10 juin 2014 : après seulement quatre jours de combats, l’Etat islamique (DAESH) s’empare de Mossoul et fait de la ville la capitale de son califat. Pourtant deuxième plus grande ville d’Irak, la rapidité avec laquelle DAESH prend possession des rues, des bâtiments officiels, des prisons, semble désarçonner les gouvernements européens et les puissances régionales.Comment l’Etat islamique a‑t-il pu si rapidement soumettre Mossoul et les villages de la plaine de Ninive ? Si la réponse à cette question trouve ces origines dans un XXème siècle chaotique, le présent lui confère un écho assourdissant après la libération de la ville par la coalition en juillet 2017.
Mosquée à Mossoul Ouest
Quand l’empire s’effondre
Ville multiculturelle et pluriconfessionnelle construite sur les ruines de l’ancienne “Ninive”, Mossoul se trouve au cœur d’une des principales routes commerciales du Moyen-Orient. Elle doit son nom, et sa prospérité économique, à la vente d’un tissu précieux qui ravit pendant plusieurs siècles les salons occidentaux : la mousseline. Mosaïque ethnico-religieuse d’une grande complexité, la région de Ninive voit cohabiter juifs, musulmans sunnites et chiites, kurdes musulmans et non musulmans ainsi que les diverses communautés chrétiennes de Mésopotamie. Capitale de l’Empire assyrien avant de tomber aux mains des chaldéens au VIème siècle avant J‑C, Mossoul est occupée par les Perses avant de devenir une importante ville chrétienne. Ce n’est qu’en 641 que les arabes investissent la plaine de Ninive et qu’au 13ème siècle que Mossoul devient ottomane, à majorité arabe sunnite. Mossoul a donc traversé ces 3000 dernières années au rythme de l’effondrement successif des puissances régionales, voyant diverses civilisations influencer sa structure démographique et son patrimoine historique et culturel.
Avec le déclin de l’Empire ottoman, l’équilibre précaire qui permit une cohabitation entre les diverses communautés pendant des siècles, s’effrite et les tensions religieuses et ethniques se ravivent. La chute de l’Empire ottoman, et les accords Sykes-Picot en 1916, marquent la fin de cette gestion multiethnique et multiconfessionnelle de la plaine de Ninive alors que s’impose la structure politique de l’Etat-nation. Les puissances européennes définissent des espaces géographiques, construisent de toutes pièces des frontières et des Etats, structures totalement étrangères au fonctionnement de la région. Mossoul, alors à majorité sunnite, est ainsi placée sous mandat britannique suite à la découverte des puits de pétrole à Kirkuk, avant d’intégrer le territoire du jeune Etat irakien, puissance chiite. Personne ne souhaite devenir une minorité sur le territoire de l’autre quand l’empire s’effondre et les sunnites d’Irak vont, de fait, être considérés comme un peuple minoritaire sur le territoire irakien pendant de nombreuses années. Entre tentative de soulèvement arabe en 1959, conflits intra-communautaires et intrigues internationales, Mossoul devient le cœur névralgique de l’opposition arabe sunnite en Irak dans la deuxième moitié du XXème siècle. La complexité démographique et culturelle de la ville dessine des lignes de rupture que les Etats voisins et les puissances étrangères n’hésitent pas à instrumentaliser. Pendant plusieurs dizaines d’années, les sunnites sont brimés sur le territoire irakien, n’accédant que rarement aux postes décisionnels, et sont victimes d’une forte répression de la part des autorités chiites de Baghdad. L’arrivée au pouvoir du parti Baath et d’un certain Saddam Hussein, loin d’apaiser les tensions, va apporter aux sunnites irakiens un nouvel espoir tout en éveillant un esprit de vengeance envers les chiites et les kurdes.
L’intervention américaine en 2003 marque la fin de la domination sunnite en Irak. La guerre contre Saddam Hussein permet aux chiites de s’imposer de nouveau à Baghdad, plaçant de nouveau la majorité sunnite moss en situation de minorité sur le territoire national. Bien que multiethnique, Mossoul apparait alors comme l’une des plus importantes métropoles arabes sunnites. Al-Qaïda y répand son influence dès 2004 alors que l’Etat central irakien se désinvestit de plus en plus de la ville, laissant un vide politique et administratif important. Officiellement chassé de la ville en 2008, l’organisation islamique s’implante durablement dans les réseaux administratifs, noyautant les instances locales et attisant les oppositions entre les diverses minorités. Elle utilise alors la méfiance des sunnites de Mossoul envers les autorités chiites de Baghdad pour prendre petit à petit le pouvoir sur la ville.
