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Demande de per­pé­tu­ité incom­press­ible, acquit­te­ment. Réou­ver­ture de procès, juge­ment ce 10 févri­er, acquit­te­ment, faute de preuves fournies par l’accusation…

Aslı Erdoğan est donc acquit­tée de l’ac­cu­sa­tion de “pro­pa­gande pour une organ­i­sa­tion ter­ror­iste” lors de la deux­ième audi­ence d’au­jour­d’hui, le 10 févri­er 2022 devant le Tri­bunal n°23 d’Istanbul.

Petit retour en arrière :

En 2016, après la déci­sion de fer­me­ture, la police des opéra­tions spé­ciales a perqui­si­tion­né le bâti­ment d’Özgür Gün­dem à Istan­bul, et a arrêté 24 jour­nal­istes, dont des employés d’IMC TV et de DIHA.

Des pour­suites furent engagées con­tre les dirigeants, auteurs et employés du jour­nal pour “pro­pa­gande pour le compte d’une organ­i­sa­tion ter­ror­iste” et “appar­te­nance à l’or­gan­i­sa­tion”. Dans le procès con­nu sous le nom de “L’af­faire prin­ci­pale d’Özgür Gün­dem”, furent jugés : Necmiye Alpay, Aslı Erdoğan, Ragıp Zarakolu, Fil­iz Koçali, Eren Keskin, Zana Kaya, Kemal Sancılı, İnan Kızılka­ya et Bilge Oykut.

Le 14 févri­er 2020 Aslı Erdoğan, Necmiye Alpay ve Bilge Aykut furent acquit­tés, et les dossiers de Fil­iz Koçali et Ragıp Zarakolu qui n’avaient pas livré encore leur dépo­si­tions, et pour lesquels un ordre d’arrestation fut émis, ont été séparés.

Un an plus tard, le 15 févri­er 2021, Eren Keskin, İnan Kızılka­ya, Kemal Sancılı furent con­damnés à 6 ans 3 mois de prison pour “appar­te­nance” et Zana Kaya, à 2 ans 1 mois de prison.

Le 14 févri­er 2020, en apprenant le ver­dict qui annonçait son acquit­te­ment Aslı nous avait dit “je suis heureuse de l’apprendre, mais je n’ai pas con­fi­ance. Ils peu­vent recom­mencer à tout moment, comme ils le font pour tant d’autres”.

Com­bi­en l’avocat d’Aslı avait rai­son, en déclarant à son tour, “les procès ouverts et réou­verts devi­en­nent en eux mêmes des peines à part entière”. Un an et demi plus tard, en novem­bre 2021, Aslı Erdoğan nous fit part de la réou­ver­ture d’un procès la con­cer­nant, en Turquie, ou plutôt d’un nième hoquet de l’in­jus­tice turque à son encontre.

En résumé, selon le nou­v­el acte d’accusation, les arti­cles d’Aslı Erdoğan faisant l’objet du procès étant pub­liés “égale­ment” sur le web­site d’Özgür Gün­dem, l’ac­quit­te­ment de l’écrivaine aurait été pronon­cé sans l’ob­ser­va­tion de ces ver­sions numériques, donc ne serait pas jus­ti­fié pour celles-ci. Par con­séquent l’ac­quit­te­ment fut annulé, et le procès réouvert…

Date et lieu fixés, la pre­mière audi­ence, était prévue pour le 16 décem­bre 2021, devant le Tri­bunal pénal n°23 d’Istanbul.

Et comme Aslı ne voudrait pas, devant une telle absur­dité, que d’au­cunE n’aille penser qu’elle souf­frirait d’un délire de per­sé­cu­tion, il sem­ble utile de pré­cis­er que ce har­cèle­ment judi­ci­aire s’in­scrit dans un délire, bien réel celui-là, du régime poli­tique de Turquie, qui con­tin­ue à pour­suiv­re à tout va, et à réou­vrir des procès, alors que d’autres, ne sont même pas instru­its pen­dant que des per­son­nes sont “pro­vi­soire­ment incar­cérées ad vitam aeter­nam”,  des mois ou des années. Le cas d’Osman Kavala en est l’ex­em­ple type.

Oui, il est dif­fi­cile d’imag­in­er, lorsqu’on vit dans un état de droit, que la jus­tice soit à ce point aux ordres, qu’elle s’acharne, même sur des “affaires” déjà jugées, en trou­vant des pré­textes à retarde­ment pour les réou­vrir, arguties de Droit pénal improb­a­ble à l’ap­pui. Et cela laisse sus­pendu, au dessus des têtes des per­sé­cutés, comme une épée de Damo­cles, des peines demandées extrême­ment lour­des, comme dans le cas d’Aslı, où une per­pé­tu­ité incom­press­ible, qui se sub­stitue à la peine de mort, abolie en 2002 en Turquie, fut brandie.

