Il y a trois ans, le 3 mai 2014, Ahmet Altan était invité comme jour­nal­iste à par­ticiper à une ses­sion de con­férences organ­isée par l’as­so­ci­a­tion P24, à l’oc­ca­sion de la journée mon­di­ale de la lib­erté de la presse.

Voici son discours.


Qu’est ce que le journalisme? 

Si vous me posez la ques­tion, je vous dirai : il y a dans ce méti­er 99% de gens lâch­es et mépris­ables et 1% de per­son­nes intè­gres et courageuses. Et ce 1% joue un rôle énorme dans la trans­for­ma­tion du monde et la trans­for­ma­tion de nos vies.

Avant d’ar­gu­menter quant au côté «mépris­ables» je voudrais vous don­ner quelques illus­tra­tions de ce à quoi cor­re­spond le 99% .

Comme vous le savez sûre­ment, Sac­co et Vanzetti étaient deux anar­chistes ital­iens qui ont été arrêtés pour meurtre et pen­dus en 1927. Leur crime n’a jamais été formelle­ment prou­vé, mais le doute ne suff­i­sait pas pour les sauver de la mort. Pourquoi ? Le célèbre his­to­rien Arthur Schlesinger nous répond avec des sou­venirs d’en­fance liés à cet hor­ri­ble événement.

J’é­tais en camp de vacances dans le New Hamp­shire cet été-là, et j’avais l’habi­tude de lire les jour­naux, prin­ci­pale­ment pour le base­ball. J’avais 9 ans à l’été 1927 et je me sou­viens d’un choc inde­scriptible quand j’ai lu le jour­nal de Boston pour y trou­ver les scores et que j’ai vu en gros titre : «Sac­co et Vanzetti exé­cutés”. Et puis j’ai enten­du un moni­teur dire à un autre, “Dieu mer­ci, ils ont finale­ment eu ces bâtards.”

Ce qui a poussé ce moni­teur à par­ler de manière inhu­maine, avec un tel manque de con­science, avec tant de mépris, vient du côté mépris­able de la presse. Ce sim­ple citoyen améri­cain ne con­nais­sait pas les détails du procès, ne savait rien des inter­ro­ga­tions qui l’en­touraient, et encore moins des ques­tions qui n’ont tou­jours pas trou­vé de répons­es. Pour­tant, il croy­ait que ces deux anar­chistes ital­iens méri­taient d’être pendus.

Com­ment en était-il arrivé à le croire ? Qu’est-ce qui avait trans­for­mé ce moni­teur de camp, un homme qui au départ était peut être intè­gre, en quelqu’un qui approu­vait une exé­cu­tion injuste ? Il n’y a qu’une réponse : les jour­naux et les journalistes.

Au cours du procès Sac­co et Vanzetti, la presse améri­caine a pub­lié des arti­cles épou­vanta­bles sur les “tra­vailleurs migrants”. En 1922, un an après que Sac­co et Vanzetti aient été arrêtés, Ken­neth Roberts écrivait dans le Sat­ur­day Evening Post: “Un grand nom­bre d’hommes, habitués à vivre comme des affamés, vien­nent en Amérique et acceptent des emplois à bas salaire, puis, déter­minés à économiser de l’ar­gent, s’en­tassent dans des quartiers mis­érables et vivent dans la mis­ère, la saleté et l’ob­scu­rité avec une part infime de l’ar­gent qu’un ouvri­er améri­cain doit dépenser pour vivre décem­ment. Une telle procé­dure abaisse le niveau de vie en Amérique.”

Cette croy­ance a été adop­tée par le pub­lic améri­cain. Or, si l’opin­ion publique n’avait pas été ali­men­tée de cette façon, il n’au­rait pas été aus­si facile d’exé­cuter ces deux Italiens.