Banque de Ninive où DAESH à trouver des dizaines de lingots d’or
“L’Etat dans l’Etat”
“Dès 2008, nous pouvons commencer à parler d’un “Etat dans l’Etat. L’expression théâtre dans le théâtre est peut-être mieux appropriée” nous explique Ahmad Assan, habitant de Mossoul. “Le vrai Etat qui régnait à Mossoul avant 2014 était semblable à DAESH, et Bagdhad s’en accommodait très bien”. La capitale des sunnites d’Irak subit dès 2004 les foudres de Baghdad : les réseaux de voiries et les réseaux électriques ne sont plus entretenus par l’Etat central qui délaisse volontairement la ville et la laisse aux mains de Atheel al-Nujaifi, le gouverneur sunnite de Mossoul. Le clan d’Al-Nujaifi dirige la ville d’une main de fer, instaurant un système de corruption mafieux qui investit tous les secteurs d’activité, de la vente des denrées alimentaires au système éducatif. “Ils demandaient des rançons que personne ne pouvait refuser de payer. Ils demandaient aux pharmaciens, aux commerçants de payer 200 dollars par mois, 1000 dollars aux médecins… n’importe qui devait payer une taxe. Celui qui refusait de payer, on faisait sauter sa maison, sa voiture, on menaçait sa famille…”
Plusieurs groupes sunnites radicaux trouvent alors refuge à Mossoul. “Les relations entre al-Nujaifi et Baghdad étaient animées par la corruption qui était également au cœur des relations entre al-Nujaifi et les groupes radicaux qui s’installaient à Mossoul : le gouvernement de Baghdad laissait faire en échange de service rendus, de pots de vin…”. Les assassinats, les enlèvements étaient devenus monnaie courante et “les habitants avaient peur de coopérer avec la police, avec l’armée irakienne à cause de la corruption. On risquait d’être tué si on dénonçait les exactions d’al-Nujaifi ou des autres groupes radicaux. C’est la corruption qui nous a poussé dans cette situation absurde où DAESH s’est emparé de la ville en 2014”. En 2013, les mossouilotes se soulèvent contre le régime chiite d’al-Maliki et la corruption du clan al-Nujaifi. Les manifestations sont réprimées dans le sang par l’armée irakienne qui utilise l’artillerie lourde dans les rues, bombardant même certains quartiers de la ville pour faire taire l’opposition. Le recours à ces méthodes fait basculer définitivement la population de Mossoul, confirmant l’idée déjà bien implantée que l’armée irakienne est une armée d’occupation corrompue qui apporte son soutien militaire à al-Nujaifi.
Lorsque les combattants de l’Etat islamique rentrent dans Mossoul le 6 juin 2014, ils ne se trouvent donc pas confronté à une population hostile. Pour beaucoup de mossouilotes, la situation ne peut pas être pire que celle endurée au cours des dix dernières années. Les imams de l’Etat islamique promettent aux sunnites de leur rendre leur dignité en jouant sur les profondes divisions confessionnelles entre musulmans et entre les communautés. Ce discours a un écho important dans une population totalement délaissée par Baghdad et chez une jeunesse sunnite pour qui le futur en Irak semble dénué de toutes perspectives. Dès les premiers jours, l’Etat islamique reprend en main la ville, répare les routes et réinstalle l’électricité dans des quartiers qui en étaient dépourvus depuis de nombreux mois. Les rues sont renommées à la gloire des martyrs de l’EI tombés au combat et des bâtiments officiels sont investis, se transformant en bureau administratifs. L’une des premières mesures des djihadistes est de punir publiquement les responsables désignés de la corruption. Des exécutions sont organisées et des mises en scène de passation de pouvoir investissent des chefs de quartiers du devoir de lutter contre toute forme de corruption. Une nouvelle Constitution est proclamée le 13 juin et les jeunes se voient proposer des postes au sein de la nouvelle administration, offrant des perspectives d’ascension sociale et une meilleure situation économique. Durant les premières semaines de l’occupation, l’Etat islamique se comporte de manière modérée. La police des mœurs n’agit pas encore dans les rues, les magasins de vêtement pour femmes restent ouverts quelques semaines tout comme les lieux de sociabilité. A la fin du mois de juin 2014, on voit même les nouveaux chefs de quartier organiser une manifestation dans les rues de Mossoul, la foule hurlant que jamais ils n’autoriseraient le retour de l’armée irakienne. Mais dès le mois de juillet, la terreur s’abat sur la ville.
