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Où il sera question de petits pouvoirs, de petits papiers tamponnés, et de l’amie Zehra Doğan, nomade en Europe.
“C’est le propre d’un régime monstrueux tel que le nazisme que d’offrir à de petits monstres des emplois à l’échelle de tout un continent”.
L’Historien Léon Poliakov analyse ainsi comment une chaîne de bureaucrates et d’exécutantEs, pétriEs d’une idéologie dominante et d’un sentiment d’impunité que leur confère une délégation de pouvoir, peut mettre en oeuvre, chacun à son niveau, l’horreur absolue.
Bien sûr, il parle là d’un des génocides du XXe siècle. Mais, comme Hannah Arendt le fait aussi lorsqu’elle écrit sur le “pouvoir”, il décrit comment il peut se décliner à l’échelle du quotidien, lorsque l’humanisme s’absente des décisions politiques, là où pourtant il s’agit de vies et de destinées humaines.
Car, sans vouloir plaquer ces analyses sur le réel d’aujourd’hui, la question du pouvoir et de celui/celle qui l’exerce au nom de l’Etat, à son échelle, reste posée de la même façon, lorsque le libre arbitre ne réagit plus à l’inhumanité, mais à une idéologie collective.
Et, justement, parlons de quotidien, et d’aujourd’hui.
Et déroulons une conversation avec Zehra Doğan, à bâtons rompus, que je résume, à propos de son nomadisme contraint en Europe, et des frontières qu’elle traverse. Ces propos sont bien sûr traduits et reconstitués de mémoire, mais j’en ai gardé l’essentiel.
Zehra est peut être mal placée pour parler de l’Europe, encore moins de l’Union Européenne. Et pourtant, chassée des terres qui l’ont vu naître par la turcité et la politique de répression systématique qui l’accompagne, la voilà nomade sur ce continent. Elle est contrainte de passer par le labyrinthe des demandes de visas, temporaires ou de résidence, et, parce qu’elle voyage, de présenter chaque fois le bon sésame, tiré du tas de papiers.
Depuis sa sortie de prison, le 24 février 2019, elle a, contrairement à beaucoup de migrants, et du fait de la solidarité qui s’est tissée autour d’elle, un point d’attache “officiel”, à partir duquel elle peut voyager pour répondre aux sollicitations qui lui sont faites, en qualité d’artiste, de féministe, d’autrice, qui porte témoignage sur l’histoire du peuple qui l’a fait naître. Mais ce point d’attache reste de papier.
En 2019, les Etats Unis lui ont refusé un visa, considérant que son appartenance au Moyen-Orient et sa condamnation à de la prison pour “propagande terroriste” était un empêchement majeur. Exposée à la fois à New York et ailleurs, et bannie du droit de visa. Cherchez l’erreur. Ou plutôt creusez-là.
Elle a, jusqu’à aujourd’hui, et elle les en remercie, rencontré en Europe, toujours du fait de la solidarité dont elle est entourée, des membres de Consulat qui ont fort heureusement facilité son nomadisme. Ils/elles ont tout simplement appliqué le Droit, sans y faire entrer d’idéologie, portée fortement aujourd’hui vers le repli nationaliste. Mais, elle a aussi découvert à cette occasion combien les frontières existent pour les humains, même au sein de l’Union Européenne, et, récemment, parce que confinée dans un des pays de ce continent par la pandémie, combien elles pouvaient se refermer à tous moments, révélant alors dans sa nudité une bureaucratie incroyable, une usine à papiers.
La pandémie a aussi produit un effet d’aubaine pour contrôler, refouler, interdire les migrations et les exils. Elle a eu bon dos pour légitimer nombre d’actes illégaux contraires au droit d’asile, nombre de refus d’accueil. Le régime de Turquie, qui a signé un accord moyennant euros sonnants et trébuchants, sur les migrants, a tenté de pratiquer un chantage en ce début d’année, alors que la pandémie menaçait. Cet accord, devenu moyen de pression, a renforcé la vulnérabilité des migrantEs et justifié tous les comportements de refus d’accueil, comme la “pénalisation” des sauvetages en mer. La Grèce n’a-t-elle pas renvoyé des demandeurs d’asile en masse vers la Mer Egée ?
Des amiEs qui, comme elle, fuient malgré eux aujourd’hui la persécution politique en Turquie, parce que menacéEs dans leur quotidien, de prison ou pire encore, lui apportent en permanence les preuves que l’heure est aux frontières et à la fermeture du continent européen à toute migration nouvelle, alors que toute la géopolitique du Moyen-Orient les provoquent.
Je vais donc raconter ce qui lui est arrivé en ce début de mois, non pas parce que son cas personnel aurait un quelconque intérêt, mais parce que justement, elle a subi en septembre ce qui est le sort et le lot de milliers de personnes qui se déplacent par dessus les frontières, et qui ne sont pas attendues.
Et là, je reprend la patte pour dire ce que Zehra n’exprimera jamais, puisqu’elle ne gémira jamais sur elle-même. Pour celles et ceux qui ne comprendrait pas pourquoi, je les renvoie à la lecture de ses lettres de prison.
