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Première partie

Nous sommes au pied d’un haut mur paré de faisans. Voilà, la vraie his­toire se niche der­rière ce mur, dans les vies per­dues, dans cet amas de béton… Dans les soli­tudes, dont on appuie même pas sur la son­nette… La femme enfonce la clé de la porte extérieure, nous prenons l’as­censeur, jusqu’au cinquième étage.

Devant la porte, se tient une plante en plas­tique, qui ne sera jamais arrosée, qui jamais n’é­clo­ra de fleurs, qui ne seront jamais humées.

Un homme cor­pu­lent, qui ne pour­rait pas même se lever en enten­dant un cli­quetis sur la porte, un homme dont les bras ne s’ou­vrent plus, qui, à jamais, ne pour­ra plus étrein­dre per­son­ne, un homme qui, sur une chaise à bas­cule, se bal­ance d’a­vant en arrière, d’ar­rière en avant, Wolf­gang… La femme le prend dans ses bras. Elle le serre, même, elle l’embrasse sur la bouche… Un petit bais­er entre ces lèvres qui ont per­du leur passé, laisse der­rière un petit “ahh…”. Dans cette embras­sade, il y a ce poids pesant sur la con­science qui tombe des épaules, dans ce bais­er, il y a ce cri comme “per­son­ne ne m’a aimée autant que toi”, dans cette étreinte, il y a ce regard qui dit “je suis désolée, désolée”

Oyyyy” dis-je, “oyyy !”,  et les faisans pren­nent alors leur envol, depuis les murs…

Je con­fie ma tête à la vit­re de la fenêtre, l’ob­scu­rité est sur le point de tomber… Je me dis “si je pou­vais t’en­lac­er, t’en­lac­er une fois et ne plus jamais te per­dre, si je t’étreignais comme si je t’en­fouis­sais dans les murs de mon for intérieur, et alors je te rap­pellerais : nous venions à peine de tomber de la bouche d’une hyène, nous allions nous res­saisir, nous relever, recoudre nos blessures causées par ses dents acérées sur notre corps, une par une. C’é­tait à ce moment que nous avions cou­ru à la quin­cail­lerie, pour acheter du fil de jute, des plus solides… Si solide que cela aurait du suf­fire pour nous tous. Puis, tu es par­ti, il nous est resté comme part, seule la nuit. Ô la douce pluie sur la jeune pousse, et que main­tenant pleu­vent sur ma tête de gross­es pier­res”. Oyyyy” dis-je, “oyyy, mais les faisans sont restés comme figés sur le mur…” 

Il règne une paix, une réc­on­cil­i­a­tion, entre ces deux per­son­nes que je ne con­nais pour­tant, même si les sou­venirs de l’homme se sont effacés, cette femme elle, en a con­servé la fibre… L’aigu­ille qui sutur­era nos plaies est aveu­gle, elle est sourde, son coeur est à sec.

Dehors, la neige tombe sur la Terre, en flo­cons de glace, et toi, tu as froid. Prends-moi sous l’om­bre de tes cils ébènes, voilà, je suis prête à me noy­er dans une de tes larmes.

La femme pose la clé de la mai­son dans ma paume, me fait vis­iter ces grandes pièces soli­taires. Tous les murs sont gar­nis de livres blancs, hurlants sur les étagères brunes. Les espaces vides sont comblés avec des pho­togra­phies en noir et blanc, souri­antes, tristes et éton­nées. Il y a surtout des pho­tos de la femme.

Autre­fois, la femme était une pho­tographe célèbre. Tous ses sou­venirs, toute sa vie, sont accrochés à ces murs avec une tête d’épin­gle. Pen­dant un moment, elle plonge ses yeux bleus dans mes yeux noirs, dans mon puits noir, là où tu es. C’est comme si elle com­pre­nait, alors je me referme. Il y a un faisan dans ma pupille, avec un nom : toi. Que ton manque sub­siste seul pour moi…

A mon retour de vacances je vais pho­togra­phi­er ce vis­age”, me dit-elle. Elle me serre ami­cale­ment les mains, mes mains réchauf­fées main­tenant, elles sont en feu. “Mes mains, mes mains qui te recherchent, ce vis­age qui sera pho­tographié sans toi, qu’ils soient recou­verts de goudron, qu’il n’en reste aucune trace” me dis-je..