A Barthela, une école marquée du sceau de l’Etat islamique.
La vie sous DAESH
En juin 2014, Ahmad Assan travaille à l’université de Mossoul, il est enseignant au département de français qui compte alors en première année plus de 30 étudiants. L’invasion de DAESH a lieu avant les examens et Ahmad décide rapidement de quitter la ville avec sa famille. “Je suis parti de Mossoul avec ma famille, fuyant la terreur qui s’abattait sur la ville en laissant toute notre vie derrière nous, notre maison, nos proches… Nous sommes revenus en 2015 pour essayer de récupérer nos affaires en pensant pouvoir arranger les choses ou repartir si la situation était trop compliquée”. Ahmad n’a pu ni améliorer la situation, ni quitter la ville. “Revenir à Mossoul fut la pire décision de ma vie”. Il essaye de s’enfuir à plusieurs reprises avec sa famille, mais les routes sont bloquées et contrôlées par l’Etat islamique. Après la libération de Fallujah en 2016 par les forces de l’Etat irakien, la situation s’aggrave : toutes les routes sont coupées, certains ponts sont détruits par DAESH qui contrôle tous les accès à la ville. Il est dès lors impossibles pour quiconque de rentrer ou de quitter Mossoul. “J’ai cherché un intermédiaire pour m’enfuir mais j’ai perdu 3500 dollars. Avec ma femme et mes deux enfants, nous avons donc finalement passés deux ans à Mossoul sous contrôle de DAESH”.
Ancienne maison de retraite de Mossoul, devenu lieu d’exécution
Pendant ces années d’occupation, la vie dans la ville s’arrête. Baghdad ne verse plus de salaire aux fonctionnaires à partir de juin 2015 : “On trouvait de tout et les produits étaient bon marché mais nous n’avions pas d’argent pour les acheter. Seuls les retraités continuaient à toucher leurs pensions tous les mois. Les autres fonctionnaires ne touchaient plus rien. Pour avoir de l’argent, il fallait travailler avec DAESH”.
La police des mœurs contrôle activement les moindres faits et gestes des habitants. Il est interdit de fumer, la simple odeur de tabac pouvait entraîner la peine de mort. “Vous voyez cet immeuble ? C’est une ancienne maison de retraite, c’est de là-haut que des dizaines de jeunes ont été jetés dans le vide par DAESH : des exécutions publiques sur suspicion d’avoir enfreint les lois de la nouvelle Constitution de la ville, d’avoir eu un comportement séditieux. La plupart du temps je restais chez moi à la maison pour éviter de rencontrer les membres de DAESH. Ils avaient toujours des prétextes pour nous faire payer, pour nous faire peur”.
Les femmes étaient considérées comme des objets, des ombres. “Sous DAESH, les femmes étaient telles des spectres de mort, elles n’avaient pas le droit de montrer leurs mains ou leur visage, elles n’avaient pas le droit de sortir, d’avoir une vie. Elles vivaient recluses, totalement exclues de la société”. Mossoul devient rapidement le centre économique du marché des esclaves. Les femmes yézidies capturées au Sinjar en août 2014 sont vendues sur la place du marché, achetées par des membres de l’Etat islamique qui voient chez la femme un simple “outil de reproduction”. Les enfants de Mossoul sont formés par l’Etat islamique qui met en place un système d’éducation. “La première année de l’occupation, les enseignements étaient les mêmes que ceux de Baghdad. Mais à partir de 2016, DAESH a changé de méthode et développé ses propres programmes, imprimé ses propres manuels. Pour apprendre les mathématiques aux enfants, les membres de DAESH apprenaient aux enfants qu’un obus + un obus = deux obus. Pendant toutes ces années mes enfants n’ont pas été à l’école, j’ai toujours refusé qu’ils y apprennent le terrorisme”. L’éducation est un outil privilégié de DAESH pour diffuser sa propagande et former les nouvelles générations. L’accès au savoir est en revanche perçu comme un danger, une arme qu’il faut contrôler. Les universités, les librairies ont rapidement été occupées par l’Etat islamique et entourées de fils barbelés. L’université de Mossoul, la plus importante de Ninive, se transforme en QG militaire dès la prise de Mossoul.