Per­me­t­tez-moi de vous don­ner un autre exem­ple, venu d’Alle­magne. Le célèbre incendie du Reich­stag. Qui a ouvert la voie au fas­cisme d’Hitler et, à ce moment cru­cial et his­torique, qui a con­va­in­cu le pub­lic alle­mand que les com­mu­nistes avaient mis le feu au Par­lement ? Qui a‑t-il util­isé l’in­cendie comme excuse pour ouvrir la voie à la dic­tature fas­ciste d’Hitler ? Je suis sûr que vous con­nais­sez la réponse mieux que moi : la presse allemande.

Regar­dons aus­si le cas de la France – et le pau­vre cap­i­taine Drey­fus, le cap­i­taine Drey­fus, le Juif. Il a été accusé d’être un espi­on alle­mand, bien que n’ayant aucun lien avec l’es­pi­onnage. Et il a été accusé et con­damné sous la pres­sion de l’an­tisémitisme français. Mais com­ment l’an­tisémitisme s’est-il propagé dans toute la société ? Qui a répan­du cette haine ? Vous con­nais­sez la réponse.

Je ne veux pas vous par­ler unique­ment d’his­toires que vous con­nais­sez déjà. Alors lais­sez-moi vous faire part de faits qui vous sont incon­nus. Ils sont certes moins graves, mais provi­en­nent de mon pays. Ce sont des choses que j’ai vécues, personnellement.

Mon père est un célèbre écrivain de gauche, et il était égale­ment l’un des pre­miers par­lemen­taires social­istes d’Is­tan­bul. Ce dont je vais vous par­ler date des années où il était au cœur du débat social­iste, et de l’époque où je pas­sais de l’en­fance à l’ado­les­cence. J’avais lu les gros titres dans l’un des jour­naux que nous rece­vions à la mai­son. Il était écrit que ma grand-mère tra­vail­lait dans un bor­del, et qu’il y avait des doc­u­ments offi­ciels pour le prou­ver. Cette grand-mère était la fille d’un général qui avait servi de com­man­dant dans l’é­cole d’ar­tillerie du deux­ième prési­dent turc, İsm­et Pacha. Ce matin-là, quand elle est allée à la banque et qu’on lui a mon­tré le jour­nal, la pau­vre femme s’est évanouie. Quand elle est rev­enue, les pre­miers mots qu’a pronon­cés ma grand-mère, qui avait env­i­ron soix­ante ans à l’époque, étaient ceux d’une petite fille : “si mon père avait vu ça !”.

Puis j’ai gran­di, et je me suis engagé dans le jour­nal­isme et dans les débats poli­tiques. Il y a une douzaine d’an­nées, je suis alors allé en Alle­magne, où l’un de mes romans avait été pub­lié, et j’ai par­ticipé à une réu­nion à laque­lle assis­tait un pub­lic turc. Puis je suis ren­tré en Turquie. Le lende­main matin, j’ai ramassé les jour­naux devant ma porte. Sur le som­met de la pile, il y avait un gros titre. Juste deux mots s’é­ta­lant sur 9 colonnes, avec une très grosse police de car­ac­tères : “Ahmet français”

Au début, je ne com­pre­nais pas de quoi il s’agis­sait. Ensuite, j’ai lu l’ar­ti­cle. Il était ques­tion de moi. On pré­tendait que j’avais insulté les Turcs lors du dis­cours que j’avais lu en Alle­magne, en citant des mots que, de fait, je n’ai jamais pronon­cés. J’ai alors pub­lié un rec­ti­fi­catif en expli­quant que je n’avais jamais dit ces choses. Mais le lende­main, le rédac­teur en chef écrivait : “non seule­ment il dit ces choses, mais en plus il le nie”. Deux pages du jour­nal étaient alors spé­ciale­ment dédiées aux “réc­its de témoins ocu­laires”, des per­son­nes affir­mant que j’avais dit ces choses. Per­son­ne ne m’a défendu. Ne pou­vant pas être reçu par les prin­ci­pales chaînes de télévi­sion, j’ai fait le tour de toutes les petites chaînes et expliqué que ce qui était écrit dans le jour­nal était faux. Mais je n’ai pas réus­si à con­va­in­cre les gens. Et puis un beau jour, un col­lègue turc d’Alle­magne m’a appelé et m’a dit: “Je suis venu écouter votre dis­cours ce jour-là, et je l’ai enreg­istré pour la radio de Cologne ; si vous voulez, je peux vous envoy­er la cas­sette.” C’est seule­ment grâce à cette cas­sette que j’ai pu prou­ver que le jour­nal avait pub­lié des men­songes – et ce jour­nal m’a alors présen­té ses excuses.