Durant son incarcération en Turquie, une campagne de solidarité s’est peu à peu développée, tant pour la faire sortir de là que pour éviter que l’anonymat de sa mise en geôle permette au régime d’exercer sur elle le pire de ce dont il est capable. La solidarité apportée aux prisonnierEs, nominalement, permet de constituer un “emprisonnement surveillé” autour d’eux/elles, et de garder le contact extérieur. Et même lorsque la censure s’exerce, cela se vérifie. Un prisonnier en Arabie Saoudite faisait dire il y a peu “je sais quand la solidarité s’exprime, lorsque les séances de coup de fouet deviennent presque symboliques”. Cette solidarité a donc joué pour Zehra également, et pour ses co-détenues, en plus de la solidarité intérieure de la prison.
Zehra est une artiste, une journaliste, une autrice. Qu’y avait-il de plus évident que de bâtir une solidarité à partir de cela. Faire connaître ses écrits, exposer ses œuvres, les faire évader. Trois années de solidarité qui ont porté son combat hors les murs. Tant et si bien qu’elle représente malgré elle aujourd’hui, comme ce fut le cas pour Aslı Erdoğan, une figure féministe opposante anti-régime, et, dans son cas, une figure du combat des femmes kurdes. Mais, talent artistique oblige, la force de création de Zehra s’est aussi imposée. La solidarité autour de ces années de prison l’a projetée dans la lumière, a fait connaître son travail, l’a fait reconnaître par des artistes activistes de renom, et au-delà, par ce qu’il faut nommer “le milieu de l’Art”. Tant de papiers lui sont aujourd’hui consacrés.
Ainsi, à sa sortie de prison, Zehra conserva-t-elle cette solidarité en héritage. Et cela lui confère une voix, un trait, qu’elle consacre à son combat féministe et celui de femme kurde en particulier, son histoire, ses utopies créatrices et politiques.
Alors, Zehra serait-elle devenue pour autant une VIP ?
Celui ou celle qui s’imaginerait que c’est le cas et qu’elle gère aujourd’hui une “carrière” se tromperait très lourdement. La femme entrée en prison en 2016 est restée la même, à cela près que ces années furent paradoxalement un apprentissage.
Zehra ne fut donc pas blessée ce mois-ci parce qu’elle n’aurait pas été prise en considération, elle, par des représentantEs policierEs de l’Union Européenne, mais parce qu’elle a rencontré chez eux/elles, la marque et le comportement de petits exécutants d’un pouvoir dont ils sont les maillons : la chaîne de la déshumanisation, si proche du racisme anti-kurde qu’elle connaît bien depuis son enfance.
Elle a, pour la première fois, voulu prendre des “vacances”. Et, ne me demandez pas pourquoi, elle a choisi Rhodes. Des vacances… Zehra touriste, chez les “ennemis de la Turquie”, comme le dit Erdoğan. Quelques jours de repos, est-ce trop demander ? Et comme la Biennale de Berlin l’attendait ensuite, elle a repris la route, sur les ailes d’une compagnie aérienne. Comme tous les touristes, elle a voulu effectuer les “enregistrements” d’usage. Et là, une employée de l’aéroport commença, à son grand étonnement, à la questionner sur sa présence en Grèce, l’objet de son voyage, sa “nationalité” turque malgré elle. Un comble, pour Zehra, Kurde, de devoir affronter ce relent nationaliste grec, contre un autre, turc celui-là, qui l’opprime.
Constater que son enregistrement de bagages tournait à l’interrogatoire policier sur sa personne, de la part d’une employée de compagnie, l’a un peu fâchée, surtout qu’elle avait commencé par répondre gentiment. Je passe les détails. Ce furent ensuite, avant l’embarquement, deux énergumènes qui se présentèrent comme policiers, sans en justifier la qualité, qui lui demandèrent de les suivre, avec, je dirais, la fermeté qu’elle connait bien chez toutes les petites mains policières. Elle a protesté, fait état au milieu des touristes présents, de ses droits et interrogations. Résultat, elle s’est retrouvée dans une situation de quasi début de garde à vue. Personne n’a réagi autour d’elle.
Quelque temps plus tard, avec de grands gestes assortis de menace, ce fut une sorte d’interrogatoire, où sa “nationalité” turque, sa présence en Grèce non souhaitée, son “arrogance” dans ses réponses, aboutit à “On peut te renvoyer en Turquie”, “On en a le pouvoir”. Qui étaient vraiment ces gens ? Mystère. Pourquoi alors qu’elle leur présentait les raisons écrites et logiques de son déplacement, alors que tous les tampons et visas possibles figuraient sur son passeport, ses papiers, s’obstinaient-ils, alors qu’elle les assurait de son identité kurde, à lui cracher au visage une qualité “turque”, indésirable en Grèce ? Et Zehra a également bien ressenti la violence, dans les gestes et les attitudes, de ces deux types, fiers dans leur pantalon, qui ne pouvaient admettre qu’une femme ne baisse pas les yeux devant eux. Mais cela, c’est la routine, pour une femme, n’est-ce pas ?