La présidence de l’université de Mossoul détruite par des bombes posées par l’Etat islamique
L’université de Mossoul
Aujourd’hui directeur du département de français de l’université de Mossoul, Ahmad est revenu pour la première fois dans les locaux de l’université en juin 2017, après trois ans d’occupation du campus par l’Etat islamique. “Nous ne sommes retournés dans le campus qu’en juin, une fois la ville totalement libérée puisque, tant que Mossoul Ouest était occupée, nous craignions des attaques d’obus, de missiles sur les bâtiments”. Le département de français a pu ouvrir très rapidement puisque le bâtiment n’a pas été détruit par les bombardements de la coalition ou par DAESH. “Nous avons commencé à nettoyer et reconstruire le département nous-même : les profs et les étudiants. Toutes les fenêtres et les portes ont été cassées, arrachées et détruites : nous les avons donc remplacés. Vous pouvez voir que les murs et les bureaux ont été totalement incendiés par DAESH, on voit encore les traces au sol même si les murs ont été repeints”. Des locaux alternatifs ont été ouverts pendant l’occupation de l’université à Dohuk, Kirkouk et Barthela. Des cours y ont été dispensés avant la libération de Mossoul et les enseignants continuaient à percevoir leur salaire de Baghdad. “Les collègues qui étaient encore payés ont participé aux frais matériels en nous versant de l’argent pour que nous puissions ici, financer la reconstruction de nos locaux. Mais c’est le gouvernement de Baghdad qui a pris en charge la reconstruction des bâtiments totalement détruits par les bombardements ou par DAESH”.
Après ces trois années d’occupation, la situation est complexe pour les étudiants qui sont restés à Mossoul. “Nos étudiants ont des cours de langue, d’écriture, d’expression orale mais également d’histoire, de littérature, de culture. Ils lisent et étudient des pièces de théâtre, la linguistique, l’histoire de la littérature française. Pendant ces trois années leur niveau à chuté et on doit maintenant faire l’impossible pour que leur niveau s’améliore”. A la rentrée universitaire de septembre 2017, c’est plus de 70 étudiants qui se sont inscrits en première année au département de français, soit trois fois plus que les années précédentes. Cette importante augmentation du nombre d’étudiants se vérifie dans toutes les facultés de l’université de Mossoul. Ces trois années perdues mettent l’université dans une position délicate puisqu’elle doit gérer, en plus de la reconstruction, un nombre d’étudiants en première année trois fois supérieur au nombre d’étudiants en première année en 2014.
La bibliothèque Universitaire incendiée par Mossoul lors de l’entrée de la coalition dans la ville
Une partie de l’université est encore complètement détruite. Entre les ruines de la bibliothèques centrale, brulée par DAESH juste avant qu’ils ne fuient le campus, la faculté de médecine vétérinaire frappée par les forces de la coalition, et la présidence de l’université détruite par les djihadistes à leur arrivée, les étudiants évoluent dans un campus où les ruines font partie intégrante de leur lieu de vie étudiante. Pour Ahmad, un grand nombre des destructions causées par les bombardements de la coalition internationale auraient pu être évités. “Lorsque les bâtiments étaient ciblés, et avant que les bâtiments ne soient frappés, DAESH était averti et personne ne se trouvait dans les bâtiments. Nous n’avons pas eu à extraire de corps de djihadiste des locaux détruits puisque les bâtiments étaient vides. Pourquoi les avoir détruits alors ? Nous sommes conscients que lors d’une guerre, il y a toujours des pertes, qu’elles soient humaines ou matérielles. Sur ce plan, Mossoul Ouest a beaucoup plus souffert que nous”.
