Cet arti­cle de Dilar Dirik, a été pub­lié sur ROAR Mag­a­zine en anglais, et traduit par le col­lec­tif Mer­ha­ba Hevalno.

La résis­tance démoc­ra­tique des Kur­des face à Daech mon­tre que l’an­ti-fas­cisme ne peut être indépen­dant d’une lutte plus générale con­tre le cap­i­tal­isme, le patri­ar­cat et l’État.

C’est en automne 2014, seule­ment quelques mois après que le soi-dis­ant État islamique (EI) ait mas­sive­ment éten­du son emprise ter­ri­to­ri­ale en Syrie et en Irak en com­met­tant des mas­sacres géno­cidaires et fémini­cidaires, qu’une puis­sante lueur d’e­spoir révo­lu­tion­naire s’est élevée à l’hori­zon, depuis la ville mécon­nue de Kobanê.

Après avoir envahi Mossoul, Tel Afar et Sin­jar en Irak, ain­si que de grands pans de ter­ri­toire en Syrie depuis 2013, l’EI s’est pré­paré à lancer une attaque sur le nord de la Syrie, con­nue par les Kur­des sous le nom de Roja­va. Ce que l’EI n’avait pas anticipé à Kobanê, c’é­tait de se retrou­ver face à un enne­mi d’un autre type : une com­mu­nauté poli­tique organ­isée et prête à se défendre courageuse­ment par tous les moyens, et avec une vision du monde diamé­trale­ment opposée à l’idéolo­gie de mort de l’EI.

C’est Arîn Mîrkan, une jeune femme Kurde révo­lu­tion­naire et libre, qui devint le sym­bole de la vic­toire de Kobanê, la ville qui brisa le mythe du fas­cisme invin­ci­ble de l’EI. Cette com­bat­tante de l’U­nité de Défense des Femmes (YPJ) s’est fait explos­er en octo­bre 2014 près de la colline de Misht­enur, lieu haute­ment stratégique, pour sauver ses cama­rades et cap­tur­er ce bas­tion de l’EI. Cela fit bas­culer la bataille en faveur des Forces de Défense du Peu­ple (YPG/YPJ) et autres groupes armés coopérant, forçant l’EI à se met­tre sur la défen­sive. Après des mois d’af­fron­te­ments sans répit, qui ont poussé la coali­tion menée par les USA à fournir un sou­tien mil­i­taire aérien, Kobanê était libre.

Depuis, presque tous les jours sur­gis­sent des vidéos de citadins célébrant leur libéra­tion des griffes de l’EI : les gens dansent et fument leurs cig­a­rettes pour la pre­mière fois à nou­veau, les hommes rasent leurs barbes en lais­sant couler des larmes de joie, les femmes brû­lent et piéti­nent leurs voiles noirs et chantent des cris de lib­erté. Aux yeux des com­bat­tants et de la com­mu­nauté organ­isée de la région, et surtout aux yeux des femmes, cette guerre épique fut perçue non comme un con­flit eth­nique ou religieux, mais comme une bataille his­torique entre le fléau con­cen­tré de l’é­tatisme et du cap­i­tal­isme mod­erne, dom­iné par les hommes (incar­né par les gangs de vio­leurs de l’EI) et l’al­ter­na­tive d’une vie libre per­son­nifiée par les femmes libérées en lutte.

La vic­toire révo­lu­tion­naire de Kobanê a illus­tré tout par­ti­c­ulière­ment que la lutte con­tre l’EI n’est pas qu’une ques­tion d’armes, mais qu’il s’ag­it aus­si de faire une rup­ture rad­i­cale avec le fas­cisme et les struc­tures sous-jacentes qui le ren­dent pos­si­ble. Cela requière des insti­tu­tions sociales, poli­tiques et économiques rad­i­cale­ment démoc­ra­tiques et autonomes, surtout des struc­tures pour les femmes qui soient diamé­trale­ment opposées au sys­tème éta­tique de classe, de hiérar­chie et de dom­i­na­tion. Afin de libér­er la société d’une men­tal­ité et d’un sys­tème comme celui de l’EI, l’au­todéfense antifas­ciste doit occu­per tous les domaines de la vie sociale, de la famille à l’é­conomie glob­ale, en pas­sant par l’éducation.

