de l’alévisme les frontières activées sont bien différentes : les rattache-t-elle au chiites iraniens, aux alévis-bektachis de l’ouest anatolien, aux alaouites de Syrie, ou encore au à l’islam sunnite ?
Il semble au contraire non seulement que les alévis de Turquie soient aussi éloignés du chiisme orthodoxe iranien (devenu, dans la forme de la caferiya, la religion officielle de la Perse au XVIème siècle) que de l’orthodoxie sunnite,82 mais encore que les spécificités des croyances et pratiques des alévis de Dersim les séparent des autres communautés alévies de Turquie. Mettant l’accent sur la spécificité de l’alévité de Dersim, insistant davantage sur le caractère hétéroclite des rituels, l’absence de dogmes, et l’importance de la nature au sein de son système de croyances, certaines recherches concluent que l’alévité de Dersim est plus hétérodoxe et plus syncrétique que ses variantes sur le reste du sol anatolien.83Ce particularisme est revendiqué par de nombreux habitants de Dersim, qui ne s’identifient pas alors à l’alévité « en général » mais à l’« alévité de Dersim ». Par ailleurs nombreux sont ceux qui, pour des raisons politiques notamment, considèrent l’alévité, comme les autres phénomènes d’ordre religieux, comme obsolète, ou rétrograde. Comme le fait remarquer Elise Massicard, beaucoup d’alévis « sociologiques » (nés de parents alévis) ne considèrent pas l’alévité comme une identité pertinente ni comme une communauté.84
Ce syncrétisme, ayant adopté sur fond de panthéisme des éléments de toutes les religions rencontrées, dont les monothéismes, s’est trouvé à Dersim en affinité avec les croyances d’une population locale arménienne importante. Certaines recherches font émerger aujourd’hui cette autre composante de l’identité de Dersim, à la fois ethnique et religieuse, qui semble aussi être en voie d’accentuation : l’arménité de Dersim.85
Une présence arménienne de longue date est attestée tant par les nombreux restes de monastères et églises à travers Dersim que par les noms locaux des villages (köy) et hameaux (mezra), qui, avant d’être turquifiés, pouvaient être d’origine kurde (ou zaza) comme arménienne. Par ailleurs une proximité culturelle et de croyance entre les alévis de Dersim (comme de Koçgiri d’ailleurs) et les Arméniens, est soulignée par la tradition orale et par la recherche scientifique, avec des ziyaret communs et des croyances religieuses très proches sur certains points.86 Il faut cependant préciser que les éléments Chrétiens (et juifs) que les observateurs ont affirmé discerner dans la religion alévie (et Ahl‑i Haqq) ne sont probablement pas dérivés des “hautes” formes de ces religions mais de leurs variantes populaires.87
La présence de missionnaires chrétiens à la fin du XIXème siècle (à Sivas, Erzurum, Harput) soutenant et nourrissant localement la « renaissance culturelle et idéologique arménienne » fut l’occasion sur le plan identitaire, de l’attraction d’une autre identité encore pour les alévis de la région. Cela peut nous paraître surprenant aujourd’hui mais dans la configuration spécifique de la fin du XIXème siècle, certains d’entre eux se déclarèrent protestants. Appelés avec mépris kızılbaş par l’ümmet musulmane et exclus de la redistribution des biens de l’Etat ottoman,88 ils pouvaient bénéficier par le biais des missions, de certains aspects de la modernité, notamment de l’éducation. Cette affinité entre communautés arméniennes et kızılbaş de la région est soulignée à de nombreuses reprises. L’État ottoman comme les responsables Jeunes-Turcs cherchèrent à empêcher ce rapprochement.89 Tribus alévies et Arméniens saluèrent le rétablissement de la Constitution de 1908 (alors que les tribus Kurdes sunnites déclenchèrent des révoltes), et les Kurdes alévis approuvaient les « réformes arméniennes » adoptées en 1914 sous pression russe et allemande.
