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Avec ses bancs à l’ombre de grands tilleuls ou muriers et ses roses en fleur, le jardin des lecteurs de la ville de Qamishlo, au Rojava, Nord de la Syrie, offre une oasis de fraicheur agréable dans la poussière et la chaleur de la ville. Dans un coin, un bâtiment vitré sert de lieu pour organiser des discussions littéraires ou des présentations d’ouvrages. Attenante, une petite librairie-bibliothèque propose un choix de livres édités localement, que les amateurs peuvent lire sur place ou acheter. La réflexion sur la place des Arts dans la société, et notamment la littérature, n’échappe au processus politique en cours dans les zones sous contrôle de l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie. Ainsi, un comité de littérature a été créé, adossé à une maison d’édition, Şiler, à la librairie Amara, au jardin des lecteurs et à un centre de traduction, afin de promouvoir la création littéraire.
“Avant la révolution les écrivains ne pouvaient pas parler, n’avaient pas de voix.” explique heval Berxwedan, poète et coordinateur du comité de littérature. Sous le régime baathiste, la censure était monnaie courante. La littérature kurde était prohibée, ainsi que l’expression de toute voix dissidente. “Après la révolution, il y a eu plus de lecteurs, et la création d’une union des écrivains. Maintenant nous avons la liberté d’écrire, on peut même être critique.” Le comité cherche à encourager l’écriture par le plus grand nombre. “Au début même si la qualité était parfois insuffisante nous publiions quand même les ouvrages. Aujourd’hui nous sommes plus exigeants. Le comité lit les ouvrages qui lui sont proposés et écrit un rapport pour suggérer des améliorations à l’auteur le cas échéant. Pour le comité de lecture l’important est qu’on puisse comprendre l’ouvrage. Ils essaient de mettre à l’aise les auteurs et de ne pas être trop exigeant sur le niveau de grammaire. La langue kurde est riche, cela prend du temps d’atteindre un standard.” Pour autant, ce n’est pas une instance de censure. Ses membres affirment qu’un auteur peut tout à fait décider de publier de façon indépendante.
“Nous sommes indépendants de l’Administration Autonome” insistent Nariman Evdikê, Botan, Zara, toutes trois membres du comité de littérature, créé en 2016. Nariman et Botan sont autrices, Zara critique littéraire. Elles ont étudié la littérature, et enseigné à l’université de Qamishlo, dans le département de littérature, de langue kurde ou de jineolojî. Tou.tes les écrivain.es qui en font la demande peuvent rejoindre le comité. A Qamishlo, le comité compte de quatre à dix membres, mais d’autres sont présentes dans les différentes villes des zones sous contrôle de l’Administration Autonome. La structure travaille avec plusieurs maisons d’édition, comme Şiler. Une commission se charge d’étudier les livres écrits en kurde et une autre en arabe. “Si il y avait des livres en syriaque il y en aurait aussi une pour cette langue.” précise Botan. Six ou sept personnes lisent l’ouvrage, notent ses points positifs et négatifs et écrivent un rapport pour l’auteur.trice qui peut alors améliorer ses écrits. Si le livre n’a pas le niveau suffisant pour être publié ils encouragent l’écrivain.e à le réécrire. Et si ils ne sont pas à l’aise avec un ouvrage, ils ne le publient pas aux éditions Siler. Quand un ouvrage est publié par Siler, tous les coûts sont pris en charge.
“Le comité est majoritairement féminin, et essaie de valoriser le travail des autrices, qui représentent environ 40% des livres qui nous passent entre les mains.” explique Nariman. Les écrivaines subissent de nombreuses pressions. De ce fait, les membres du comité tentent de les accompagner davantage dans leur processus d’écriture. Elle-même autrice depuis qu’elle a quatorze ans, Nariman connait bien ces difficultés. La jeune femme, revenue dans sa ville natale de Sere Kaniye en 2016 après avoir étudié la littérature à Diyarbakır, explique : “Toutes les femmes impliquées dans une activité littéraire ont beaucoup de choses à raconter et à écrire, mais elles ont besoin de temps pour cela. » explique-t-elle. « Elles ont peur à cause de la pression de la société, des critiques des autres, notamment des hommes qui peuvent essayer de les décourager, les rabaisser. Donc elles prennent leur temps pour écrire des choses solides. Il y a aussi des sujets sur lesquels il est compliqué d’écrire pour les femmes : l’amour et les relations sexuelles ; certains sujets politiques ; la religion. Un homme par contre aura plus de facilité à écrire sur ces sujets et ce sera davantage toléré. ». Zara précise: « c’est vrai aussi pour les femmes artistes en général. Une femme peintre ne pourrait par exemple pas peindre une mère qui allaite son enfant, alors qu’un homme pourrait.” Nariman ajoute : “Ici il y a chaque jour dix histoires sur lesquelles écrire. Ce dont vous souhaitez vous emparer en tant qu’écrivain.e dépend de vous.” Son dernier ouvrage, “Berberoj” est un recueil de paroles de jeunes combattant.es de sa ville natale, mutilé.es lors des combats contre les jihadistes en 2013. Elle les y laisse raconter leurs histoires, leurs rêves, et pourquoi ils ont décidé de combattre au Rojava dans une guerre pour laquelle aucun.e n’était vraiment prêt.e.