Un produit du capitalisme moderne

Il y a eu de nom­breuses ten­ta­tives d’ex­pli­quer le phénomène EI et son attrait pour des mil­liers de jeunes, surtout quand on regarde la bru­tal­ité des méth­odes de l’or­gan­i­sa­tion. Beau­coup en arrivent à la con­clu­sion que, sou­vent, ceux qui vivent sous l’EI se met­tent au ser­vice du groupe par peur ou pour des récom­pens­es économiques. Mais, claire­ment, des mil­liers de per­son­nes autour du monde se joignent volon­taire­ment aux atroc­ités du groupe, non pas mal­gré, mais pré­cisé­ment à cause de ses capac­ités à com­met­tre les crimes les plus impens­ables. Il sem­ble que ce n’est pas la reli­gion, mais un sens cru­el et sans mer­ci du pou­voir irra­di­ant de l’EI qui attire les gens des qua­tre coins du globe vers le groupe extrémiste, même au prix de la mort.
Les théories sim­plistes échouent générale­ment à pren­dre en compte le con­texte poli­tique, économique et social à la fois région­al et inter­na­tion­al qui per­met à une doc­trine anti-vie telle que celle de l’EI d’émerg­er. Nous devons recon­naître la séduc­tion que l’EI opère auprès des jeunes hommes, dépos­sédés de leur chance de se com­porter con­ven­able­ment en êtres humains décents, sans pour autant jus­ti­fi­er le pro­gramme incroy­able­ment vio­leur et géno­cidaire du groupe, ni arrêter de compt­abilis­er les respon­s­abil­ités des indi­vidus qui com­met­tent ces crimes con­tre l’hu­man­ité. Il est cru­cial de con­tex­tu­alis­er le sens de cette grat­i­fi­ca­tion instan­ta­née prenant la forme de pou­voir autori­taire, d’ar­gent et de sexe que l’EI offre dans cette société can­céreuse, fonc­tion­nant sous le cap­i­tal­isme patri­ar­cal, qui rend la vie insignifi­ante, vide et sans espoir.

Expli­quer l’at­trait de l’EI par la soi-dis­ante « guerre de ter­reur », plutôt que de le situer dans le con­texte d’in­sti­tu­tions de pou­voir et de vio­lence plus glob­ales qui, dans leur inter­ac­tion, génèrent des sys­tèmes entiers d’au­tori­tarisme, ne nous per­me­t­tra pas de ne serait-ce com­mencer à com­pren­dre ce qui con­duit de « bons garçons » d’Alle­magne à se ren­dre au Moyen-Ori­ent pour devenir des meur­tri­ers. Et l’EI est seule­ment la man­i­fes­ta­tion la plus extrême d’une ten­dance glob­ale presque apoc­a­lyp­tique. Avec le bas­cule­ment récent vers des poli­tiques autori­taires de droite partout dans le monde, un mot (autre­fois con­sid­éré ban­ni de la société humaine à jamais) est entré à nou­veau dans nos vies quo­ti­di­ennes et dans notre lex­ique poli­tique : fascisme.

Évidem­ment, il y a d’im­menses dif­férences entre les con­textes, les car­ac­téris­tiques et les méth­odes des divers mou­ve­ments fas­cistes. Mais pour ce qui est de l’or­gan­i­sa­tion hiérar­chique, du sché­ma de pen­sée autori­taire, du sex­isme extrême, de la ter­mi­nolo­gie pop­uliste, des straté­gies de recrute­ment intel­li­gentes et du fait de se nour­rir des besoins, des peurs ou des désirs ressen­tis par des groupes soci­aux vul­nérables, l’EI se fait le miroir, de bien des manières, de ses homo­logues à l’international.