Aslı vit à Berlin, en exil. Sa sit­u­a­tion reste pré­caire. Elle, à qui l’on don­na de nom­breux prix après qu’elle fut libérée des geôles turques, dont on traduisit et ven­dit les livres, par dizaine de mil­liers, que la France fit Cheva­lierE des Arts et des Let­tres, s’est vue à nou­veau con­sid­érée comme une “dan­gereuse ter­ror­iste”, et se voit tou­jours désignée comme telle, parce qu’elle a quit­té son pays qui la persécutait.

Lorsqu’elle était en prison, sou­venons nous, une forte cam­pagne de sou­tien s’é­tait dévelop­pée inter­na­tionale­ment pour “sa libéra­tion et l’a­ban­don de toutes les charges absur­des qui pesaient con­tre elle, et d’autres dont elle était sol­idaire”. Nous n’avions pas alors ménagé nos efforts, jusqu’à sa libération.

Mais nous nous posons aujour­d’hui la ques­tion de savoir si un tel sou­tien, comme ce fut le cas ensuite autour de Zehra Doğan, serait aujour­d’hui pos­si­ble, tant les dites “opin­ions publiques” européennes ont évolué vers des replis iden­ti­taires, comme l’at­teste l’abcès de fix­a­tion sur les migrants, et le recul des réflex­es sim­ple­ment humains sur ces ques­tions. Le ter­ror­isme de Daech a au moins sur ce sujet gag­né du ter­rain, puisque l’in­hu­man­ité tri­om­phe der­rière la demande de fer­me­ture, de sécu­rité, d’i­den­tité et de nation­al­isme. Toutes pseu­dos valeurs qui avaient mené Aslı Erdoğan en prison, et dont en 2016, elle aler­tait sur la mon­tée. C’est chose faite, si l’on en juge à l’aune de la cam­pagne élec­torale française, par exemple.

Bref, Aslı Erdoğan, ne s’y ren­dit pas à Istan­bul pour la nou­velle audi­ence, qui se déroula à la date prévue, le 16 décem­bre 2021. Elle fut courte, car le tri­bunal récla­ma de fait d’avoir sous les yeux les arti­cles en for­mat numérique pub­liés sur un site fer­mé et sup­primé par décret, dont le pro­cureur demandait le réex­a­m­en. C’é­tait la moin­dre des choses.

Mais, Özgür Gün­dem, jour­nal de tra­di­tion kurde, reste un média inter­dit, fer­mé donc par décret en 2016, ses jour­nal­istes sont empris­on­nés, ou aujour­d’hui en exil… Lorsque l’E­tat ferme un média et son site inter­net, où trou­ver cinq ans plus tard, les doc­u­ments numériques ? Il existe des recours pour cela, mais per­son­ne n’a sem­blé y penser ou les connaître.

Aujour­d’hui 10 févri­er 2022, à cette deux­ième audi­ence, tou­jours en l’ab­sence des doc­u­ments numériques cen­sés étay­er l’ac­cu­sa­tion, le tri­bunal prononça donc, l’ac­quit­te­ment d’Aslı Erdoğan, encore une fois. 

Au suiv­ant.

Nous en avons de fait par­lé au télé­phone cet après midi.

D’or­di­naire, nos con­ver­sa­tions avec Aslı por­tent davan­tage sur des échanges per­son­nels, par­fois intimes, sur son écri­t­ure qui nous manque, ses inter­ro­ga­tions face à la vie et l’ex­il… Deux acquit­te­ments, et tou­jours cepen­dant une men­ace sus­pendue, tou­jours l’at­tente qu’un autre pro­cureur nom­mé aille fouiller dans un fond de poubelle pour y trou­ver le pré­texte fal­lac­i­eux qui manque pour réou­vrir un dossier de “ter­ror­isme”, cela ne per­met pas de fêter vrai­ment cette déci­sion de “jus­tice”. Quid de la sécu­rité d’Aslı si elle voulait remet­tre un pied en Turquie ? Et même à Berlin, où les loups gris ne man­quent pas. Voilà des préoc­cu­pa­tions, et on le serait à moins, qu’elle nous confiait.

Ecrire dans sa langue, quand un Etat sus­pend une men­ace au dessus de votre tête, même dans l’ex­il, demande du temps et des forces. La pandémie et des soucis de san­té ont accom­pa­g­né ces incertitudes.

Nous le disions plus haut, les replis iden­ti­taires au sein des Etats européens sont dure­ment vécus égale­ment par les exilé.e.s. Si l’Alle­magne n’est pas la pire, la présence d’une forte com­mu­nauté nation­al­iste turque relaie cepen­dant les men­aces con­tre les “opposants” ou con­sid­érés comme tels.

Aslı Erdoğan ne pou­vait donc débor­der de joie à l’an­nonce d’un ver­dict qui n’est que jus­tice dans l’in­jus­tice. Ce qui la récon­forte, c’est de se savoir tou­jours soutenue par un pub­lic de lec­tri­ces et lecteurs dans tant de langues, et que peut être enfin, tout le monde com­pren­dra que ce ne sont pas ses inquié­tudes qui comptent, mais bien une réal­ité kafkaïenne qui est à l’oeu­vre en Turquie et dont elle subit les dom­mages col­latéraux, en sus d’une sit­u­a­tion d’ex­il qu’on ne souhaite jamais à personne.


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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.