Pour le comité, l’important est que la littérature soit en prise avec la société. “Le langage reflète la beauté du peuple. La littérature est un moyen de rendre la société plus avancée et est au service du peuple, le langage est juste un vecteur.” affirme Berxwedan. Pour expliquer sous quels critères un livre peut être refusé, il donne l’exemple polémique d’un livre qui s’en prendrait directement à Dieu ou à la religion, avec des mots crus. Pour lui la société à son stade actuel ne serait pas prête à accepter une telle littérature, et donc le comité ne soutiendrait pas sa publication. Par contre, un écrivain surréaliste comme Helim Yusef reçoit un bon accueil de la population, et donc ses livres sont édités.
“Au Rojava, nous sommes dans une révolution, nous avons besoin d’une littérature révolutionnaire.” explique Berxwedan. “Peu importe la langue. Les cultures, langages, l’histoire fondent l’existence d’une société. Dans une nation démocratique tout le monde doit trouver sa place. Chacun.e doit pouvoir vivre sa culture. Nous ne voulons pas d’un moule, chacun.e peut écrire ce qu’il veut mais en respectant les valeurs de la société. La révolution est construite par le peuple et elle a donné un espace pour s’exprimer, y compris sur la religion dans une certaine mesure. Nous essayons de faire en sorte que les écrivain.es se sentent appartenir à la société, pour exprimer les voix du peuple. Car si il y a un écart entre la population et les intellectuel.les, ces derniers peuvent devenir égoïstes, distants. Les possibilités de nos écrivain.es sont parfois limitées mais nous essayons de les aider, car la littérature aide le peuple. Nous voulons élever le niveau, que les gens lisent davantage et s’éduquent. Nous voulons les rendre libre.”
La maison d’édition Şiler a commencé ses activités en 2016–2017 et a publié depuis environ 300 ouvrages de tout genre. Les tirages vont généralement de 500 à 3000 exemplaires. Si la première année seulement 25 livres sont sortis des presses, l’an passé il y en avait plus d’une centaine, témoignant du développement et de la vivacité de l’activité d’édition au nord de la Syrie. Plus de la moitié des ouvrages publiés par Şiler sont en langue kurde. La maison d’édition n’a pas vocation à être un business rentable. Elle vend ses livres à prix bas afin qu’ils soient accessibles, et bien souvent va jusqu’à les donner pour des centres, des associations… L’embargo qui pèse sur l’Administration Autonome de la part de ses voisins hostiles limite parfois les ressources pour l’impression, pièces pour les machines, outils et même parfois papier. Şiler veut maintenant éditer des livres traduits d’autres langues vers le kurde. Le premier sera un ouvrage de Murray Bookchin, actuellement en cours d’impression. Bakounine sera du lot, ainsi que Yuval Noah Harari. Il y a aussi des traductions d’ouvrages arabes en kurde et de soranî en kurmancî. Şiler est en contact avec des maisons d’édition au Bashur, en Europe, à Damas… Mais pour développer davantage les activités d’édition, la création d’une maison d’édition reconnue officiellement par le régime syrien est en cours de réflexion. Cela permettrait une diffusion dans tout le pays et à l’international.
La diffusion des livres à Qamishlo est assurée notamment par la librairie Amara qui a ouvert ses portes en octobre 2018. Elle vend certes des livres, mais joue le rôle d’une bibliothèque en permettant aussi l’emprunt ou la consultation sur place. Les gens y viennent pour lire au calme, mais aussi pour se rencontrer, discuter sur leurs lectures… Les étudiant.es y trouvent des ressources. Les rayons proposent une large variété de livres, dans différents domaines. Dilivin Tobal est une des libraires. Venue d’Efrîn suite à l’attaque de la Turquie en 2018, elle a commencé à travailler dès l’ouverture de la librairie. D’après elle, les livres de philosophie, les romans mais aussi les méthodes de langue, kurde et langues étrangères, sont parmi les les ouvrages les plus demandés. Mais la librairie s’est endettée à hauteur de 60 000$ pour les achats de livres, et les ventes ne compensent pas l’investissement fait pour acquérir un fond d’ouvrages.
Malgré tout, heval Berxwedan est optimiste. “Avant, les peuples, la société, n’écrivaient pas leur propre histoire, des élites s’en chargeaient, le gouvernement ne l’autorisait pas. Nous voulons que les gens puisse écrire leur propre histoire par eux-mêmes.” conclut-il.