Peut-être pou­vons-nous penser le fas­cisme comme une gamme com­posée d’élé­ments dif­férents, par­mi laque­lle les États étab­lis par-dessus le sys­tème-monde cap­i­tal­iste ont les moyens de repro­duire leur autorité au tra­vers de cer­taines insti­tu­tions poli­tiques, des poli­tiques économiques, du marchandage d’armes, des médias et de l’hégé­monie cul­turelle, tan­dis que d’autres, en réac­tion, reposent sur des formes plus « prim­i­tives » de fas­cisme, comme la vio­lence extrémiste arbi­traire. Il y a des par­al­lèles assez nets dans la manière dont les fas­cistes de tous bor­ds s’ap­puient sur un régime de para­noïa, de méfi­ance et de peur pour ren­forcer la main forte de l’É­tat. Ceux qui défient leurs enne­mis sont qual­i­fiés de « ter­ror­istes » ou « d’en­ne­mis de Dieu » : toute action pour les détru­ire est permise.
Le fas­cisme repose forte­ment sur un manque total d’or­gan­ismes de prise de déci­sion au sein de la com­mu­nauté élargie. Il est nour­ri par un cli­mat dans lequel la com­mu­nauté est dépouil­lée de sa capac­ité à ini­ti­er l’ac­tion directe, à exprimer la créa­tiv­ité et à dévelop­per ses pro­pres alter­na­tives. Toute forme de sol­i­dar­ité et toute loy­auté dirigée envers quelqu’un ou quelque chose autre que l’É­tat doit être sys­té­ma­tique­ment éradiqué, afin que les citoyens soient isolés, indi­vid­u­al­isés et ren­dus dépen­dants de l’É­tat, de ses insti­tu­tions poli­cières et de ses sys­tèmes de savoir.

C’est pourquoi l’un des piliers les plus essen­tiels du fas­cisme est le cap­i­tal­isme, comme sys­tème économique, comme idéolo­gie et comme forme d’in­ter­ac­tion sociale. Dans le sys­tème de valeurs du cap­i­tal­isme mod­erne, les rela­tions humaines doivent être réduites à de sim­ples inter­ac­tions économiques, cal­cu­la­bles et mesurables par l’in­térêt et le prof­it. Il est facile de voir la fac­ulté qu’a le cap­i­tal­isme de dis­pos­er d’une vie au nom de plus grands intérêts en faisant le par­al­lèle avec la façon dont l’EI gâche des vies au nom de son pseu­do-cal­i­fat de vio­ls, de pil­lages et de meurtres.

La plus ancienne des colonies

De façon plus fon­da­men­tale encore, le fas­cisme n’au­rait pu émerg­er sans l’asservisse­ment de la plus anci­enne des colonies : les femmes. De tous les groupes opprimés et bru­tal­isés, les femmes ont été sujettes aux plus anci­ennes formes de vio­lence insti­tu­tion­nal­isée. Le fait de voir les femmes comme des butins de guerre, comme des out­ils au ser­vice des hommes, comme des objets de grat­i­fi­ca­tion sex­uelle et comme des lieux où asseoir un pou­voir ultime, per­siste dans chaque man­i­feste fas­ciste. L’émer­gence de l’É­tat, de pair avec la fétichi­sa­tion de la pro­priété privée, a per­mis surtout la soumis­sion des femmes.

En effet, il est impos­si­ble de faire val­oir son con­trôle sur des pop­u­la­tions entières, ou de créer des divi­sions sociales tran­chant au plus pro­fond, sans l’op­pres­sion et la mar­gin­al­i­sa­tion des femmes, pro­mues par l’écri­t­ure de l’His­toire, la pro­duc­tion de théories, les pra­tiques visant à don­ner du sens et l’ad­min­is­tra­tion poli­tique et économique, toutes dom­inées par les mâles. L’É­tat est mod­elé à l’im­age de la famille patri­ar­cale et inverse­ment. Toutes les formes de dom­i­na­tion sociale sont, à un cer­tain niveau, des répliques de la forme d’esclavagisme la plus com­plète, la plus intime, la plus directe et la plus nocive, celle de l’asservisse­ment sex­uel des femmes dans toutes les sphères de la vie.