S’il est difficile de connaître la manière dont le poids respectif de ces différentes composantes de l’identité dersimie pèse actuellement dans le débat et va évoluer dans les prochaines années,90 les études portant sur les révoltes du début de l’ère républicaine peuvent nous donner quelques éléments sur la manière dont elles ont été perçues comme pertinentes dans le passé.
3) La dimension identitaire des révoltes de Dersim
Les révoltes de Koçgiri (1919–1921), de Sheykh Said (1925), du Mont Ararat (ou Ağrı Dağı en 1930) et de Dersim (1937–38) ont été considérées par l’historiographie nationaliste kurde comme des révoltes emblématiques. L’accent mis sur leur caractère nationaliste veut alors démontrer l’existence d’une conscience kurde commune, le refus de la domination turque depuis la fondation même de l’État-nation kémaliste, à travers la lutte et la revendication constante du peuple kurde pour son droit à l’autodétermination. Un examen plus approfondi de ces événements, avec une attention accrue sur les solidarités activées par les insurgés comme sur les motivation étatiques des répressions, permet cependant de nuancer cette lecture et d’interroger, pour les révoltes qui concernent directement Dersim (Koçgiri et Dersim), les registres identitaires mobilisateurs.
Comme le fait remarquer Hans-Luckas Kieser, les moment de « crise », d’incertitude marquant le passage d’un ordre à un autre, aiguisent le travail de renforcement, de reconstruction ou de réinvention des identités.91C’est ce qui se produit, avec une violence sans précédent, lors de la première guerre mondiale, pour les habitants de la « mosaïque anatolienne ». Durant cette période de grands bouleversements, contrairement aux autres Kurdes, la majorité des Dersimis ne s’engagea ni dans la guerre turco-russe de 1914–1917,92ni dans le mouvement de résistance puis la guerre d’indépendance conduite par Mustafa Kemal et les Jeunes Turcs.93 Ces combats étaient en effet menés au nom de sentiments anti-impérialistes, anti-arméniens et musulmans peu susceptibles d’échos chez les Dersimis. Si ceux-ci refusèrent de suivre les unionistes lorsqu’ils organisèrent l’extermination des Arméniens sur le front oriental, ils furent témoins dans l’ensemble de la région de la déportation et des massacres.94 La crainte de subir le même sort fut un des facteurs du soulèvement déclenché à Koçgiri dans l’immédiat après-guerre au moment où se déroule sur le sol anatolien une lutte acharnée autour de la question du nouvel ordre à établir et des identités à construire et à convertir en valeur politique. Alors que la grande majorité des Kurdes soutient le pouvoir à dominante turco-sunnite du mouvement de Kemal (les Kurdes siégeant à Ankara envoyant aux alliés un télégraphe affichant une parfaite fraternité turco-kurde), les alévis du Koçgiri et du Dersim95 s’y opposent et se saisissent du mot d’ordre de l’autodétermination proclamée en 1918 par Wilson pour prendre les armes et défendre la création d’un « Kurdistan indépendant comprenant les région des Diyarbekir, Van, Bitlis, Elazığ et du Dersim-Koçgiri ». Durant ces mois décisifs, des villages alévis turcophones se rallièrent au mouvement autonomiste, alors puissant,96 tandis que les villages sunnites turcs et kurdes de la région qui sympathisaient avec les kémalistes avaient à craindre de sérieuses représailles. La loi martiale est promulguée et le soulèvement réprimé par l’armée centrale (Merkez Ordusu) sous le commandement de Nurettin Paşa, dont même le vali de Sivas de l’époque dénonce la logique inhumaine (vahşi mantık).97 Les moyens militaires massifs déployés au détriment de la négociation (alors que les insurgés avaient revu leurs revendications nettement à la baisse, ne demandant plus qu’une autonomie restreinte dans le vilayet) illustrent pour certains la transition de la question arménienne dans l’empire à la question kurde dans la République de Turquie, et inaugurent les politiques sauvages d’homogénéisation de la période républicaine (massacres et déplacements forcés).98
