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Arti­cle de Zehra Doğan, déjà pub­lié en turc par Duvar, le 3 mai 2019.

Parler depuis l’extérieur, de mes amies journalistes emprisonnées

Aujour­d’hui c’est le 3 mai, la “Journée mon­di­ale de la lib­erté de la presse”. Je pense qu’on peut écrire mieux sur une telle journée dans un tel pays. Dans un pays où plus de cent jour­nal­istes sont en prison et qui garde sa con­stance pour ne pas laiss­er le flam­beau de la pre­mière place à d’autres en ce qui con­cerne à l’emprisonnement des jour­nal­istes, et où mal­gré tout, il est tou­jours pré­cieux de faire couler l’en­cre, avec entête­ment, sur la lib­erté. Qui sait peut être en lien à cette con­tra­dic­tion, que cette journée prend plus de sens pour nous. A ce jour spé­ci­fique, en tant que jour­nal­iste fraîche­ment libérée, et qui n’ai pas encore ressen­ti le fait d’être dehors, je ne peux rien faire d’autre que de vous par­ler de mes amies jour­nal­istes encore en prison.

Le fait de par­ler depuis l’ex­térieur, de mes amies avec lesquelles je vivais jusqu’à depuis peu, éveille une étrange sen­sa­tion. J’ai com­pris, le jour de ma libéra­tion, lorsqu’on m’ac­com­pa­g­nait jusqu’à la grande porte en fer, que je ne serais jamais libre, véri­ta­ble­ment. Le seuil de la porte tra­ver­sée, en l’e­space d’un temps d’une sec­onde, au moment où la porte se fer­mait sur elles, nos yeux se sont touchés une dernière fois. Avec quelques cen­timètres de dif­férence, ma posi­tion était changé en un instant. J’é­tais libre, et celles, der­rière moi, pris­on­nières. Mais, était-ce vrai ? En quit­tant la prison, j’y avais lais­sé une par­tie de moi, et j’avais pris une par­tie de cha­cune d’elles dans mon cœur. Ain­si, en gar­dant toutes ces par­ties en moi, ni moi, j’é­tais entière­ment libre, ni elles gardées en moi, totale­ment prisonnières.

Main­tenant avec votre per­mis­sion, je vais vous par­ler de celles qui sont jour­nal­istes entre toutes ces femmes con­tenues en moi.

ÖZLEM SEYHAN

Prison de type E de Diyarbakır. C’é­tait l’hiv­er, il y a deux ans. D’abord, Ley­la Güven, alors coprési­dente du DTK1a rejoint à nous. Elle nous avait dit “Özlem est en garde-à-vue, ils l’améneront bien­tôt, elle aus­si”. Mais les jours ont passé, et Özlem n’est pas arrivée. Nous avions pen­sé qu’elle était peut être, libérée. Notre opti­misme tuerait. Mal­gré le fait qu’à tout instant nous vivons le pire, avec un opti­misme têtue, nous pen­sons encore et tou­jours au meilleur des choses. Par­fois cet état posi­tif à l’outrance des femmes, me fait péter les câbles. Mais est-ce néces­saire ? Oui, bien évidemment.

Des jours plus tard, une nuit subite­ment, le grince­ment angois­sant de la porte, nous a encore déchiré les oreilles. La voix perçante de la gar­di­enne a réson­né sur les murs du quarti­er ; “Mes­daaaaames, je vous ai amené une nou­velle ami­i­i­i­ie !”. Comme si on la per­me­t­tait, elle deman­derait une récom­pense pour bonne nou­velle. C’é­tait à ce point… Celle qui entrait était Özlem. Elle avait été retenue en garde-à-vue pen­dant des jours. Même nous, nous avions oubliée Özlem. Pen­dant la péri­ode de garde-à-vue, elle n’avait pas pu manger grand chose. Son corps longiligne avait fon­du encore plus.

