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Quoi de mieux pour ten­ter de résumer le précé­dent arti­cle sur la bête immonde, que ces phras­es trou­vées sur Wikipédia ?

Enfin, pas tout à fait…

Le terme fas­cisme s’ap­plique au sens strict à la péri­ode mus­solin­i­enne de l’his­toire ital­i­enne et au sens large à un sys­tème poli­tique aux car­ac­téris­tiques inspirées par l’ex­em­ple ital­ien, mais qui a pu pren­dre des aspects dif­férents selon les pays. Des débats exis­tent entre les his­to­riens quant à la qual­i­fi­ca­tion de cer­tains régimes (France de Vichy, Espagne fran­quiste…). La dif­férence entre fas­cisme et total­i­tarisme fait l’ob­jet de nom­breux débats.

Bien sûr, toutes celles et ceux qui bran­dis­sent le mot anachro­nisme, dès lors où juste­ment on veut ren­tr­er dans “l’ob­jet des nom­breux débats”, les mêmes qui pour­fend­ent la “can­cel cul­ture”, con­nais­sent par coeur, paraît-il, cet objet qui ter­mi­na pen­du la tête en bas. Cela me fera l’é­conomie d’un retour en arrière trop fas­ti­dieux. Et, pour les autres, la lit­téra­ture est abon­dante, les films et doc­u­men­taires disponibles. Pour ne pas faire d’anachro­nisme, juste­ment, par­lons de sa présence récente par­mi nous et bien plus encore… d’au­jour­d’hui. Out­repas­sons ces ter­mes du Wiki donc, avec parci­monie, mais résolument.

Nous sommes sur Kedis­tan. Quoi de plus logique que de com­mencer par par­ler de la Turquie, de cette “belle république laïque” van­tée encore par­fois en Occi­dent, qui aurait dis­paru sous les coups de boutoir de l’is­lamisme poli­tique au début de ce siè­cle. Et par­lons-en sans voile.

Je ne peux m’empêcher avant cela de vous con­seiller la lec­ture du livre graphique de la jour­nal­iste et artiste Zehra Doğan, une amie chère for­cé­ment, qui, en pub­liant aux Edi­tions Del­court, Prison N°5, a fait oeu­vre d’archivage sur les péri­odes des années 1980 à 2000, à pro­pos de cette Turquie là, vue de l’in­térieur de ses pris­ons et de ses geôles de tor­ture. Vous décou­vrirez ain­si qu’en y séjour­nant elle-même, sous ce que d’au­cunEs per­sis­tent à définir comme totale­ment un nou­veau régime, (ce non laïc et néo-ottoman), une cer­taine con­ti­nu­ité existe pour­tant, grâce à la matrice du fas­cisme. Cela nous aidera peut être à démêler les éche­veaux de celles et ceux qui, en occi­dent, cri­tiquent et vilipen­dent Erdoğan, non pour ce que con­stitue son atte­lage big­ot avec l’ul­tra-nation­al­isme, une vari­ante du flirt fas­ciste avec les reli­gions dom­i­nantes, mais par racisme anti musul­man. L’en­ne­mi de mon enne­mi peut s’avér­er sem­blable à lui, une fois dévoilé.

Deux­ième ren­voi, et vous aurez de la chance si vous pou­vez vous pro­cur­er ce livre, vers l’a­mi Eti­enne Copeaux, chez qui j’ai presque tout appris de la Turquie. Mais son site comblera toutes vos recherch­es et curiosités égale­ment. Pour­tant, si vous y tapez en recherche le mot “fas­cisme”, vous ne saurez plus où don­ner de la tête, sans toute­fois que le mot soit bran­di une fois comme déf­i­ni­tion du régime poli­tique de Turquie. Et c’est bien parce que, juste­ment, si les petits de la bête immonde y ont prospéré et y prospèrent, ils n’épuisent pas à eux seuls les ressources d’analyse. Recon­nais­sons donc qu’il y a, même sur des réal­ités avérées et doc­u­men­tées, tou­jours place à un scrupule pour utilis­er le mot fas­cisme, comme fausse fer­me­ture défini­tive d’une porte, par un his­to­rien. Je la lais­serai donc entre­bâil­lée moi aus­si, tout en appelant de mes voeux un courant d’air.

Est-ce parce que com­mencer à utilis­er le terme fas­cisme pour la Turquie poserait immé­di­ate­ment prob­lème pour ne pas pou­voir l’ap­pli­quer au géno­cide arménien de 1915, dont le néga­tion­isme en Turquie reste un élé­ment de la république ? Ou cela a‑t-il à voir avec une rigueur d’analyse où, en Sci­ences Humaines, un con­cept ne doit pas être gal­vaudé ? Les deux hypothès­es se tiennent.