Les dif­férentes struc­tures et insti­tu­tions de vio­lence et de hiérar­chie, telles que le cap­i­tal­isme et le patri­ar­cat, ont des car­ac­téris­tiques dis­tinctes, mais le fas­cisme con­stitue le tis­su sys­té­ma­tisé et con­cen­tré de col­lab­o­ra­tion entre elles. Et c’est ain­si que le fas­cisme et le cap­i­tal­isme, avec la forme la plus anci­enne de dom­i­na­tion humaine – le patri­ar­cat – trou­vent leurs expres­sions les plus monop­o­lisées et sys­té­ma­tiques dans l’É­tat-nation moderne.
Les régimes précé­dents, au cours de l’His­toire, avaient des car­ac­tères despo­tiques, mais ils repo­saient tou­jours sur des codes moraux, des théolo­gies religieuses et des insti­tu­tions divines ou spir­ituelles pour être vues comme légitimes par la pop­u­la­tion. C’est une par­tic­u­lar­ité du cap­i­tal­isme mod­erne que de s’être débar­rassé de toute pré­ten­tion ou reven­di­ca­tion d’être moral vis-à-vis de la loi et de l’or­dre, et d’ex­pos­er ses rouages destruc­tifs de façon obscène au nom de rien d’autre que l’É­tat lui-même.

Sans la nature hiérar­chique et hégé­monique de l’É­tat, qui monop­o­lise l’usage de la force, l’é­conomie, l’idéolo­gie offi­cielle, l’in­for­ma­tion et la cul­ture ; sans les appa­rats sécu­ri­taires omniprésents qui pénètrent tous les aspects de la vie, des médias aux cham­bres à couch­er ; sans la main de fer dis­ci­plinaire de l’É­tat, comme Dieu sur Terre, aucun sys­tème de vio­lence ou d’ex­ploita­tion ne pour­rait sur­vivre. L’EI est un pro­duit direct des deux : des anciens mod­èles de hiérar­chie et de vio­lence, ain­si que du cap­i­tal­isme mod­erne avec son état d’e­sprit, son économie et sa cul­ture par­ti­c­ulières. Com­pren­dre l’EI – et le fas­cisme plus générale­ment – sig­ni­fie com­pren­dre la rela­tion entre patri­ar­cat, cap­i­tal­isme et État.

Démocratie radicale vs extrémisme totalitaire

Si l’en­ne­mi fas­ciste com­bine à la fois patri­ar­cat, cap­i­tal­isme, nation­al­isme, sec­tarisme et étatisme autori­taire dans ses méth­odes et ses pra­tiques, il est clair qu’une lutte anti-fas­ciste effi­cace doit néces­saire­ment se faire dans une men­tal­ité et avec une éthique qui s’op­posent fon­da­men­tale­ment aux piliers de ces mécan­ismes de vio­lence. Les forces d’au­to-défense du Roja­va ten­tent juste­ment de faire cela.

Depuis la libéra­tion de Kobanê, les YPG/YPJ se sont ren­for­cés à la fois en nom­bre et en effi­cac­ité, ce qui a per­mis aux com­bat­tants de reli­er deux des trois can­tons : Jazi­ra et Kobanê. Dans les pre­mières phas­es de la guerre, la grande majorité des forces armées étaient Kur­des, mais l’eth­nic­ité des troupes a beau­coup changé au fil du temps.