Il est frappant que ce premier affrontement ouvert au nom de l’identification à la kurdicité n’ait été de fait mobilisateur que dans les milieux et à travers les structures alévies. Cette dimension soulignée par la recherche académique récente est largement passée sous silence par les historiographies nationalistes turques et kurdes, qui s’accordent à voir Koçgiri comme la première expression ouverte de nationalisme kurde, alors que la grande majorité des Kurdes non seulement ne s’écartèrent du kémalisme qu’après l’abolition du califat, mais surtout ne se reconnaissaient pas à l’époque de Koçgiri d’appartenance commune avec ces hérétiques (pire à leurs yeux que les gavour). L’historiographie alévie, qui a tendance à considérer que les alévis ont soutenu le kémalisme depuis le début, accorde également peu d’attention à Koçgiri.99
Cette dimension religieuse ou confessionnelle n’était pas non plus mise en avant par les leaders et portes-parole de la révolte, à qui la kurdicité apparaissait alors comme l’identité prometteuse pour « sortir de l’ombre socio-ethnique » au moment ou Mustafa Kemal attaquait les termes du traité de Sèvres. Mais sous le vernis du tout nouveau discours kurdiste c’est bien le patrimoine alévi et ses solidarités qui furent activés : les tribus alévies de langue kurmanci et kirmanci/zazakî (ralliées par des villages alévis turcophones de la région) se retrouvèrent seules face aux structures étatiques, militaristes, sunnites, antiarméniennes et turquistes du nouvel État en formation.
Lors de la révolte kurde de Cheikh Saïd (au sud de Dersim) quelques années plus tard, le clivage confessionnel continue d’être la règle, l’appel à la solidarité inter-ethnique de quelques leaders reste aussi vain qu’à Koçgiri. Non seulement les tribus de Dersim ne participent pas à la révolte (celle-ci vise à établir une République kurde-islamique) mais plusieurs tribus de l’est de Dersim « attaquent par derrière » les forces de Cheikh Saïd, ces şaafi qui avaient participé de longue date à la persécution des kızılbaş comme des Arméniens. L’implication et l’attachement religieux des insurgés de Cheikh Saïd étaient nettement plus fort qu’à Koçgiri, et Olson met en avant une triple dimension identitaire de celle-ci : l’appartenance au sunnisme, à la langue zaza et à la confrérie nakchibendie.100 La commune appartenance à la kurdicité était visiblement largement insuffisante à provoquer la solidarité des chefs tribaux de Dersim, tout comme la commune appartenance linguistique, plus restreinte, à la langue (ou au dialecte) zaza.
Les choses semblent être légèrement différentes lors du soulèvement de l’Ararat (ou Ağrı Dağı, région frontalière de l’Iran se situant à l’est de Dersim) en 1930, qui ressemble à Koçkiri-Dersim entre autres par sa géographie montagnarde. Avec pour base la collaboration avec les Arméniens et le soutien de l’association d’intellectuels kurdes Hoybûn, il exprime l’aspiration à un « Kurdistan indépendant comprenant les régions de Diyarbékir, Van, Bitlis, Elaziz et Dersim-Koçkiri ».101 Des tribus (sunnites) de langue kurmanci y participent essentiellement, et si le clivage confessionnel n’a pas disparu, il semble avoir joué un rôle plus discret : des tribus de l’est et de l’ouest du Dersim se réunirent sous Seyit Riza pour punir les milices kurdes (alévies?) collaborant à la répression de la révolte de l’Ararat.102
Quant aux événements de 1937/1938 à Dersim, ils sont souvent considérés comme la dernière grande révolte kurde du début de l’ère républicaine (jusqu’à la guérilla du PKK des années 1980) tant par l’historiographie étatique turque que par l’historiographie kurde et l’historiographie universitaire occidentale, même si dans cette dernière le caractère nationaliste a toujours été l’objet de nuances et de questionnements.