Özlem est une jour­nal­iste grâce à la quelle j’ai appris beau­coup de chose, dehors. Elle a beau­coup œuvré pen­dant les années où JINHA débu­tait. Elle s’est occupée de chaque cor­re­spon­dante une par une, elle a tra­vail­lé avec elles. Comme JINHA était toute nou­velle comme agence, il n’y avait beau­coup d’af­faires. Tout son bien se résumait à quelques tables et chais­es. Et puisque nous avions récupéré ce matériel à dif­férentes insti­tu­tions, tout était dépareil­lé. Notre agence était rem­plie de couleurs. Telle­ment que les arti­cles con­cer­nant JINHA dis­aient “le décor est égale­ment adap­té à la vie de femmes, de toutes les couleurs”. Même si la réal­ité était autre, notre agence au décor de récup allait bien avec notre ligne édi­to­ri­ale. Dans cette péri­ode, Özlem avait apporté des affaires à l’a­gence, au point de vider l’en­tre­prise de pro­duc­tion où elle tra­vail­lait. Ain­si, notre agence de femmes a retrou­vé encore plus de couleurs.

Très rapi­de­ment, Özlem a apporté aus­si sa vie très dynamique et amu­sante dans notre intérieur. Nos amies l’ont surnom­mée, du fait de sa façon d’être énergique et son regard limpi­de ; “chèvre des mon­tagnes”. A par­ti de là, ce sobri­quet est resté. Aucune de nous, n’avons voulu croire qu’Ö­zlem serait con­damnée et nous avons espéré qu’elle serait rapi­de­ment libérée. Mais, elle a été con­damnée pour “appar­te­nance à une organ­i­sa­tion illé­gale”, à 9 ans 8 mois de prison. Actuelle­ment elle est incar­cérée à la prison de type E de Diyarbakır. Qui peut con­firmer que Özlem est véri­ta­ble­ment jour­nal­iste ? Le gou­verne­ment qui fait l’al­lé­ga­tion du con­traire et sa Jus­tice, ou nous, ses amies jour­nal­istes qui avons tra­vail­lé pen­dant des années avec elle et qui avons tant appris d’elle ? Mais Özlem dis­ait tou­jours ceci, en prison : “S’il y a quelque chose que vous voulez exprimer, elle finit d’une façon ou autre par être com­prise, et trou­ve sa place”. Oui, peut être aujour­d’hui il y a des gens qui ne veu­lent pas savoir ce qu’elle exprime, mais comme elle le dit, un jour le fait qu’elle est une jour­nal­iste sera com­prise et ce qu’elle veut exprimer va trou­ver sa place.

KİBRİYE EVREN

Avec Kib­riye, à l’a­gence, nous avons tra­ver­sé de nom­breux dif­fi­cultés et prob­lèmes ensem­ble. Kib­riye a d’abord tra­vail­lé à JINHA. Ensuite, quand JINHA a été fer­mée par un décret loi, elle a com­mencé à tra­vailler à ŞUJIN dès sa créa­tion. Elle n’a pas comp­té ses jours et nuit, pour œuvr­er pour ŞUJIN. “Une grosse aigu­ille pour planter dans la langue machiste des hommes !” dis­ait le slo­gan de l’a­gence. C’est sans doute pour cela, les cerveaux d’hommes dont leur langues saig­naient avec douleur, ont fer­mé ŞUJIN aus­si, par décret. Kib­riye alors, tou­jours avec ses con­sœurs a fondé JINNEWS. Et peu de temps après, le 9 Octo­bre 2018, elle a été arrêtée.

Kib­riye nous a rejoint à la prison, avec des dizaines d’autres femmes. Notre petit quarti­er s’est trans­for­mé à un grand ram­dam. Le quarti­er C‑4 où j’é­tais, conçu pour 20 per­son­nes, était rem­pli, débor­dait par la présence de 41 femmes. Quant au le C‑3, le quarti­er où Kib­riye était détenue, 25 femmes étaient entassées.

Nous par­lions avec Kib­riye, depuis le pied du mur, d’une fenêtre à l’autre, sans pou­voir se voir. Elle me racon­tait JINNEWS. Com­bi­en de femmes s’é­taient joint à nous, com­ment les choses étaient changées depuis deux ans, les événe­ments que l’a­gence avait vécus… Elle racon­tait tout, par la fenêtre, sans se voir, en par­lant face aux murs fendus décorés de bar­belés. Nos con­ver­sa­tions se déroulaient avec le saveur de papotages de soirée, comme si nous n’é­tions pas empris­on­nées, comme si nous habi­tions dans la même rue. Pour­tant Kib­riye et autres amies avaient tra­ver­sé pas mal de dif­fi­cultés en garde-à-vue. Leur porte étaient cassées, elles avaient subi des fouilles à nue, et enten­du tous les jours, des insultes.