En octo­bre 2015, les YPG/YPJ ont rejoint un grand nom­bre d’autres forces armées de la région pour créer une coali­tion mul­ti-eth­nique. Les Forces Démoc­ra­tiques Syri­ennes (FDS) nou­velle­ment for­mées comptent par­mi leurs rangs des Kur­des, des Arabes, des Syriens, des Assyriens, des Tchétchènes, des Turk­mènes, des Cir­cassiens et des Arméniens, dévoués à une Syrie fédérale, démoc­ra­tique et laïque qui n’ac­ceptera ni la dic­tature de Bashar al-Assad, ni les oppo­si­tions anti-démoc­ra­tiques financées par d’autres pays. Bien qu’elles soient con­stam­ment sous le feu de l’EI et de pléthore d’autres enne­mis – dont divers­es mil­ices islamistes, l’ar­mée syri­enne, l’ar­mée syri­enne libre et l’É­tat turc – les FDS ont réus­si à libér­er plusieurs fiefs de l’EI tels que Man­bij et Shad­dadeh, et elles mènent actuelle­ment une opéra­tion vic­to­rieuse pour libér­er la soi-dis­ant cap­i­tale de l’EI : Raqqa. Elles con­trô­lent presque toute la région autour de la fron­tière sud de la Turquie, qui ser­vait aupar­a­vant de route prin­ci­pale d’ap­pro­vi­sion­nement de l’EI pour tout ce qui est logis­tique, muni­tions, finance­ments et effectifs.

Depuis, la Turquie s’est défi­ni comme mis­sion d’en­traîn­er notam­ment des mil­ices turk­mènes ayant fait allégeance à l’É­tat turc, ain­si que des forces armées sun­nites de façon générale. Le Pen­tagone souligne en per­ma­nence que son sou­tien aux FDS est en faveur de la com­mu­nauté arabe. Pen­dant ce temps, les forces kur­des de l’ENKS, proches du Par­ti Démoc­rate Kurde d’I­rak qui est mené par Mas­soud Barzanî, ten­tent de con­stituer une armée kurde qui soit à leur image. Par con­séquent, la com­po­si­tion mul­ti-cul­turelle des FDS con­trarie non seule­ment les forces hos­tiles à l’au­to-déter­mi­na­tion kurde, mais aus­si aux pro­jets nation­al­istes kur­des de con­cep­tion étroite.

Si elles com­bat­tent plusieurs enne­mis fas­cistes en même temps, les FDS ne représen­tent qu’une par­tie du pro­jet, plus vaste, de sys­tème d’au­to-défense physique pour pro­téger la société de l’or­dre éta­tique, patri­ar­cal et cap­i­tal­iste. Depuis que la révo­lu­tion a été déclarée au Roja­va en 2012, des efforts sans relâche ont été dédiés à créer une alter­na­tive viable et réal­iste afin de garan­tir une vie pleine de sens aux dif­férentes com­mu­nautés et groupes de la région. Le sys­tème du con­fédéral­isme démoc­ra­tique a été adop­té dans le nord de la Syrie par un vaste col­lec­tif de per­son­nes de toutes les com­mu­nautés de la région et il pro­pose un mod­èle pour une Syrie fédérale, démoc­ra­tique, laïque et pro-égal­ité des gen­res, et les pop­u­la­tions locales se mobilisent depuis la base sous forme de struc­tures démoc­ra­tiques rad­i­cales, en com­mençant au niveau des petites com­munes de quartier.

Par le mod­èle d’au­tonomie démoc­ra­tique pro­posé par Abdul­lah Öcalan comme pra­tique de l’ac­tion directe dans le sys­tème du con­fédéral­isme démoc­ra­tique, la vie quo­ti­di­enne au Roja­va s’or­gan­ise à tra­vers la trans­for­ma­tion de la poli­tique en une chose vitale pour chaque habi­tant. En créant des formes alter­na­tives d’or­gan­i­sa­tion sociale par l’au­to-ges­tion directe et la sol­i­dar­ité, assurées par les struc­tures autonomes de femmes et de jeunes, des mil­liers de per­son­nes sont devenus des agents act­ifs et auto-déter­mi­nants de leur pro­pre vie.