Revenons donc à “la bête”. La zoolo­gie poli­tique est moins exigeante.

Au début du XXe siè­cle et avant, “la bête” est à l’oeu­vre au Moyen-Ori­ent, alors que les puis­sances impéri­al­istes occi­den­tales ter­mi­nent de faire reculer, dépecer et dis­pers­er, ce qui reste de l’Em­pire Ottoman et de sa dom­i­na­tion de 5 siè­cles. Elle est à l’oeu­vre dans la volon­té de con­quêtes d’ar­mées occi­den­tales qui s’af­fron­teront aus­si sur le théâtre d’une guerre nation­al­iste de tranchées européenne en 1914, et la pré­da­tion colo­nial­iste qui se pour­suit. Elle est à l’oeu­vre dans les forces nation­al­istes que tout cela libère, et le géno­cide arménien en sera l’ex­em­ple absolu. Et l’on con­tin­ue pour­tant, en France par exem­ple, à com­mé­mor­er le poilu de Ver­dun en oubliant le sol­dat des Dar­d­anelles, et donc ce que cette boucherie avait de mondiale.

Oui, cette péri­ode qui bras­sa des peu­ples en tous sens, les géno­ci­da ou les déplaça, pour aboutir à des tracés à la règle d’E­tats, priés de faire Nation exclu­sive, avec des morceaux de mosaïque brisée, précé­da de peu, puis fut con­tem­po­raine du mod­èle étalon ital­ien. Alors, ces guer­res nation­al­istes, ces meurtres de masse, seraient-ils les gamètes de la bête, qui fécondèrent le siècle ?

Et qu’im­porte-t-il qu’un Mustafa Kemal res­ta offi­cielle­ment “neu­tre”, dans ces années où se dévelop­pa le nazisme ? La greffe n’é­tait-elle pas présente, prête à déter­min­er des bour­geons ? Des peu­ples, entraînés dans la guerre, fut-elle de libéra­tion nationale, d’indépen­dance, à qui l’on pro­posa une paix au prix du sang des autres, avec une reli­gion comme ciment unique et en guise d’i­den­tité nationale, le tout voilé sous une “laïc­ité musul­mane”, ne purent qu’ac­qui­escer, dès lors où ils étaient du côté des loups, et non des proies. Là aus­si, quelques “bêtes gris­es” son­naient les charges. La République ne fut pas sociale, mais indi­vis­i­ble et moniste, une turcité belliqueuse.

Qu’en fut-il des développe­ments ultérieurs ? Com­ment cette Turquie fut englobée lorsque le monde se con­jugua en deux blocs ? Com­ment devint-elle indis­so­cia­ble de la lutte anti-com­mu­niste qui mas­sacrait ailleurs les com­bats de libéra­tion anti-colo­ni­aux ? Je vous laisse devin­er d’où vin­rent les sou­tiens et les fonds qui, dès 1948, redressèrent économique­ment la Turquie et la dotèrent d’une caste mil­i­taire et d’une armée plus forte encore.

Et, vingt années plus tard, com­mencèrent à se suc­céder les coups d’é­tat, jusqu’à ceux des années 1980 et 1990, de plus en plus mar­qués par la lutte con­tre les “rouges”. La par­tie ultra-nation­al­iste ne se cacha pas d’être du côté de la main cap­i­tal­iste qui la nour­ris­sait. Les Loups gris cul­tivèrent un fas­cisme qui con­ve­nait aux pou­voirs mil­i­taires et devançait leur soif de pou­voir. Alors, com­ment qual­i­fi­er là cette répres­sion de masse con­tre les mou­ve­ments soci­aux, la jeunesse, les organ­i­sa­tions poli­tiques de la nou­velle gauche turque d’alors ? Com­ment qual­i­fi­er son corol­laire con­tre les pop­u­la­tions kur­des, comme d’ailleurs le reste de ce qui par­lait grec ou de con­fes­sion juive. Plus de deux décen­nies où l’hu­man­ité a dis­paru der­rière l’or­dre et les pou­voirs forts. Années total­i­taires, ou fas­cisme à l’oeuvre ?

Nous y voilà presque.

Nous voilà dans ces moments proches où une Union Européenne nais­sante entre­tient à ses portes une inhu­man­ité dont elle recueille déjà les con­séquences, tant les exilés fuient vers elle, en se mêlant à l’im­mi­gra­tion “utile” pour son développe­ment et ses prof­its. Mais cette inhu­man­ité se drape dans le linceul d’une pseu­do “laïc­ité ferme”, ciment de l’or­dre et de l’u­nité nationale, c’est du moins son alibi.

