La petite musique “Elec­tions piège à cons”, trou­ve en ce moment peu de paroliers en Turquie, et n’est pas le prochain tube de l’été.

Et pour­tant, beau­coup d’in­gré­di­ents étaient réu­nis en ce début 2018, pour pou­voir à l’a­vance qual­i­fi­er ce proces­sus à venir ce 24 juin 2018, de mau­vais plat de lentilles con­coc­té par la démoc­ra­ture turque, ses alliés ultra-nation­al­istes, et son prési­dent auto­crate en titre.

Et, comme après tout il s’ag­it sur Kedis­tan d’une chronique signée comme telle, j’as­sume donc mes ques­tion­nements sur l’événe­ment et livre mon appré­ci­a­tion, avec détours, mais sans nuances.

La même ques­tion se posait déjà lors du fameux référen­dum con­sti­tu­tion­nel sous état d’ur­gence, lui aus­si, qui met­tait en place le régime prési­den­tiel absolu et le pou­voir d’un seul homme et de sa clique poli­tique. Par­ticiper alors à légitimer la triche ? Ou faire cam­pagne pour un NON act­if, tout en tour­nant le dos aux urnes, qu’on savait déjà bour­rées d’a­vance ? Et puis, la con­sti­tu­tion de cette République encore kémal­iste et déjà big­ote, après tout, qu’est-ce que cela pou­vait bien changer ?

On peut effec­tive­ment écrire les choses ain­si, sur le papi­er ou le clavier, et jouer la par­ti­tion des grands principes et de la révo­lu­tion ver­sus élec­tions. De l’ex­térieur, c’est encore plus facile.

On peut aus­si être à ce point démoral­isé sur l’avenir de la Turquie, par la vision de ses pop­u­la­tions dressées les unes con­tre les autres, par la sauce politi­ci­enne dégouli­nante d’une par­tie de l’op­po­si­tion, tan­tôt nation­al­iste et guer­rière, tan­tôt libérale, par l’ob­scu­ran­tisme qui s’é­tend, par la répres­sion qui sem­ble sans fin… qu’on en choisir­ait l’isole­ment et le repli sur des principes à défendre pour préserv­er des jours meilleurs, en atten­dant le Godot révolutionnaire.

Le sou­venir romancé et fan­tas­mé d’un Gezi et du soulève­ment qu’il fut, avalé ensuite par le quo­ti­di­en des politi­ciens et les guer­res régionales, qui ne lais­sèrent que des brais­es d’un feu éteint, peut aus­si couron­ner cette démoral­i­sa­tion et faire dire demain “ils ont voté et puis après”, en référence au “peu­ple rotant dans sa man­geoire” de l’a­n­ar­chiste maître chanteur.

Il faut pour­tant analyser de près ce grand reflux appar­ent après Gezi, l’ar­rivée pro­gres­sive de la peur imposée par la divi­sion et la répres­sion, le sen­ti­ment d’im­puis­sance, puis l’ir­rup­tion des restes de mobil­i­sa­tion dans les urnes en juin 2015, dans un cadre très élec­toral­iste pour­tant. Le HDP aurait-il été le récep­ta­cle d’une trahi­son politi­ci­enne élec­toral­iste ? Alors com­ment expli­quer l’acharne­ment qui suiv­it, et la néga­tion du rap­port de forces élec­toral, par un proces­sus de guerre con­tre le Bakur qui suiv­it, allant jusqu’au “coup d’é­tat béni du ciel” ? Les faits et déroule­ments clochent avec les “principes”…
Il faudrait me démon­tr­er que ces élec­tions de juin 2015 étaient la mise à mort pro­gram­mée de la rad­i­cal­i­sa­tion ou de luttes en cours, le dévoiement ultime des “restes de Gezi”… Et que le HDP fut alors l’al­lié objec­tif, l’id­iot politi­cien utile du pou­voir, pour dévoy­er les mobilisations.

Il faudrait aus­si analyser l’al­liance d’un Machi­av­el et d’un loup gris pour con­coc­ter dans une qua­si dic­tature aujour­d’hui, une bouil­lie élec­torale, comme la dernière pièce à jouer de l’après coup d’é­tat, dans l’écrase­ment de toute alter­na­tive en Turquie, comme donc un “com­plot” con­tre les peu­ples, et les gar­di­ens des principes, évidemment.

J’ai aus­si quelques dif­fi­cultés à com­pren­dre com­ment les mêmes anar­chistes à principes, qui théorisent pour­tant la con­ti­nu­ité du soulève­ment syrien de 2011, par le truche­ment du dji­hadisme “libre” aujour­d’hui, et con­sid­èrent le PYD comme bureau­cra­tique et con­tre révo­lu­tion­naire, pour­fend­ent un vote le 24 juin, comme étant une trahi­son ultime. On en repar­lera le lundi.