4) De Dersim Isyanı à Dersım Katliyamı et Dersim Soykırım
Comme Nicole Watts le met en avant, la révolte (ou résistance) de Dersim et sa répression relèvent du croisement de différentes logiques. Si les aspirations nationalistes kurdes n’y sont pas absentes, elles sont nettement moins explicites que lors des révoltes précédentes. Celle-ci ne suscite d’ailleurs aucune forme de solidarité interkurde. De plus la réaction des Dersimis au programme de réformes et de désarmement entrepris par l’État qui a commencé à y implanter des infrastructures (routières et militaires) depuis 1935, est loin d’être uniforme. La variété des réponses locales au programme étatique de réformes suggère que le leadership local kurde était profondément divisé. Plutôt que de réagir à l’étatisation turque comme une unité kurde cohérente, les Kurdes de Dersim ont répondu, tribu par tribu, selon la voie qui leur paraissait la mieux à même de se débrouiller avec les nouvelles règles du jeu républicain. Certaines aşiret ont préféré miser sur le gouvernement d’Ankara et collaboré aux opérations. Il est clair que la volonté d’homogénéisation, les postulats anti-kurdes et anti-alévis (et peut-être aussi anti-arméniens)103 du régime ont présidé à la brutalité de la campagne (des massacres systématiques, incluant les femmes, les enfants et les vieillards ont eu lieu, visant aussi les tribus qui avaient collaboré et rendu les armes). Mais la volonté étatique d’établir son autorité effective sur la région, présente depuis les années 1920, semble relever avant tout du langage universel de la construction étatique : les autorités turques affirment leur droit au monopole de la violence dans un territoire donné104 et Dersim est la dernière « tache sur la mère patrie ».
La mémoire de « Dersim 38 » a été portée par l’historiographie officielle comme celle d’une campagne de civilisation nécessaire et pleinement victorieuse, suivie d’efforts soutenus de reconstruction. La gauche comme la droite turque qui se réclamaient de l’héritage kémaliste, soumises au « consensus obligatoire » qui rendait le père fondateur de la République et l’armée incritiquables105 ont longtemps soutenu cette vision. Et certains Dersimis s’y sont ralliés, préférant dédouaner Atatürk des aspects les plus sombres de la campagne.106 Une autre mémoire portée essentiellement par les cercles à background kurde et/ou alévi comme par certains pans de la gauche, a existé de manière parallèle et marginale, jusqu’au dernier tiers du XXème siècle où les effets successifs et conjoints du coup d’Etat de 80, de la fin de la guerre froide, puis de l’« ouverture démocratique » de l’AKP au début des années 2000 ont contribué à la généralisation d’une vision dénonçant les politiques du régime comme dirigées depuis les début par une attitude d’imha et inkar (extermination/annihilation et négation) face à toute altérité. La vision de l’histoire soutenue par le CHP durant 70 ans est aujourd’hui largement vue comme inacceptable.107 Elle a été contestée au niveau même du gouvernement avec la qualification des événements de « massacre » par le premier ministre Erdoğan à l’automne 2009 puis ses « excuses publiques » au nom de l’État en 2011, ce qui, malgré les motivations politiciennes de la manœuvre, est une grande première dans l’histoire de la Turquie.108
Quelle est cette « mémoire de 38 » soudain médiatisée à l’échelle nationale après avoir été un tabou durant des décennies,109 et que charrie-t-elle d’identité ? Avant que la boite de Pandore n’ait été ouverte, sur le plan de la recherche, depuis une à deux décennies déjà, des travaux avaient été entrepris, avec la part belle à l’histoire orale.110
Ils continuent de se développer, documentant et interrogeant cette histoire sous divers aspects. Dans le débat public le focus est mis, notamment, sur le rôle et la responsabilité des différents acteurs de l’époque, et celle de l’État. Au niveau factuel le débat porte sur le nombre de victimes, l’usage ou non de gaz chimiques. A un autre niveau, plus conceptuel et ayant potentiellement des répercussions juridiques, on se demande s’il faut qualifier « 38 » de massacre, de génocide, ou encore d’ethnocide. Le contenu de ces récits, les discours qui les accompagnent, et le cadre sociétal global dans lequel ils sont énoncés semblent contribuer de manière convergente à mettre l’accent sur la souffrance des victimes d’une part, et sur la violence de l’État de l’autre. Celle-ci est de mieux en mieux documentée, son répertoire d’action dans la destruction et le degré qu’elle atteint dans la violence physique et symbolique sont dévoilés. Sa responsabilité et ses logiques sont critiquées, sa légitimité et ses mythes fondateurs sont ternis.