Cette même laïc­ité qui fédère hon­teuse­ment ici, et main­tenant des appren­tis fas­cistes qui font mine de l’ig­nor­er. Cette laïc­ité qui con­spue, ostracise, racise des pop­u­la­tions entières. Si l’ex­trême droite européenne n’avait pas une fil­i­a­tion raciste bien à elle, elle s’al­lierait avec les loups gris de la dias­po­ra turque.

Ces années 1980/90 furent à la fois celles où les opin­ions publiques européennes recon­nais­saient le fas­cisme à ses portes en ex Yougoslavie, sa poli­tique de purifi­ca­tion eth­nique, et celles où une Turquie tor­tion­naire se fai­sait une vir­ginité en accueil­lant les “musul­mans” per­sé­cutés, sous les applaud­isse­ments des dirigeants soci­aux démoc­rates de l’UE. La fari­bole d’une “Turquie islamo com­pat­i­ble”, terme ori­en­tal­iste qui fleure le racisme pater­nal­iste, était alors con­stru­ite par cette sociale démoc­ra­tie européenne, refu­sant de regarder en face, et le fas­cisme mil­i­taire kémal­iste, et la nature pro­fonde de cet Islam poli­tique, instru­men­tal­i­sa­tion de masse des musul­mans de Turquie. Je con­sacr­erai aus­si une par­tie de cette suite de chroniques à la Bosnie.

Alors, la Turquie d’Er­doğan, fasciste ?

C’est bien plus com­pliqué que cela, encore une fois. Que des fas­cistes revendiqués, pétris d’une idéolo­gie ultra nation­al­iste et vir­iliste soient partout présents dans l’ap­pareil d’E­tat, est une chose, et que l’al­liance offi­cielle actuelle, cet atte­lage com­pliqué avec les big­ots affairistes de l’AKP et les ultra nation­al­istes guer­ri­ers du MHP ressem­ble à s’y mépren­dre à un pou­voir fas­cisant, qui a con­fisqué armée, police, jus­tice, et bien d’autres choses encore, ne per­met pour­tant pas de pronon­cer le gros mot.

Gros mot, parce que cela inter­rogerait alors les dites démoc­ra­ties libérales, à qui la Turquie s’ef­force de ressem­bler en façade, tant elle y est inté­grée, économique­ment et mil­i­taire­ment. Mais, pour cette fin pro­vi­soire, je vous donne à nou­veau de la lec­ture, bot­tant en touche, et vous invi­tant à par­courir un arti­cle plus savant que moi, pub­lié ici.

Et, peut-être vous sou­venez-vous de ce qu’écrivait l’autrice Aslı Erdoğan, elle qui entre autres a rédigé ce court arti­cle “jour­nal du fas­cisme”. Elle s’adres­sait alors à l’U­nion Européenne, dans une let­tre écrite alors que son procès, où le régime demandait pour elle une “per­pé­tu­ité”, se pour­suiv­ait et qu’elle était en prison :

De nom­breux signes indiquent que les démoc­ra­ties libérales européennes ne peu­vent plus se sen­tir en sécu­rité alors que l’incendie se propage en leur prox­im­ité. La “crise démoc­ra­tique” turque, qui a été pen­dant longtemps sous-estimée ou ignorée, pour des raisons prag­ma­tiques, ce risque gran­dis­sant de dic­tature islamiste et mil­i­taire, aura de sérieuses con­séquences. Per­son­ne ne peut se don­ner le luxe d’ignorer la sit­u­a­tion, et surtout pas nous, jour­nal­istes, écrivains, académi­ciens, nous qui devons notre exis­tence même à la lib­erté de pen­sée et d’expression.

Il ne s’ag­it déjà plus d’in­cendie de prox­im­ité, mais de feux domestiques.

Et, enfin, pour par­ler du loup gris, sachons que ces derniers jours, il n’a pas hésité à pass­er à l’at­taque, comme à son habi­tude, con­tre un local du HDP. Cette fois, il y a eu un mort. Pas de com­men­taires de la part des autorités du régime. “C’est juste un meurtre par­mi d’autres”. Deniz Poyraz a été tuée par un fas­ciste à Izmir, la nor­mal­ité sous ce type de régime.

Et, dormez tran­quille ensuite, “la bête” veille sur votre sécu­rité. La lib­erté ne dérangera pas notre sommeil.

A suiv­re…

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Image :  CC Lila Mon­tana pho­tographe jour­nal­iste solidaire

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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…