Elle n’ignore pas le contentieux, aujourd’hui renforcé, autour du gaz. Mais, justement, elle voulait quitter ce pays, leur Grèce, ses vacances terminées.
Ils ont fini par lui laisser prendre l’avion, non s’en l’avoir poussée comme on pousse une bête à l’abattoir. Fin de la séquence grecque, allez vous faire voir ailleurs.
Inutile de revenir sur le contexte de quasi affrontement entre la Turquie et la Grèce. Inutile non plus de rappeler l’existence des forces ultra-nationalistes de part et d’autre. L’idéologie dominante, et donc le bon droit, pour l’exécutant, s’en inspire et s’exerce de l’employée de guichet au policier de l’air et des frontières… Mais, et un bon nombre d’articles s’en font l’écho, l’Union Européenne a aussi cet été donné des consignes strictes à sa ceinture anti-migrants “FRONTEX”. Et c’est comme cela qu’on doit comprendre la suite.
Elle a eu un peu le temps de réfléchir durant ce voyage retour à la façon dont ces personnes venaient d’anéantir ce que lui avaient procuré ces quelques jours de vacances à Rhodes. En Turquie, où elle fut emprisonnée près de trois années, elle saisit bien ce qui, du régime au policier de base, en passant par le gardien de prison et les procureurs, forment un lien de commandement d’Etat. Là, qui donne le pouvoir ? Quelle autorité couvrira ces attitudes ?
Le voyage se passa entre questionnements et regards désapprobateurs d’autres passagers. Ces agents de frontière l’avaient à leurs yeux affichée comme potentielle délinquante, terroriste, ou parce que femme, pourquoi pas prostituée ?… Elle avait été il y a peu jugée terroriste pour un dessin. Elle se sentait là jugée à nouveau, par des touristes, pour ne pas avoir plié devant l’injustice. Elle avait envie de leur dire : “tu veux ma photo ?”. Parmi eux, peut être, y en avaient-ils qui auraient réclamé bêtement un selfie s’ils avaient su pourquoi elle voyageait. Ces deux types avaient donc aussi ce pouvoir de jeter l’opprobre et de la faire partager.
A peine débarquée à Berlin, voilà que se présentent leurs clones, allemands cette fois, prévenus bien sûr par leurs “homologues”, et que ressurgit la même batterie de questions, sur son voyage à Berlin. Et surtout, voilà que revient l’interrogation sur son fameux passeport turc. Même manque de courtoisie, pour ne pas dire plus, même obstination à rejeter d’un revers de main tous les justificatifs et sésames qu’elle peut présenter. Et pourtant, ils sont “officiels”, tamponnés, authentiques… Elle aurait voyagé avec les policiers grecques qui auraient poursuivi l’interrogatoire à Berlin, cela aurait été pareil. C’est donc bien d’une politique européenne migratoire suspicieuse dont-il s’agit, alors même qu’elle s’est battue depuis des mois pour obtenir les précieux papiers qu’elle leur brandit sous le nez. Quant à son identité kurde, le conflit justement qui l’a fait quitter la Turquie, cela aggrave encore son cas. Après l’avoir fait moisir dans une pièce fermée, ils se sont ravisés et, sans aucune excuse, lui ont laissé poursuivre son chemin. Elle n’ose pas imaginer ce qui serait advenu si elle n’avait pas été attendue par la Biennale.
Voilà, elle aurait du prendre le bateau des amis.”
Lorsque Banksy finance un bateau de sauvetage en mer, il ne le fait pas pour sa renommée. Il le fait parce que, justement, il faut redonner un visage humain aux chiffres, à la soi-disant vague migratoire, aux noyés de Méditerranée. Parce qu’unE migrantE est victime des nationalismes à l’oeuvre, mais ne perd pas pour autant sa qualité d’humain.
Il y a dans ces politiques migratoires xénophobes, une déshumanisation du même type que le racisme. Il y a une idéologie de repli nationaliste qui se greffe sur ce racisme ordinaire là, et qui “ruisselle” jusqu’au petit exécutant, jusqu’au petit pouvoir délégué, sous impunité, pour faire barrage. Lorsque cela apparaît au grand jour, on parlera de “bavure”. Mais la vieille Europe bave désormais en permanence, derrière des discours creux, depuis des décennies.
Lorsqu’un camp de détention de migrants brûle à Lesbos, on s’émeut, masque sur la bouche, comme lorsque l’image d’un corps d’enfant, la face dans le sable, déborda des médias. Puis on reparle vite de chiffres, de renforcement des mesures, du trop plein d’émotion qui n’est pas conseillère. On montre du doigt celles et ceux qui osent encore manifester pour “l’acceuil”.
On ne parle pas trop fort, car il ne faut pas déstabiliser le travail de petits exécutants, sans qui l’humanisme, on ne sait jamais, pourrait reprendre le dessus.
Il y a toujours quelqu’un, pour fermer les portes des wagons.