Dans ce processus de critique, certes probablement salutaire, la qualification qui domine pour parler des Dersmis de l’époque est celle de victimes. On ne parle plus des şaki, eşkşiya ou çapulcu (brigands, bandits, maraudeurs) vilipendés par la propagande des dirigeants de l’époque, ni des héros et martyrs de la lutte du peuple kurde, ni des fiers résistants et rebelles jaloux de leur autonomie de toujours. L’identité de Dersim qui a trouvé droit de cité dans l’espace public de la Turquie de la dernière décennie est davantage en échos avec son passé séculaire de persécution qu’avec son passé de résistance. C’est une identité qui doit s’inscrire dans le prisme « bourreau/victime », inversant le stigmate qui était contenu dans la lecture officielle de l’histoire nationale qui reposait sur la division « ami/ennemi », associant immanquablement Dersim à la deuxième catégorie. En lui se rejoignaient les trois dimensions basiques de la définition kémaliste de l’ennemi intérieur (idéologique, ethnique et confessionnelle), justifiant l’inimitié et l’usage de la violence.111 Si lors du débat médiatique, on a pu lire et entendre dans certains journaux et émissions de télévision la vielle rengaine de la mission civilisatrice, présentant les Dersimis comme des bandits ou des sauvages, elle apparaît surtout comme celle de la droite ultra-nationaliste. Sinon, il s’est surtout agi de minimiser le nombre de tués, le rôle du CHP.… Tout se passe comme si la volonté de montrer la noirceur du crime impliquait la neutralisation de la subversion contenue dans l’attitude de ceux qui l’ont subi. Ainsi un nouveau discours domine, affirmant qu’il ne pouvait s’agir de répression puisqu’il n’y avait en fait pas eu de révolte. Au contraire, les habitants de Dersim étaient disposés à accepter la République. Les recherches académiques des dernières années en Turquie, divergeant sur ce point de la recherche occidentale, procèdent à une révision de taille : non seulement il n’y a pas eu de « révolte de Dersim », ni de soulèvement, encore moins d’aspiration à une indépendance, mais encore leur autonomie séculaire vis-à-vis du centre tend à être nuancée. Ainsi est remise en question la croyance bien établie selon laquelle ils ne payaient pas d’impôts et n’effectuaient pas le service militaire.112 L’acceptation sans heurts du désarmement comme de la mise en place des infrastructures de la part de la grande majorité des chefs et des habitants est mise en avant, alors que les actes de résistance sont présentés comme marginaux et non-représentatifs. Les Dersimis auraient eu globalement confiance en la République et se seraient fait duper. Sans être en mesure de savoir dans quelle mesure ce récit est plus conforme à la réalité historique que l’autre, on peut supposer cependant qu’il influe sur la perception et l’auto-perception de l’identité dersimie, d’autant qu’il est se trouve en écho avec des violences d’Etat successives vécues dans la région en référence à cet événement fondateur. La volonté de mettre fin au stigmate113 et de démonter l’argumentaire étatique de justification semble conduire à défendre en priorité l’appartenance à la catégorie de victime innocente.