La femme s’en­v­ol­era de Franc­fort demain, elle ira dans un pays plus chaud. Avec une sim­ple clé, elle accroche la respon­s­abil­ité de l’homme à mon cou. Com­bi­en les regards de l’homme sont vides, comme s’il avait rejeté un poids énorme de ses épaules, et qu’il courait alors, sans se retourn­er, à tra­vers des déserts assoif­fés et sans ombre, se cherchait…

Oyyyy” dis-je, “les faisans sont restés figés dans l’im­age, sur le mur…” 

Dans ces déserts, les yeux de l’homme sont sem­blables aux tiens, aux miens, et aus­si aux yeux des faisans sur le mur, ces faisans qui ne s’en­v­oleront jamais.

Ces jours-ci, mes oreilles écoutent Kahlor. Surtout par ce temps froid, cha­cun des sons, comme une fine flèche, me transperce les entrailles… “Qu’ils me transper­cent, c’est ce qu’il me faut…” 

Le lende­main, à qua­tre heures pré­cis­es, la clé dont la respon­s­abil­ité est plus lourde que mon cou, m’amène jusqu’aux murs aux faisans. Des plats cuis­inés dans ma gamelle, au chaud… Qu’as-tu mangé aujour­d’hui ? Qu’as tu con­som­mé qui coulera comme de l’huile dans ta gorge ? Ta couche est-elle dure, as-tu mal au dos ? Que la nour­ri­t­ure que je mange, l’eau que je bois soient un poi­son pour moi… Qu’elles soient arêtes dans ma gorge, pier­res dans mon estom­ac, que mes dents ne broient que des pier­res, surtout des pierres…

Oyyyy” dis-je, “oyyy !”, mais les faisans sont restés figés dans l’ image, sur le mur.

Kahlor me traîne, avec un kemençe dolent, jusqu’au pied de la paroi aux faisans. Jusqu’à ce ter­mi­nus, der­rière la porte mar­ron, dont le passé est effacé, dont le passé est éclaté, décon­nec­té et oublié, peut être parce qu’il a voulu oublier.

A l’in­térieur, règne une lourde odeur humaine, cette odeur de peau qui n’a jamais atteint le respect de l’eau. Sur une chaise en bois qui se bal­ance comme un berceau, le corps immense de Wolf­gang tangue. Sur son vis­age, un gros nez osseux, ses dents sont béantes, ses cheveux sont tombés de souf­france, sa tête est entière­ment dénudée. Je regarde ses pho­tos, comme il était chaleureux, comme il regar­dait la femme avec amour. Si seule­ment tu savais, com­bi­en il l’aimait, com­ment il enlaçait cette femme qu’il aimait si tendrement…

Aucun mal ne viendrait de celui qui aime, n’est-ce pas ? Il a un cœur, une con­science, de la com­pas­sion et des bras pour enlac­er le monde entier. Cette mai­son brune, cette odeur de chair humaine, ces pho­togra­phies, et cette grande soli­tude. “De la lumière, encore un peu de lumière”, j’ap­puie sur les bou­tons de toutes les lam­pes. Je dis “bon­jour”. Quelle belle adresse ce “bon­jour”, comme c’est beau, “aucun mal ne vous arrivera de ma part.” Il répond “bon­jour” et c’est comme s’il dis­ait aus­si “aucun mal ne vous arrivera de ma part non plus”.

Il engloutit goulû­ment la nour­ri­t­ure que j’ai apportée, une pho­to prise avec sa femme devant lui, ils sont comme deux arbres aux racines dif­férentes, qui se sont ser­rés l’un con­tre l’autre en gran­dis­sant. Tous les deux souri­ent, tous les deux sont heureux, comme si aucune hache n’avait atteint leur tronc, comme si jamais ils n’avaient con­nu une seule blessure.

Wolf­gang est tombé amoureux d’une pho­to et était arrivé depuis Ham­bourg. Com­bi­en de routes il a arpen­té, com­bi­en de luttes il a menées pour son amour, avant que les pier­res de Gunter Dem­nig ne soient placées dans cette cour juive, com­bi­en de nuits blanch­es, comme il a aimé, il a aimé telle­ment, il a extrait son coeur de sa poitrine, l’a don­né à sa bien aimée, et il fut enfin heureux. Ne serait-ce pas comme un con­te de fées, de nos jours ?