La démoc­ra­tie rad­i­cale ren­force donc les liens de sol­i­dar­ité que le cap­i­tal­isme essaye de façon si agres­sive d’en­dom­mager dans le but de pro­duire les per­son­nes égoïstes et indi­vid­u­al­isées dont il a besoin pour sat­is­faire ses inten­tions de prof­it. À tra­vers la par­tic­i­pa­tion directe et com­mu­nale dans toutes les sphères de la vie, les pop­u­la­tions locales, organ­isées en struc­tures autonomes et non-éta­tiques, acquièrent un sens plus pro­fond d’ac­com­plisse­ment de soi et tis­sent le lien entre démoc­ra­tie et iden­tité en dévelop­pant une com­mu­nauté élargie.

Au Roja­va, il y a un lien intrin­sèque entre la démoc­ra­tie rad­i­cale et les con­cepts d’ap­par­te­nance et d’i­den­tité. Ceux-ci ont pour points de référence les valeurs d’éthique et de démoc­ra­tie plutôt que le con­cept abstrait de “réc­it nation­al” sur lequel le fas­cisme repose. Avec le par­a­digme de nation démoc­ra­tique comme anti­dote au nation­al­isme d’É­tat, les pro­tag­o­nistes de la révo­lu­tion du Roja­va essayent de for­muler une iden­tité autour de cer­tains principes plutôt qu’au­tour d’une eth­nic­ité. Cela reste inclusif pour les dif­férentes iden­tités, qui vont diver­si­fi­er et sécuris­er la démoc­ra­tie avec une nou­velle unité d’ap­par­te­nance. Seules des com­mu­nautés aus­si fortes, basées sur l’éthique et la poli­tique (une « société politi­co-morale » selon la for­mu­la­tion d’Ab­dul­lah Öcalan) plutôt que sur les con­cepts vides d’i­den­tités nationales, peu­vent se défendre con­tre les attaques psy­chologiques et physiques de l’en­ne­mi fasciste.
La démoc­ra­tie rad­i­cale doit donc néces­saire­ment avoir une per­spec­tive inter­na­tion­al­iste, tout en don­nant aux iden­tités l’e­space req­uis pour s’or­gan­is­er et se démoc­ra­tis­er. La créa­tion des FDS comme auto-défense de toutes les com­posantes de la région sur­git du con­stat que le temps de l’É­tat-nation est révolu et qu’une vie libre ne peut se con­stru­ire avec un état d’e­sprit nation­al­iste si la dite nation fait par­tie des caus­es du mas­sacre. Qui plus est, la présence-même d’une armée autonome des femmes, résol­u­ment déter­minée à libér­er les femmes de toute expres­sion de la dom­i­na­tion mas­cu­line, au cœur d’un océan de vio­lence mil­i­tariste et patri­ar­cale con­stitue l’élé­ment le plus libéra­teur, anti-cap­i­tal­iste et anti-fas­ciste du Roja­va. Qu’une femme four­nisse l’im­mense effort men­tal, physique et émo­tion­nel req­uis pour militer pour un monde beau et juste dans une société patri­ar­cale et con­ser­va­trice prou­ve la force des principes qui la motivent.

Il est en fait assez sub­ver­sif de choisir le sym­bole de dom­i­na­tion de l’homme pour fra­cass­er le patri­ar­cat partout où il se trou­ve. Mais ces mou­ve­ments doivent être accom­pa­g­nés d’une révo­lu­tion sociale plus éten­due. En organ­isant des coopéra­tives, des com­munes, des assem­blées et des académies, les femmes ont réus­si à devenir la force révo­lu­tion­naire la plus dynamique du Roja­va, les garantes de la lib­erté. Si la dom­i­na­tion mas­cu­line n’a pas encore été vain­cue, les femmes ont déjà établi une cul­ture poli­tique générale qui ne nor­malise plus le patri­ar­cat et qui respecte de façon incon­di­tion­nelle les mécan­ismes de prise de déci­sion autonome des femmes.