Conclusion
Dersim renvoie à une géographie, elle-même à géométrie variable (pouvant inclure un périmètre plus ou moins large autour du département actuel de Tunceli) au sein de laquelle plusieurs peuples ou communautés se côtoient. Les appartenances de ces populations, ethniquement, religieusement ou politiquement définies, ont pu simultanément ou successivement être pour les habitants de la région des catégories identificatoires : kurdes ou zazas, turcs (on a vu que des villages alévis turcophones s’étaient joints à la révolte de Koçgiri), et arméniens. La région se trouve d’ailleurs au carrefour des revendications territoriales des uns et des autres à la suite de la décomposition de l’empire. Selon les tracés du traité de Sèvres, la plus grande partie du Tunceli actuel aurait fait partie du Kurdistan, la région de Sivas de la Turquie, et la région d’Erzincan ainsi qu’une petite partie nord du district (vers Pülümür) de l’Arménie, faisant ainsi de Dersim une région aux frontières de trois États-nations. On peut se demander alors selon quelles lignes se seraient dessinées les appartenances et identifications ultérieures.
Depuis la fin du XIX èmesiècle, on a vu des Dersimis se déclarer Kurdes, Kızılbaş, Kurmanc ou Kirmanc mais aussi protestants (fin du XIXe siècle), turcs (à partir des années 1920), zazas (fin du XXème siècle), ou arméniens (avant le XXème siècle puis de nouveau depuis le début du XXIème siècle).
Nous avons parlé à maintes reprises des clivages linguistiques et confessionnels pouvant agir comme frontières sociales qui séparent à des degrés divers (et variables dans le temps) les Kurdes des Turcs, les alévis des sunnites, et les alévis Kurdes des autres alévis.
Nous avons vu que si les solidarités ethniques ou confessionnelles (plus que linguistiques) ont pu être activées ou réactivées, notamment dans les moments de conflits, elle n’ont cependant jamais vu l’ensemble des Dersimis agir unanimement. Des clivages de divers ordre, plus ou moins persistants, ont traversé et continuent de traverser Dersim.
L’étude de la révolte de Koçgiri est particulièrement instructive, elle semble révéler, derrière un discours kurdiste naissant, le sentiment fort d’une identité commune à base alévie, malgré des différences considérables : les Koçgirilis, qui étaient au cœur du mouvement, ne présentaient pas l’image de rebelles et brigands des Dersimis, payaient des impôts, avaient accepté les réquisitions pendant la guerre, ne portaient pas d’armes. Leurs chefs étaient en assez bon termes avec l’État. En 1937/38 plutôt que de réagir au programme étatique de réformes comme une unité cohérente, les Kurdes de Dersim ont répondu, tribu par tribu, selon la voie dont ils estimaient être davantage dans leur intérêt dans le cadre des nouvelles règles du jeu républicain.
L’appartenance tribale, en effet, a longtemps été un cadre d’action et de perception plus pertinent que toute appartenance à une entité plus vaste. Sans parler des nombreux conflits de terre et d’honneur qui divisaient les clans, on sait que les Dersimis eux même percevaient une différence culturelle entre tribus de l’ouest et de l’est de Dersim, et celle-ci ne se recoupe pas avec le clivage linguistique : il existe par exemple une distinction culturelle entre les tribus zazaphones Şeyhhasanan (du coté de Ovacık et Hozat avec des parties de Çemişgezek et Pertek), et les tribus que Martin van Bruinessen qualifie de « Dersimi proper » où il y a des zazaphones et des kurmancophones (plutôt établies du coté de Pülümür, Nazımiye, Mazgirt, et qu’on rencontre jusqu’à Bingöl, Muş, et Varto). Les tribus n’ont jamais eu une attitude unique et sans ambiguïté, ni vis-à-vis de la République, ni vis-à-vis du nationalisme kurde.
