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“Une fois, alors que le domaine des morts était devenu surpeuplé, tu t’étais caché en moi”
“Raconte-moi le fournil” m’a-t-elle dit, “cette vitre transparente à quatre yeux…”
“Parce que” dis-je, “Caserne, en rampant, déménagea jusqu’à la caisse du fournil. Nos mains, qui se tendaient vers la caisse, pour nos besoins les plus élémentaires, se coupèrent de nos épaules. On dit ‘l’argent salit l’humain’. La caisse en fut souillée”.
C’était l’hiver, c’était le froid, dans l’appartement en rez-de-chaussée qu’était notre maison, le poêle brûlait seulement dans une des pièces. Quant à l’immeuble, il datait de la guerre, avec ce chauffage à gaz… Un poêle… Comme il était égoïste, comme il était impitoyable, il chauffait seulement sa chambre. Les murs des autres pièces se dépouillaient de leur papiers, feuille à feuille, comme si elles s’arrachaient d’un corps humain… Entre les pans de papiers, des mousses verdâtres versaient des larmes noires.
Qu’était le labeur, le travail, produire jour et nuit, ensemble, avec de tous petits enfants… Sur la tête de ma mère, non ! Nos bouchées étaient comptées. Chaque morceau de pain dans nos bouches, devenu comme lame de rasoir, si je l’avale, déchiquettera mon gosier, mieux vaudra le cracher…
Et il y a ce silence de mort. La sincérité qui n’existait plus.
Des clients allemands venaient au fournil, achetaient un café, un dessert, la femme payait ce qu’elle avait mangé et bu, l’homme les siens. Je restais bouche bée derrière. Je me demandais quel genre de famille était-ce là. “Pour l’amour de dieu, comment ceux là font l’amour dans un même lit ?”…
Somme toute, c’étaient eux qui étaient en paix. “prends ma rose, donne ma rose”. Regarde donc, notre poêle, notre caisse, notre Caserne… Je n’ai aucune idée de ce qui rentre, ce qui sort. “Tu ne comprends rien à la paperasse, je m’en occupe” disait Caserne à la caisse. Avec le temps, tout change, en se souillant.
C’est bien vrai, que saurait-on de la fraude, des magouilles dans le dos, des investissements clandestins, du fait d’escroquer ses propres enfants, de vivre sur le dos des autres, que saurait-on du fait de s’accaparer le fruit du labeur…?
Les enfants sont petits, je ne peux continuer mes études, je ne peux non plus avoir un métier, mais il faut faire quelque chose, il faut faire beaucoup de choses… Je dois me sortir d’ici, me sauver de Caserne.
Nous avions une cliente allemande nommée Gabi. Elle vit avec sa fille. Elle est infirmière dans une maison de retraite, elle passait me voir à chaque sortie du travail, on buvait un café devant le fournil, on papotait.
- Trouve moi du travail Gabi, pitié, je m’étouffe. Caserne va me tuer… !
Gabi regarde un coup le four, puis mes yeux sur le point de mourir.
- Je ferai n’importe quel travail…
- Ferais-tu des ménages de maison ?
- Bien sûr que je ferai, pourquoi je ne le ferais pas. Ceux qui le font perdent leur âme ?
Le lendemain elle me fit rencontrer Birgit. Elle est la responsable d’une maison de retraite et, dans le même temps, artiste peintre. Sur la sonnette à sa porte, il y a un nom de famille qui finit par “dovski”. Elle est une descendante des premiers charpentiers polonais arrivés en Allemagne dans les années 1800. On discute, je regarde ses peintures. Des tableaux colorés, fleuris, avec des cerfs-volants… Des tableaux, combien heureux, qui éveillent la sérénité. Je voudrais prendre la main de mes enfants, entrer dans ces tableaux, y disparaitre, m’évaporer.
- Alors, c’est beau ?
- C’est beau.
“Dessine-moi donc le cerf blessé de Frida, Birgit, voilà, je suis juste dans cet état” me dis-je intérieurement.
Frida Kahlo, El Venado Herido (Le cerf blessé).