Le YPJ défend que la façon la plus directe de bris­er le cap­i­tal­isme mod­erne, le fas­cisme à couleur religieuse, l’é­tatisme et les autres formes d’au­tori­tarisme est la libéra­tion des femmes. L’opéra­tion Colère d’E­uphrate, ayant pour but de libér­er Raqqa où l’EI détient tou­jours plusieurs mil­liers de femmes comme esclaves sex­uels, est menée par nulle autre qu’une femme kurde nom­mée Roj­da Felat. Les scènes d’embrassades et de bais­ers des com­bat­tantes YPJ par des femmes ayant été for­cées de vivre sous le règne de l’EI durant des années ont mar­qué et définis­sent l’his­toire du Moyen-Ori­ent au 21ème siècle.

L’antifascisme est un internationalisme

L’im­age publique des forces armées du Roja­va a bru­tale­ment changée vis-à-vis cer­tains pans de la gauche suite à la libéra­tion de Kobane. S’il s’est agi là indé­ni­able­ment d’une bataille his­torique, rem­portée par une com­mu­nauté organ­isée et par la puis­sance des femmes libres, la sym­pa­thie général­isée à leur égard s’est émi­et­tée au moment-même où les forces au sol ont reçu un sou­tien aérien de la coali­tion dirigée par les USA. Ayant été pen­dant longtemps par­mi les plus graves vic­times de l’im­péri­al­isme au Moyen-Ori­ent, les Kur­des et leurs voisins n’avaient pas besoin d’é­clair­cisse­ments au sujet des maux de l’empire. Les géno­cides et mas­sacres com­mis à leur encon­tre au tra­vers de col­lab­o­ra­tions de forces impéri­al­istes sont tou­jours présents dans la mémoire vivante. Les visions binaires et dog­ma­tiques ain­si que les cri­tiques étroites d’e­sprit ne pro­posent aucune alter­na­tive viable aux gens qui se bat­tent au front. Et surtout, elles ne sauvent pas de vies.

Pour ceux dont les familles ont été mas­sacrées par l’EI, la facil­ité appar­ente avec lequelle les gauchistes occi­den­taux ont prôné le rejet de toute aide mil­i­taire en ver­tu de notions roman­tiques de pureté révo­lu­tion­naire était pour le moins incom­préhen­si­ble. Revendi­quer un anti-impéri­al­isme incon­di­tion­nel, détaché de l’ex­is­tence humaine réelle et des réal­ités con­crètes, est un luxe que ceux qui sont éloignés des trau­mas d’une guerre peu­vent se per­me­t­tre. Bien con­scientes des dan­gers de se faire instru­men­talis­er pour ensuite se faire aban­don­ner par les grandes puis­sances comme les USA et la Russie, mais égale­ment pris­es entre le marteau et l’en­clume, la pri­or­ité des FDS était (et ça l’est tou­jours) d’abord de sur­vivre puis d’élim­in­er les men­aces les plus immé­di­ates à l’ex­is­tence des cen­taines de mil­liers de per­son­nes qui vivent sur les grandes éten­dues de ter­ri­toire qu’elles contrôlent.

Pen­dant que cer­tains à l’Ouest ont adop­té une atti­tude réal­iste de sol­i­dar­ité com­plexe, et basée sur des principes, avec les FDS (qui com­pren­nent les dimen­sions du ter­rain et tra­vail­lent au sein de con­tra­dic­tions), d’autres ont pris cette pré­sumée « col­lab­o­ra­tion avec l’im­péri­al­isme » comme pre­texte pour refuser toute forme de recon­nais­sance des élé­ments posi­tifs que la révo­lu­tion au Roja­va peut pro­pos­er dans un con­texte de guerre et de chaos. Bien sûr, aucune ini­tia­tive révo­lu­tion­naire n’a été pure ni par­faite au cours des siè­cles passés. Et le fait que les FDS ne peu­vent rem­porter seules une telle bataille, tout en ayant des valeurs morales plus élevées qu’au­cun des autres groupes armés de la guerre en Syrie, est un fait impor­tant à savoir pour estimer leur con­duite en temps de guerre. Mais le sec­tarisme dog­ma­tique dans lequel une grande par­tie de la gauche occi­den­tale reste empêtré (sur la ques­tion de la Syrie en général et sur le Roja­va en par­ti­c­uli­er), nous en dit plus à pro­pos de l’é­tat de la gauche occi­den­tale qu’à pro­pos des réal­ités de la résis­tance antifas­ciste sur le terrain.