Au clivage tribal il faut ajouter (ou soustraire) les loyautés individuelles liées au désir de s’en sortir le moins mal possible dans le jeu des rapports de force existants. Ainsi par exemple lorsqu’il devint clair que le soulèvement de Koçgiri allait être étouffé par des moyens massifs, de nombreux notables se dissocièrent du mouvement et adressèrent des lettres au vali de Sivas pour affirmer leur loyauté au mouvement kémaliste.114 Ici les clivages sociaux ont leur rôle dans l’activation des loyautés. Nombre de personnages influents du Koçgiri-Dersim éprouvent la crainte de s’écarter du pouvoir sécurisant de la grande communauté musulmane kurdo-turque que Mustafa Kemal organise avec succès. Pour certains chefs de tribus et grands propriétaires, il apparaît plus sûr de miser sur le gouvernement d’Ankara. L’affinité entre arméniens et kızılbaş dans la région n’a pas non plus provoqué une solidarité unanime, certains ağas du Dersim oriental et les villageois des environs d’Erzincan sont eux aussi saisis par la peur d’une « grande Arménie ». Au Dersim oriental de même, justement parce que immédiatement environnés de tribus kurmanjophones ou zazaphones sunnites avec lesquelles ils ont une longue histoire de conflit, les tribus alévies de Bingöl, Muş ou Varto seront moins enclines à s’identifier au mouvement kurde. Bien entendu, avec les bouleversement successifs du siècle écoulé, les frontières tribales ont été largement atténuées, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne font plus sens pour autant. Il n’est pas pareil d’être un descendant des Haydaran que de Kureyşan. Les premiers ont gardé leur aura de grands résistants alors que les seconds sont identifiés à la collaboration avec l’Etat en 1938 (et au-delà).115
En second lieu, les appartenances politiques ont largement divisé les habitants de Dersim au long du siècle passé. Nous avons vu que des Dersimis ont été présents dans tous les mouvements politiques, certes surtout à gauche, mais pas seulement. Un bon nombre d’habitants ont soutenu électoralement les partis au pouvoir, le CHP d’abord, mais également l’AKP, qui a tout de même récolté 22% des voix aux élections locales de mars 2009.116 Quant à la gauche, il serait illusoire d’y voir une quelconque appartenance commune quand on sait quels âpres divergences théoriques (avec parfois les règlement de comptes sanglants qui les accompagnent) séparent les tendances social-démocrates des tendances de la gauche marxiste révolutionnaire, kurde ou internationaliste… De plus, à la radicalité des années 1970 et 1980 a succédé un certain désengagement ou désenchantement, notamment en raison des réponses répressives et sécuritaires meurtrières, pour lesquelles les plus âgés ont blâmé les jeunes générations.117 A la politisation très forte de l’identité dersimie durant les décennies 70 et 80 semble succéder un retour d’identification à une alévité re-spiritualisée, et un attrait pour l’histoire, le patrimoine et la culture ancienne de Dersim, y compris parmi les jeunes.