Je vais vous don­ner un autre exem­ple, avant de chercher à com­pren­dre, avec le plus de recul pos­si­ble, pourquoi les jour­nal­istes agis­sent de manière aus­si méprisable.

À peu près à la même époque, j’avais écrit un roman appelé Aldat­mak (“Betray­al”). Or un matin, l’un des jour­naux main­stream pub­li­ait un arti­cle dont le titre fai­sait de moi un “voleur de romans”. Sur­prise. Le jour­nal­iste con­cerné déclara qu’il n’avait pas lu mon livre. Il s’ap­puyait sur les dires de sa femme, qui en lui par­lant de l’in­trigue lui affir­mait que cela sem­blait avoir été plag­ié dans un roman d’Arthur Hai­ley. J’ai alors tenu une con­férence de presse pour dénon­cer ce men­songe. Et le lende­main, le jour­nal qui pré­tendait que j’avais “volé le livre” d’un autre a pub­lié un autre arti­cle, en défor­mant mes pro­pos. Quand je me suis un jour retrou­vé devant le rédac­teur du jour­nal, je lui ai demandé: “Pourquoi avez-vous défor­mé ce que j’ai dit ?” Je n’ou­blierai jamais la réponse qui me fut faite : “Appelez-çà une licence journalistique”.

Pour lui, c’é­tait du jour­nal­isme. Et il n’est pas seul à voir ain­si ce méti­er : nom­bre de jour­nal­istes parta­gent son point de vue. Il s’ag­it de déformer la vérité. D’ailleurs, récem­ment, a été dif­fusé un entre­tien audio de ce même jour­nal­iste (qui, mal­gré n’avoir jamais lu mon livre, a déclaré avoir “com­pris” que j’avais volé l’in­trigue). Et il lais­sait enten­dre que l’un des hommes du Pre­mier min­istre “déforme les sondages d’une manière qui prof­ite au gouvernement”.

Je pense que j’ai don­né de nom­breux exem­ples à l’é­tranger et en Turquie. Pas­sons main­tenant à la ques­tion cru­ciale : pourquoi les jour­nal­istes agis­sent-ils de manière si méprisable ?

Le jour­nal­isme a trois enne­mis prin­ci­paux: le gou­verne­ment, les patrons des jour­naux et les lecteurs.

Les gou­verne­ments essaient d’u­tilis­er les jour­naux comme un moyen de dif­fuser leur pro­pa­gande, et la plu­part d’en­tre eux réus­sis­sent à le faire. Ils ten­tent d’empêcher les jour­naux de pub­li­er leurs «secrets», et en général ils y parvi­en­nent aussi.

Vous con­nais­sez sans doute l’un des plus illus­tres exem­ples de ce phénomène. A la demande du gou­verne­ment améri­cain, un jour­nal avait choisi de ne pas pub­li­er les infor­ma­tions qu’il avait reçues au sujet de l’in­va­sion de la Baie des cochons. Or par une ironie du sort, plus tard, le prési­dent Kennedy aurait déclaré que le jour­nal aurait du pub­li­er l’his­toire, car cela, peut-être, aurait per­mis d’éviter le fiasco…

Aujour­d’hui, dans les pays dévelop­pés, les jour­naux parvi­en­nent plus ou moins à esquiver cette pres­sion de l’E­tat. Enfin, dans une cer­taine mesure, car ils ne peu­vent jamais totale­ment l’éviter. Pour quelles raisons ? D’abord parce qu’ils souhait­ent rester “en bons ter­mes” avec le gou­verne­ment. Ensuite, plus impor­tant, parce qu’une majorité de jour­nal­istes con­sid­ère les “intérêts nationaux” plus impor­tants que les principes de l’éthique.