Le marché central se situait à Mossoul-Ouest, tout comme les principaux commerces et les principales boutiques. La vieille ville de Mossoul avait conservé son statut de pôle économique de la plaine de Ninive. A cause de la corruption, l’ouest de la ville voyait cohabiter des populations d’une grande pauvreté et des familles très riches, créant une fracture économique et sociale très importante. Les premières exécutions de DAESH visaient justement ces familles plus aisées qui ont profité de la corruption pour s’enrichir. Très peu de personnes ont pu fuir la vieille ville au cours de la première année d’occupation. “Ils n’avaient pas les moyens de quitter Mossoul et de payer un loyer ailleurs, c’est l’une des raisons pour laquelle la grande majorité n’a pas quitté Mossoul-Ouest. Ce sont des personnes qui n’avaient rien et qui maintenant ont tout perdu. Elles se sont sauvées avec leur vie seulement”. Aujourd’hui Mossoul-Ouest est un champ de ruines qui porte les stigmates de la guerre menée par la coalition contre l’Etat islamique. La grande majorité des habitations ont été détruites et les problèmes d’hébergement vont en s’aggravant : les loyers flambent et il devient de plus en plus difficile de trouver des lieux où loger les déplacés, à l’ouest comme à l’est de la ville.
Le tropisme communautaire
En 2014, la population de Mossoul était estimée à plus de trois millions d’habitants. Le dernier recensement ayant eu lieu en 1997 sous Saddam Hussein, il est impossible d’avoir un chiffre précis de la population totale ou une estimation du poids démographique des minorités dans la ville. Les diverses communautés cohabitaient non sans tensions ni rapports de force, mais avec la ferme volonté de vivre ensemble. “Les chrétiens étaient nos frères, nos amis. Nos familles cohabitaient depuis des décennies malgré les tensions et les guerres”. Il est aujourd’hui impossible d’estimer le nombre d’habitants qui sont revenus vivre à Mossoul mais les sunnites constituent aujourd’hui la grande majorité des habitants de la ville alors que les chrétiens refusent de revenir y habiter. Comme nous l’expliquait un habitant de Barthela en 2016 après la libération de leur ville, “on ne peut plus faire confiance aux musulmans : ils nous ont trahis. Si nous n’avions pas quitté la ville avant l’invasion de DAESH, nous serions tous mort. Nous ne pouvons pas vivre aux côtés de personnes qui ont souhaité notre mort”. Le spectre de l’islamisme radical fait ainsi naître chez les minorités de la plaine de Ninive des velléités identitaires qui étaient jusque-là restées mesurées.
Lors de l’invasion de Mossoul, les évêques des diverses confessions chrétiennes se sont réunis et ont décidés de fuir Mossoul, de ne pas se convertir ni de se soumettre au statut de “dhimmi” que leur imposait l’Etat islamique. Ils ont donc fui par milliers vers le Kurdistan d’Irak, où certains vivent encore dans des camps de déplacés. La méfiance est totale et comme pour les yézidis du Sinjar, les chrétiens stigmatisent les musulmans, voyant en chacun d’eux l’incarnation de DAESH. Les villes de Barthela et Qaraqosh accueillent aujourd’hui la quasi-totalité des chrétiens de la plaine de Ninive. La communauté chrétienne est aujourd’hui très affaiblie en Irak, un grand nombre de croyant ayant fuit vers l’Europe entre 2014 et 2017. S’ils n’envisagent pas le fait de revenir vivre à Mossoul, ils considèrent comme une nécessité de pouvoir assurer leur propre défense et former leurs propres milices de protection, dessinant par là-même, de nouvelles lignes de ruptures au sein de leur communauté. Divers groupes armées chrétiens se sont constitués sur la plaine de Ninive : les Unités de Protection de Ninive, qui ont rejoint les Hashd al-Shaabi, et les Lions de Babylon qui refusent cette affiliation aux milices chiites.
Si la guerre contre l’Etat islamique approche de sa fin sur le territoire irakien, la société irakienne est plus que jamais fracturée par des lignes de ruptures identitaires et confessionnelles que le conflit n’aura fait qu’attiser. La défiance entre les communautés religieuses est à son paroxysme et les conflits intracommunautaires questionnent les allégeances politiques des divers groupes armés. Les conséquences de plusieurs décennies de conflits sur la cohabitation entre les communautés sont à questionner. L’islamisme radical et son idéologie salafiste ont laissé des traces chez les minorités religieuses mais également chez les musulmans, qu’ils soient sunnites ou chiites. Ces cicatrices doivent être prises en compte en ce qu’elles jouent un élément central dans le processus de pacification que le gouvernement irakien se doit d’enclencher. Comment intégrer dans la société mossouilote des civils qui ont vécu et collaboré avec DAESH sans nécessairement en partager les convictions religieuses ? Comment prendre en charge les enfants éduqués par les écoles de DAESH ?