Par ailleurs, dans les dernières années, on assiste à en engagement actif et conscient de la part de nombreuses personnes originaires de Dersim en vue de recomposer l’identité attachée à Dersim dans l’espace public. Nous avons parlé des recherches en sciences sociales ainsi que des initiatives en histoire orale, nous pouvons y inclure les productions littéraires, artistiques, musicales et cinématographiques ; certaines d’entre elles tendent à atténuer l’image subversive de Dersim et à accentuer son passé de persécution. Le triple stigmate accusateur « Kürd‑Kızılbaş-Komünist » qui a longtemps « collé à la peau » de la région serait-il en voie de disparaître au profit d’une identité d’éternelle victime englobant à la fois la région et ses habitants? D’autres développements récents ont aussi contribué à un glissement identitaire. Marie le Ray, étudiant le déroulement de la campagne Munzur contre les barrages, constate par exemple que le cadre dans lequel elle a été menée à conduit à un rapprochement entre les militants anti-barrages et les mouvements environnementalistes, en Turquie comme à l’international. La légitimité offerte par ce registre dans l’expression publique, ainsi que les alliances crées dans le cadre de cette mobilisation collective ont été fructueuses et ont conduit dans une certaine mesure à une identification des Dersimis comme « écologistes naturels »,118celle-ci venant faire échos à une alévité spécifiquement dersimie, profondément pacifique, pour laquelle le respect de la nature serait une seconde nature. Alors que l’attachement et la sacralité du Munzur sont probablement une invention de la tradition119 on en assiste pas moins à un glissement identificatoire, de « Dersimli » à « Munzurlu ».120
Malgré une accentuation et une interprétation de l’alévité de Dersim dans le sens d’une tolérance, d’un penchant pacifiste et d’un respect inné du milieu naturel, l’anti-conformisme et la liberté d’esprit qui lui sont associés sont des dimensions identitaires valorisées et revendiquées unanimement par les dersimis. L’idée d’un Dersim tendanciellement contestataire, frondeur et opposé aux pouvoirs, bien que parfois romantisée et idéalisée à l’extrême,121 peuvent être confortées par certaines données historiques, qui révèlent des constances. La tentative de recrutement des milices Hamidiye en 1892–93 a posé des problèmes spécifiques à Dersim, des révoltes ont éclaté et le sancak de Dersim n’a pas fournit de régiment de cavalerie. Un siècle plus tard lorsque l’État a voulu mette en place le système des korucu (« protecteurs de village ») dans sa lutte contre la guérilla kurde, Dersim a encore fait figure d’exception. Contrairement à une idée très répandue, il n’y a pas « zéro korucu » à Dersim, mais de fait leur nombre y est exceptionnellement bas par rapport au reste des provinces kurdes,122 sans qu’il faille y voir une allégeance particulière des habitants à la guérilla du PKK, dont on a vu qu’elle avait eu plus de mal à s’établir la-bas que dans le reste du Kurdistan de Turquie. Au contraire, la province de Tunceli s’est en effet souvent démarquée des principales organisations kurdes, qu’elles soient légales (DTP-BDP) ou clandestines (PKK), et la branche locale du PKK semble elle aussi prendre ses libertés face à la direction du Parti.123
Doit-on encore attribuer à ce particularisme le fait que les alévis de Tunceli ne sont associés à aucune fédération alévie de Turquie (ABF, Cem Vakfı ni même Pir Sultan Abdal Kültür Derneği) ?124
Enfin, on peut signaler que si dans la diaspora, comme parmi les tenants les plus rigides des nationalismes en Turquie, un certain nombre de sites internet animés par des Dersimis d’origine, continuent d’agir pour convaincre leurs compatriotes de la « bonne » identité à s’approprier (turque, kurde, zaza, alévie…), en Turquie même, un autre réseau travaille activement et consciemment en vue de recomposer l’identité dersimie sur la base d’appartenances multiples et non exclusives. L’épine dorsale de cette identité recomposée, outre la valorisation de la langue zaza, comprend les dimensions kurde, arménienne, et alévie, pour intégrer ensuite les autres composantes. On peut citer dans cette direction le site dersim.fr inauguré en 2006, qui se présente comme “un vaste projet d’inventoriage et d’archivage de données concernant les villages de Tunceli/Dersim. Cet inventaire inclut notamment le patrimoine culturel arménien, kurde, alévi et turc”,125ou encore la revue Ma, parue pour la première fois cette année.126
En guise de conclusion provisoire, on peut dire que l’étude des appartenances à caractère identitaire de Dersim nous emmène dans diverses directions, confirmant le caractère fluide et multidimensionnel de la notion d’identité, et la pertinence d’une approche dynamique et évolutive des processus identitaires. Il n’existe pas d’« identité de Dersim » mais des processus identificatoires multiples, convergents ou concurrents, réversibles, et toujours remodelés en étroite interaction avec le contexte.
Luz Bartoli