Il est facile de rejeter toute forme d’au­torité et de pou­voir quand celles-ci sont éloignées des révo­lu­tion­naires. Mais il est inévitable de devoir con­cep­tu­alis­er la force révo­lu­tion­naire (et quand cela est néces­saire, l’au­torité) quand il s’ag­it de pro­téger des mil­lions de per­son­nes. Il faut du courage et de la prise de risque pour essay­er d’in­sti­tu­tion­nalis­er un sys­tème libéra­tionniste sans tomber dans les pièges de l’au­tori­tarisme. Tant que les ini­tia­tives révo­lu­tion­naires n’élim­ineront pas le dan­ger d’un autori­tarisme « fait mai­son », la coop­ta­tion impéri­al­iste ain­si que la trahi­son, les men­tal­ités hiérar­chiques, la cor­rup­tion et l’abus domineront.

Les gou­verne­ments impliqués dans la guerre con­tre l’EI con­tribuent au chaos par leurs pro­pres poli­tiques, guer­res et ventes d’armes, et fon­da­men­tale­ment ils parta­gent une men­tal­ité sim­i­laire à celle qui ani­me l’EI. Ils ne seront jamais ceux qui le vain­cront. Les enne­mis prin­ci­paux de l’EI sont pré­cisé­ment ceux qui leur font face avec une manière rad­i­cale­ment dif­férente d’en­vis­ager la vie. Vain­cre l’ex­trémisme autori­taire n’est pos­si­ble que par la démoc­ra­tie rad­i­cale et la libéra­tion des femmes. Dans ce con­texte, les FDS con­stituent l’une des luttes antifas­cistes par­mi les plus impor­tantes de notre époque. Elles doivent être soutenues.

La mort héroïque d’Arîn Mîrkan fut un hymne à la vie, à la lib­erté, à l’é­man­ci­pa­tion des femmes. Son action altru­iste, con­duite par sol­i­dar­ité pour son peu­ple et en par­ti­c­uli­er pour la libéra­tion des femmes, a été un coup puis­sant porté non seule­ment con­tre l’EI, mais aus­si con­tre la men­tal­ité-même qui appuie le cap­i­tal­isme glob­al et son indi­vid­u­al­isme assoif­fé de prof­it. Dans un monde qui sex­u­alise et objec­ti­fie les femmes, Arîn Mîrkan s’est servi de son corps comme d’une dernière fron­tière con­tre le fascisme.

La bataille de Kobanê a excité l’imag­i­naire créatif de per­son­nes du monde entier. Elle a illus­tré le fait qu’une société poli­tique­ment con­sciente et organ­isée (même lim­itée en moyens) peut vain­cre les armes les plus lour­des, les idéolo­gies les plus som­bres et les enne­mis les plus ter­ri­fi­ants. Le tra­vail des antifas­cistes aujour­d’hui est de ne jamais remet­tre les moyens de la résis­tance aux insti­tu­tions étatistes et autori­taires, et de se réap­pro­prier l’or­gan­i­sa­tion et la défense de la com­mu­nauté. Afin de ren­dre hom­mage aux révo­lu­tion­naires héroïques tel.les que Arîn Mîrkan, la lutte antifas­ciste doit se mobilis­er dans tous les secteurs de la vie et dire :
Êdî bes e — ya bas­ta — enough — assez !

Dilar Dirik

Dilar Dirik

Dilar Dirik est une mil­i­tante du Mou­ve­ment des femmes kur­des et écrit régulière­ment sur les luttes pour la lib­erté au Kur­dis­tan pour un pub­lic international.

Cet arti­cle de Dilar Dirik, a été pub­lié sur ROAR Mag­a­zine en anglais, et traduit par le col­lec­tif Mer­ha­ba Hevalno.


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