Je chem­ine à cet instant dans ma tête vers les frères Kara­ma­zov “Au moment où tu cesseras de l’aimer autant, juste à ce moment-là, il t’aimera”… Ô, mau­dit monde.

Oyyyy” dis-je, “oyyy !”… “Que veux tu que je te lise Wolf­gang ? Ta bib­lio­thèque est si rem­plie, c’est mer­veilleux. Si tu veux je t’ap­porte Vir­ginia Woolf, le temps avant de marcher vers le lac avec des cail­loux dans les poches. Que dirais-tu de Paul Celan ? ‘Compte les aman­des, compte ce qui était amer et t’a tenu en éveil’ …”

Wolf­gang marche dans des déserts, Wolf­gang marche dans son enfance à Ham­bourg , sans se retourn­er. Il ne m’en­tend même pas. Celan et Woolf se tien­nent côte-à-côte dans la bib­lio­thèque. N’est-ce pas étrange ? L’une a des cail­loux dans les poches, l’autre boit du lait noir au sein de sa mère, ils marchent tous les deux vers l’eau, vers l’eau…

Wolf­gang, dans les rues de Ham­bourg, ingénieur en mécanique, dans le port ouvri­er, une coupure de jour­nal à la main, sur la coupure, un océan, des yeux bleus, des cheveux blonds…

Il entre­prend un voy­age d’amour, sur les traces des yeux qui le regar­dent à tra­vers une pho­to sépia, dans les bras mys­térieux du sor­tilège qui l’ap­pelle, si excité et si ent­hou­si­aste, il défer­le, puis il se tait, il se tait pour tou­jours… L’ob­scu­rité retombe.

Oyyyy” dis-je, “les faisans sont encore restés figés sur le mur”.

Wolf­gang s’est assoupi dans son fau­teuil à ressorts… Sa mémoire est pâle, brisée, frag­men­tée… Je l’ef­fleure légère­ment et le réveille, sai­sis son bras et l’emmène docile­ment au lit, comme un petit enfant. Dans la cham­bre est accroché le tableau de Dali, “La per­sis­tance de la mémoire”. Et à côté, une pho­to de Dali avec sa fine mous­tache, l’air per­plexe ou sar­cas­tique, juste au-dessus de la tête du lit. Heureuse­ment, sur le mur supérieur de la porte, il y a aus­si “Guer­ni­ca”. C’est comme si entre deux tableaux, les faisans pleuraient…

Demain je vais pren­dre Anna sur la route, nous laverons Wolf­gang, toutes les deux… Nous fer­ons couler sa crasse dans l’eau. Peut être retrou­vera-t-on ce que Wolf­gang a per­du, qui sait ?

La nuit tombe sur la ville, les faisans sur le mur me suiv­ent comme des ombres noires…

Je t’écris des let­tres, et aus­si des poèmes, des poèmes, en manque de toi. À l’eau, au feu, à l’in­cendie de mon intérieur ? Je ne sais pas.

Une chan­son d’ex­il entre dans mon coeur, me tra­verse en le déchi­rant, ne fais rien, laisse-la tra­vers­er, tout en me terrassant.

Oyyyy” me dis-je, “oyyy, tous les faisans sont restés à jamais cloués au mur”. 

Toi, qui est mon manque infini.


Image : Naz Oke 2022 adoptart.net

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Suna Arev
Autrice
Née en 1972 à Uzun­tar­la (Elazığ).Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, par­mi les tra­vailleurs agri­coles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la péri­ode du coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 a for­mé sa vie poli­tique. Diplômée de l’École pro­fes­sion­nelle de com­merce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les com­porte­ments fas­cistes et racistes dans sa ville. Mère de qua­tre enfants, depuis 1997, elle habite en Alle­magne, pour des raisons politiques.
Suna Arev was born in 1972 in the vil­lage of Uzun­tar­la, Elazığ dis­trict. From a fam­i­ly of eight chil­dren she became one of the agri­cul­tur­al work­ers at an ear­ly age. The mil­i­tary coup d’état of Sep­tem­ber 12 1980 served as a mir­ror in shap­ing her polit­i­cal out­look. After obtain­ing a diplo­ma from the Elazığ Pro­fes­sion­al Busi­ness School, she expe­ri­enced the full force of fas­cist and racist behav­iours in her town. She has lived in Ger­many since 1997, for polit­i­cal rea­sons. She is the moth­er of four children.