Pour un jour­nal­iste, la notion d’ ”intérêt nation­al” ne devrait pas exis­ter, ne peut pas exis­ter. Pro­téger l’in­térêt nation­al, c’est le rôle de ceux qui tra­vail­lent pour l’E­tat. Le rôle des jour­nal­istes c’est de révéler la vérité. C’est une divi­sion du tra­vail au sein de la société. Les sociétés ont inven­té le jour­nal­isme pour cette rai­son: il s’ag­it de trou­ver ce qui est secret, ce qui est caché, puis de le met­tre au grand jour et d’en faire prof­iter les lecteurs. Si les jour­nal­istes com­men­cent à penser comme des respon­s­ables gou­verne­men­taux, cette divi­sion du tra­vail se décompose.

Le gou­verne­ment veut être seul à décider ce qui est dans l’in­térêt nation­al. Mais que faire si le gou­verne­ment prend une mau­vaise déci­sion, ou si ce qu’il définit comme étant “dans l’in­térêt nation­al” va en réal­ité con­tre l’in­térêt de l’É­tat et de la société ? Et com­ment le savoir sans vrais jour­nal­istes, sans que la vérité soit publiée ?

L’une des plus grandes men­aces pour la société, c’est que les jour­nal­istes s’éloignent de leur pro­fes­sion et se trans­for­ment en représen­tants offi­ciels de leur gou­verne­ment. C’est une men­ace qui existe partout à tra­vers le monde. Comme je l’ai déjà men­tion­né, les pays dévelop­pés com­men­cent pro­gres­sive­ment à échap­per à cette men­ace, mais dans d’autres pays comme la Turquie, cette con­duite haute­ment con­traire à l’éthique a encore cours.

Notre pays est plein de jour­nal­istes per­suadés qu’ils doivent dis­simuler la vérité dans «l’in­térêt nation­al», et en plus, nous les enten­dons s’en van­ter sans ver­gogne. Nous sommes entourés de jour­nal­istes qui dis­ent: “Je n’au­rais pas pub­lié cet arti­cle.” Ils ne le pub­lieront pas, en se dis­ant que ce n’est pas dans l’in­térêt de l’É­tat. J’aimerais leur deman­der : “Qu’avez vous à faire de l’É­tat ?” Vous n’êtes pas respon­s­able de l’É­tat. Vous n’avez de respon­s­abil­ité qu’en­vers la société et envers votre pro­fes­sion, et cette respon­s­abil­ité devrait vous oblig­er à pub­li­er toutes les his­toires que vous savez vraies. Lorsque vous ne les pub­liez pas, lorsque vous cachez cer­taines vérités, vous abusez de la con­fi­ance que la société a en vous, vous trichez et vous fraudez.

Le deux­ième prob­lème du jour­nal­isme, ce sont les patrons des jour­naux. Ces patrons veu­lent être en bons ter­mes avec le gou­verne­ment et avec les annon­ceurs. Ils n’ai­ment pas irrit­er les annon­ceurs ou s’op­pos­er à eux avec leurs papiers ; ils essaient con­stam­ment de frein­er les jour­nal­istes avec lesquels ils tra­vail­lent. Les rédac­teurs sont con­scients des incli­na­tions de leurs patrons, et ils font de leur mieux pour men­er à bien leur tra­vail sans entr­er en con­flit avec eux. Mais tra­vailler avec les patrons des jour­naux est dif­fi­cile, car ils ont ten­dance à licenci­er les gens.

Je le sais bien, parce que j’ai été licen­cié de nom­breuses fois. Mon pre­mier tra­vail en tant que rédac­teur en chef a duré seule­ment dix jours, ce qui, je crois, est un record. J’ai été licen­cié parce que j’ai écrit un arti­cle inti­t­ulé “Atakürt” (Atakurde). Non seule­ment le jour­nal m’a licen­cié, mais le lende­main, ils ont pub­lié un arti­cle sur deux colonnes en pre­mière page en dis­ant qu’ils m’avaient licen­cié “en rai­son des réac­tions des lecteurs”.