Peu après, j’ai été trans­férée de force, avec 19 autres amies, à la prison de Tar­sus. Kib­riye fai­sait par­tie de celles qui restaient à Diyarbakır. Nous avons quit­té cette prison à cinq heures du matin, avec des larmes aux yeux. Quelques jours plus tard, nous avons enten­du à la prison de Tar­sus, que Ley­la Güven avait com­mencé une grève de la faim. Un mois et demi plus tard, Kib­riye a rejoint la grève. Kib­riye est en grève de la faim depuis le 16 décem­bre 2018. Elle vom­it du sang Kib­riye. Son état de san­té est cri­tique. Elle souf­fre des prob­lèmes intestin­aux, maux de tête, nausées, baiss­es et hauss­es de ten­sion. Et l’af­faib­lisse­ment et douleurs mus­cu­laires lui rend la marche dif­fi­cile. Désor­mais, elle ne peut plus entretenir avec ses avo­cats et recevoir la vis­ite de ses proches.

DILBIRİN TURGUT

Ma ren­con­tre avec Dıl­bırin s’est fait lors de nos con­ver­sa­tions à la prison de Tar­sus, à tra­vers la ligne de com­mu­ni­ca­tion de trappe d’égout. A cette époque nous étions dans des quartiers dif­férents. Avant ma libéra­tion, j’ai changé de quarti­er, pour pass­er du temps aus­si avec ces amies. Comme Dıl­bırin et moi, nous étions toutes les deux de Mardin, nous par­lions longue­ment de Mardin “fes­tin le jour, parure la nuit”. Nous nous promet­tions “Un jour nous irons à tout prix à la forter­esse de Mardin, pour sirot­er à la tombée du jour, un thé con­tre­bande”.

Dıl­bırin, tra­vail­lait dans le ser­vice Kurde de JINHA. Elle a écrit pour JINHA en Kurde, de nom­breux arti­cles de la région. Dans le même temps, Dıl­bırin était aus­si le muhtar [pré­posée] de son vil­lage. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a été prise comme cible. Ils l’ont con­damnée en lui dis­ant “Dans ton vil­lage, tu sou­tiens et aides une organ­i­sa­tion illé­gale”. Elle est incar­cérée depuis deux ans et demie.

Dıl­bırin aus­si est en grève de la faim, depuis 5 jan­vi­er 2019. Elle souf­fre de perte de poids extrême et d’af­faib­lisse­ment mus­cu­laire. De plus, elle a une hépatite B. Lors de la dernière vis­ite de sa sœur, Dıl­bırin nous a envoyé un mes­sage : “Je voudrais avoir un part dans la paix future. Les dif­fi­cultés à venir ne me font pas peur. Que l’isole­ment cesse, cela me suf­fit”.

MELTEM OKTAY

Avec Meltem, nous avons tra­vail­lé ensem­ble à Nusay­bin, pen­dant des mois. Entre nous, la plus tra­vailleuse était Meltem. Elle était très aimée par la pop­u­la­tion. Où il y avait une infor­ma­tion à relay­er, Meltem était là. Elle était extrême­ment rapi­de. Elle tran­spi­rait pour qu’une infor­ma­tion passe en pre­mier par son agence, elle réus­sis­sait chaque fois à trans­met­tre son infor­ma­tion dans les meilleurs façons et délais. A Nusay­bin, où élec­tric­ité était inex­is­tant pen­dant des mois, elle ne quit­tait pas le généra­teur, elle rédi­geait son arti­cle, fai­sait son mon­tage durant des heures, mal­gré le froid glaçant. J’ai appris beau­coup de choses d’elle et de sa bienveillance.

Meltem a été accusée pour “pro­pa­gande”, les infor­ma­tions qu’elle a relayées étant pré­tex­tées comme preuves, et con­damnée à 2 ans 4 mois de prison. Elle est incar­cérée actuelle­ment à la prison de femmes de Gebze.

Le vécu de chaque femme est une his­toire, cha­cune est belle. Le fait de les écrire aujour­d’hui, nous rap­pelle encore une fois, que la presse n’est pas libre. Notre souhait est la lib­erté pour le monde, et qu’il n’y ait plus la néces­sité qu’une date pour définir comme “Journée mon­di­ale de la lib­erté de la presse”.

Zehra Doğan

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Zehra Doğan
Auteure, mem­bre d’hon­neur de Kedistan
Jour­nal­iste, artiste. Jour­nal­ist, artist. Gazete­ci, sanatçı.