Nous parlons de Goya, de Dalí, de Van Gogh, des dessins au crayon de Käthe Kollwitz. Elle me donne la clé de sa maison. Elle, sa fille et son mari partent le matin et reviennent le soir, je nettoierai la maison jusqu’à leur retour…
Moi, j’ai deux filles et un garçon. Le petit est encore au berceau. Ce matin là, j’envoie les grandes à l’école, je mets le petit dans la poussette et je me dirige chez Birgit. Une maison à trois étages, le petit dort au rez-de-chaussée, je commence à travailler par le dernier étage. De temps en temps le petit se réveille, je le nourris, et je retourne à mon boulot…
En fin de journée Birgit, avec un bouquet de fleurs et un billet de cinquante euros en main, sonne à la porte. Sa maison n’avait pas été nettoyée comme ça depuis qu’elle est maison…
“Oh, comme je t’aime, perle de sel sur mon front”
Il faut faire quelque chose, il faut faire beaucoup de choses, il faut aussi se débarrasser de Caserne.
Je me rends au bureau des femmes, Birgit et Gabi m’ont montré le chemin.
La femme dans le bureau est d’un âge moyen, elle écoute mon souci avec une bonne oreille, me pose de temps à autre quelques questions. Je commence par les nuages roses, les lettres d’amour, puis je descends vers ma lente disparition, dans un silence de mort, jusqu’à ce que Caserne me tire dans le dos… Avec fracas, je dégringole sur les escaliers de ma vie.
La femme s’assoit devant ma chaise, me prend les mains et me dit “Ah ma fille, ton Caserne est un pervers narcissique secret…” Ainsi, j’apprends une chose de plus. En vérité, une chose qui devient beaucoup de choses.
“Tu dois quitter Caserne sans te retourner, il n’y a pas de remède à ce trouble, tu ne peux semer d’affection sur ce champ” me dit-elle. Elle rédige une lettre conséquente, passe quelques coups de fil, et m’oriente vers le bureau du logement.
Des jours durant, les enfants tenant ma jupe, je fais des aller-retours vers ce bureau du logement. On m’éconduit avec des “pas aujourd’hui, reviens demain”. A la fin, je finis par m’assoir devant le seuil de la porte, et je n’en pars plus. Trois heures se passent, on me glisse dans la main, le contrat de location, et la clé d’un logement.
J’entreprends le ménage d’une maison chaque jour. Le sueur de mon front descend sur mes lèvres. J’aime ce goût, je l’adore.
Avec une simple signature, l’Etat remet la clé de ta maison à Caserne, te rend prisonnière, tu t’étouffes dans le triangle ménage, enfants, chambre à coucher… Ton titre de propriété est noté sur ton acte de mariage, mais est-il autant facile de se séparer ?
Durant des années, pour divorcer, tu déambules devant les portes des tribunaux. Les institutions ne veulent pas ouvrir ce triangle, te libérer. Et si ça ne suffit pas, la famille intervient, l’entourage s’en mêle. Mais peu importe, tu connais ta réalité, ta vie la connaît.
Durant des années, tu cherches tes organes arrachés de ton corps, tes fragments. Tu les trouves sur des bords de routes, devant des fenêtres, dans des pâturages et sur des montagnes, et tu les recouds à leur place, un par un.
Ensuite, tu te dis, “ouah, comme c’est beau de vivre !”. Vivre, sans Caserne, sans chars, sans balles, ni bombes.
Puis les cordes de Caserne reviennent, s’enroulent autour de ton cou, tu te trouves seule.
Tu dis “j’envoie balader ceux qui me pendent avec ta corde, laisse tomber”. Tu fais la paix avec les miroirs. “ouah, la vie, comme tu es belle !”. Tu es méprisée, honnie, du fait du travail que tu fais. Mais tu ris intérieurement, avec un verre de vin, tu célèbres ta délivrance de Caserne. Tes filles commencent l’université. Tu leur apprends une seule chose, bien avant toutes les étiquettes, “Juste, soyez honnête”…
Ensuite, tu remontes sur le vélo bleu marine…
- Hé, où vas-tu la brune ?
- Je vais faire du ménage, nettoyer le monde.
Je t’aime, sel de mon front…
Image : Naz Oke 2022. adoptart.net
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