L’entropie identitaire
La population de Mossoul reste fragile et méfiante vis-à-vis de Baghdad. Certains ne considèrent pas la reprise de Mossoul comme une libération tant l’ampleur des destructions les a privés de tout ce qu’ils possédaient. L’Etat irakien ne les a pas aidés par le passé, et plus d’un an après la libération, son investissement dans la reconstruction est presque inexistant. Les sunnites radicaux n’ont pas tous quitté la ville et le populisme qui a séduit la population en 2014 pourrait de nouveau opérer si la situation économique, sanitaire et sociale ne s’améliore pas. L’Etat turc a déjà fait comprendre à plusieurs reprises qu’il pourrait jouer ce rôle de protecteur des sunnites de la plaine de Ninive. Loin d’Erdogan la volonté d’agir par simple humanisme. La Turquie a conscience de l’enjeu central que constitue Mossoul en Irak et en Syrie : qui contrôle Mossoul contrôle la principale route commerciale irako-syrienne. Face à une absence de réactions internationales et un manque d’engagement concret de l’Etat central irakien, la Turquie place ses pions sur le sol irakien, espérant pouvoir un jour retrouver la grandeur territoriale d’un empire depuis longtemps déchu.
Panneau prévention IED + campagne élections irakienne 2018
C’est la deuxième fois depuis la libération qu’Ahmad revient dans la vieille ville. Alors que le Tigre s’assèche, les ruines s’étendent à perte de vue. Quelques boutiques ont ouvert, offrant boissons et nourriture de première nécessité aux habitants qui déblaient les décombres de leurs habitations. Les Hashd al-Shaabi contrôlent le centre-ville, observant d’un œil extérieur la valse de la reconstruction qui offre en spectacle des dizaines de mossouilotes s’afférant à reconstruire le système de canalisation sous-terrain et le réseau électrique. “Ils nous observent mais ne participent pas à la reconstruction” note Ahmad. Au détour d’une rue, s’affichent sur les murs les portraits des hommes politiques qui se sont présentés aux élections législatives irakiennes en mai dernier, à côté d’avertissement prévenant les riverains que des IED (engins explosifs improvisés) peuvent prendre l’apparence de jouets pour enfants ou d’objets de la vie quotidienne.
Mossoul est aujourd’hui divisée en deux, une fracture géographique entre l’est et l’ouest, entre une zone reconstruite qui voit fleurir des commerces et une autre dévastée où des corps sont encore retrouvés sous les gravats. Ceux qui habitent à l’est se méfient des habitants de la vieille ville qui ont facilement rejoint les rangs de l’Etat islamique. Les Hashd al Shaabi sont perçus avec méfiance de toutes parts même si Ahmad tient à rappeler leur rôle central dans la libération : “ils ont encerclé la ville et ont permis sa libération”. Perçus par la population de l’est comme l’armée d’occupation de Baghdad, ils sont également craints pour leur confession chiite et leurs liens avec l’Iran à l’ouest.
L’entropie identitaire qui se saisie de la plaine de Ninive, et du Moyen-Orient en général, n’est cependant pas sans solution. Pour Ahmad, l’éducation à un rôle essentiel à jouer : “il faut éduquer la population, lui enseigner l’histoire et des langues. L’éducation permet d’avoir une plus grande ouverture d’esprit et de lutter contre la corruption”. Si la corruption est endémique en Irak, c’est en partie lié à la structure des Etats du Moyen-Orient et aux élites qui s’approprient le pouvoir, instrumentalisant les conflits entre minorités afin de s’assurer un plus grand contrôle sur les richesses du pays. L’enjeu est de taille : comment concilier la structure de l’Etat-Nation avec le repli identitaire qui s’abat sur la plaine de Ninive ? Afin d’éviter que Ninive ne se transforme en zone de guérilla permanente, il est indispensable de sortir du tropisme communautaire qui radicalise les populations minorisées et favorise l’émergence de groupe semblable à l’Etat islamique. Mossoul ne pourra se relever que si l’Etat irakien se décide à lutter contre la corruption et à accepter la diversité ethnico-religieuse qui fait de cette région le berceau de nos civilisations.
Tony Rublon
Image à la Une : Mossoul Ouest vu du Tigre