Un rapi­de retour sur ce que sig­ni­fient des “élec­tions” sous un régime tel que celui qui con­solide ses dic­tats en Turquie aujour­d’hui s’im­pose donc.

Car la présence de “proces­sus élec­toraux” dans un tel cadre d’au­to­cratie étonne, voire pour cer­tains lais­sent une chance au régime, pour éviter le qual­i­fi­catif de dic­tature ou de fas­cisme, débat séman­tique d’éditorialistes.

On peut sans hésiter dire que dans sa stratégie de con­quête, Erdoğan ne peut s’af­franchir pour­tant des apparences démoc­ra­tiques. Il en joua d’ailleurs avec l’U­nion Européenne qui l’ai­da à con­train­dre le pou­voir mil­i­taire à quit­ter la sphère directe du poli­tique, par déjà un change­ment constitutionnel.

Par ailleurs, ce n’est pas rien que de dire que l’é­conomie cap­i­tal­iste est mon­di­al­isée, (tout le monde le répète), et que l’avis des Nations sur les apparences, dans les instances inter­na­tionales où se dis­cu­tent autant les con­trats que les caus­es des guer­res, reste et restera pour Erdoğan un pas­sage obligé. Finan­cia­ri­sa­tion mon­di­al­isée, dérégu­la­tions, et bien d’autres modal­ités libérales ont fait du chemin depuis les derniers Pinochet.
La mon­di­al­i­sa­tion cap­i­tal­iste a con­tin­ué cepen­dant à s’embarrasser d’une apparence de “démoc­ra­tie”, puisque sa dom­i­nante économique est libérale.
Erdoğan peut jouer les mata­mores en per­ma­nence, réprimer ses pop­u­la­tions, en assas­sin­er d’autres, tant que cette com­posante économique mon­di­ale majori­taire sera à façade démoc­ra­tique et que son oli­garchie fera par­tie inté­grante et active du “marché“mondial, il devra jouer pour­tant en poli­tique avec ces apparences. Et ma foi, il sait le faire à mer­veille, et rec­ti­fi­er le tir en usant et abu­sant du nation­al­isme guer­ri­er à l’ex­térieur ou en interne lorsque cela s’avère néces­saire, par exemple.
Si le terme de fas­cisme libéral exis­tait, il faudrait l’employer là sans doute, et pas comme oxy­more pour faire savant.

La démoc­ra­tie dite “bour­geoise” (référence oblig­ée aux principes et à l’his­toire) a cela de pra­tique, qu’elle s’adapte aux cir­con­stances sur le plan insti­tu­tion­nel et pra­tique, et que même une assem­blée par­lemen­taire peut légifér­er sous men­ace de coup d’é­tat, voire sup­primer ses pro­pres prérog­a­tives en votant un état d’ur­gence. Cette belle inven­tion des “Lumières” pour la gou­ver­nance des Peu­ples a présen­té bien des vis­ages… En voici un à la tur­ca. Tou­jours offi­cielle­ment répub­li­cain de sur­croît, et reposant sur une his­toire qui a elle seule mérit­erait un autre détour.

Cette digres­sion était sans doute utile pour mon­tr­er que slo­gans et principes d’a­nar ortho­doxe, s’ils font de belles chan­sons et de beaux com­men­taires rageurs sur les réseaux soci­aux (des amis proches me par­don­neront j’e­spère), sont inopérants dans une sit­u­a­tion aus­si grave et dan­gereuse humaine­ment pour la Turquie, et, ne l’ou­blions pas, pour les Peu­ples qui l’en­tourent ou la composent.

Triv­iale­ment, dans la sit­u­a­tion actuelle, peu importe la nature du grain de sable, pour peu qu’il rem­plisse son office, puisqu’il n’est aucune per­spec­tives ni forces à l’hori­zon pour blo­quer les rouages à main nue. Et ren­voy­er la balle au Reis turc en le faisant trébuch­er au seuil de son pro­pre piège ne serait pas inno­cent ni inutile pour la suite. Il n’y a rien je crois d’une posi­tion réformiste béate­ment élec­toral­iste là dedans. Et je n’ai pas le sen­ti­ment non plus d’un gaspillage d’én­ergie révo­lu­tion­naire dans le fait d’être con­scient et prag­ma­tique face à un événe­ment poli­tique qui, quel que soit son résul­tat, est une nou­velle bas­cule pour la Turquie.

Tu votes, tu votes pas, tu trin­ques quand même !

La phrase est juste. Aucun phénix ne sor­ti­ra des urnes au soir du 24 juin prochain. Seule­ment l’indice de rap­ports de forces très com­plex­es pour la suite, mais prob­a­ble­ment aus­si l’émer­gence d’une autre péri­ode poli­tique, toute aus­si impor­tante que le fut celle après le putsch man­qué, et ses poten­tial­ités répres­sives util­isées par le pou­voir AKP.

Dans le cas d’une vic­toire d’Er­doğan, prési­den­tielles et lég­isla­tives, on con­naît le pro­gramme

C’est le pou­voir prési­den­tiel absolu et l’ac­cen­tu­a­tion de la poli­tique mil­i­tariste et affairiste, à l’ex­térieur et à l’in­térieur, même s’il affirme vouloir lever l’é­tat d’ur­gence en cas de suc­cès de sa can­di­da­ture… C’est l’in­con­nu aus­si, sur la capac­ité de la société turque à sup­port­er sociale­ment et économique­ment cette sur­chauffe annon­cée, sans rup­ture, dans le pire peut être. Le con­texte région­al ne peut qu’empirer, et les sou­tiens inter­na­tionaux ou à l’in­verse des ten­sions, joueront sur cette crise d’usure.
Celui ou celle qui me pro­fessera une poten­tial­ité révo­lu­tion­naire dans ce con­texte me récit­era trois fois le soulève­ment syrien de 2011. La poli­tique du pire n’a jamais été ma tentation.

Fort heureuse­ment, il sem­ble que cette option, hypothèse de départ d’Er­doğan pour anticiper l’échéance, soit com­pro­mise, et que la coali­tion entre l’AKP et les ultra-nation­al­istes n’at­teigne pas la majorité désirée dans ces lég­isla­tives à un tour. Erdoğan avait pour­tant intro­duit des modal­ités élec­torales qui devaient lui être favor­ables. Il sem­ble dans le déroulé de cette cam­pagne ubuesque, qu’elles ser­vent son quar­teron d’op­posants. Ses chances de réus­site prési­den­tielle dès le pre­mier tour s’en éloignent égale­ment d’autant.
Tous les com­men­taires de spé­cial­istes des sondages et de la cui­sine élec­torale s’ac­cor­dent pour prévoir une néces­sité de triche et de manip­u­la­tions divers­es con­sid­érable, pour éviter une décon­v­enue au Reis le 24 juin.
Davan­tage qu’une décon­v­enue ouvri­rait une crise poli­tique sous les yeux de l’Eu­rope entière et au delà ceux d’un Pou­tine et d’un Trump. Qui voudrait dans ces con­di­tions s’en priver ?

D’au­tant qu’il existe un courant poli­tique qui, pour revenir au début de cet arti­cle, n’a pas fait que con­serv­er les brais­es de Gezi, et n’est pas qu’une alter­na­tive politi­ci­enne, le HDP.

Dans cette farce d’élec­tions anticipées, toutes les autres forces politi­ci­ennes savent que sa présence dans le jeu élec­toral fait l’élec­tion, et fait à elle seule trébuch­er pos­si­ble­ment Erdoğan. Et si toutes ces forces politi­ci­ennes sont con­tre lui, parce qu’à lui seul il démon­tre le car­ac­tère fac­tice de cette “démoc­ra­tie élec­torale”, avec des can­di­datEs en prison, ou en cours de juge­ment, l’op­po­si­tion hétéro­clite, du CHP à un par­ti islamiste, en pas­sant par le Bon Par­ti nation­al­iste a pour­tant besoin de sa présence. Ain­si fonc­tionne la math­é­ma­tique des urnes.

Aus­si, les coups pleu­vent con­tre le par­ti HDP, ses électeurs/trices poten­tielles, ses can­di­datEs, ses sou­tiens. L’essen­tiel de la triche et des malver­sa­tions se con­cen­treront sur ce par­ti et ses sou­tiens. A la fois pour l’élec­tion prési­den­tielle, et à la fois pour les lég­isla­tives, sachant que si il stagne au dessous des 10 %, les sièges dans la future assem­blée reviendraient au par­ti majoritaire.

Et cette math­é­ma­tique là intéresse davan­tage les pop­u­la­tions turques que le mon­di­al de foot­ball, c’est peu dire. Qu’un “tous con­tre Erdoğan”, le “tamam” (assez) soient réap­parus au grand jour, n’est pas qu’­ef­fet d’optique.

Une brèche dans un mur n’im­pli­querait pas qu’on en reste là et ne suf­fit pas à con­stru­ire une liberté.

Je n’ai pas de carte d’i­den­tité turque. Je ne pour­rai donc vot­er le 24 juin 2018. La ques­tion est réglée, celle des principes aus­si. Je serai donc obser­va­teur, les yeux grands ouverts, et sans illusions.

Mais je ne peux m’empêcher de penser à voix haute, et de l’écrire : si le régime turc déploie autant de vio­lences, de tricherie, de répres­sion, con­tre les sou­tiens et les can­di­dats d’un par­ti comme le HDP, devenu cible quo­ti­di­enne et prin­ci­pale, ce n’est pas parce qu’il détourn­erait pos­si­ble­ment des com­bats vers des urnes, mais bien parce qu’il les y ferait entr­er, sans souci d’un résul­tat papi­er, mais pour faire revivre une lueur au fond de la prison.

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Daniel Fleury
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Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…