 Ahmet Altan avait titré son article “Atakurde”

Pour tra­vailler avec les patrons des jour­naux, il faut avoir le sens de l’équili­bre. Rester sur ses posi­tions, sans pren­dre le risque de per­dre son emploi, mais sans agir de manière con­traire à l’éthique. C’est un art dif­fi­cile. Diriger un jour­nal, tout en restant fidèle à l’éthique, c’est réelle­ment très dif­fi­cile, et très peu de jour­nal­istes pour­ront vous dire “c’est pré­cisé­ment ce que je fais”.

Pour voir en quoi des jour­naux ont un com­porte­ment con­traire à l’éthique, il ne suf­fit pas de lire ce qu’ils pub­lient. Ce que vous devez vrai­ment faire, c’est observ­er ce qu’ils ne pub­lient pas. Et si les jour­nal­istes intè­gres ne pub­lient pas ces his­toires, les lecteurs ne peu­vent pas savoir qui ils sont.

Dans le jour­nal­isme, la plus grande mal­hon­nêteté et la fraude ne tient peut-être pas aux arti­cles pub­liés, mais plutôt à ceux qui ne le sont pas. J’ai tou­jours cru et je crois encore que “le meilleur jour­nal” sera créé en pub­liant les réc­its que d’autres ne pub­lient pas. Un “petit” jour­nal qui pub­lie ces réc­its a ain­si plus d’im­pact que des “grands” journaux. (…)

Je ne me sou­viens pas l’avoir dit, mais apparem­ment, avant que le jour­nal que j’ai dirigé plusieurs années n’ap­pa­raisse en kiosque, j’au­rais déclaré à son pro­prié­taire : “Si nous ven­dons trente mille exem­plaires, nous fer­ons bouger ce pays”. A l’époque, il pen­sait que je dis­ais n’im­porte quoi… Pour­tant, nous avons sec­oué le pays sans même attein­dre ce chiffre de ventes…. (…)

Pas­sons au prob­lème le plus com­pliqué ren­con­tré par les jour­nal­istes: leurs lecteurs. Les sociétés, comme tout organ­isme vivant, n’ai­ment pas le change­ment ; et comme tout organ­isme vivant, elles ont besoin du change­ment pour vivre. Cela crée un étrange dilemme.

Qua­tre-vingt-dix-neuf pour cent des jour­naux, qui tra­vail­lent au ser­vice de la mal­hon­nêteté, s’adressent à la par­tie de la société qui ne veut pas chang­er ; le un pour cent qui reste s’adresse à la par­tie de la société oblig­ée de chang­er. Dans tous les pays du monde, le lecteur de jour­naux ordi­naire aime lire des arti­cles qui van­tent sa nation, sa patrie, sa reli­gion ou sa langue. C’est con­nu de tous les politi­ciens, qui font con­stam­ment l’éloge de leur public.

Il n’y a pas de pays qui n’ait pas l’ ”l’his­toire la plus glo­rieuse au monde”; chaque pays croit que la sienne est la plus glo­rieuse. C’est d’une bêtise. Per­son­ne ne se demande com­ment il est pos­si­ble que tous les pays aient l’his­toire la plus glo­rieuse au monde.

C’est à la fois stu­pide, tout en étant le plus grand prob­lème que ren­con­tre le jour­nal­isme. Que faites-vous si la vérité que vous vous sen­tez obligé de révéler va à l’en­con­tre des croy­ances de vos lecteurs, qui pensent avoir l’his­toire la plus glo­rieuse au monde ?

Per­me­t­tez-moi de vous en don­ner une illus­tra­tion. Le géno­cide arménien.

Comme vous le savez, lorsque nous appro­chons du cen­te­naire de 1915, cette ques­tion est dev­enue impor­tante en Turquie. Avec une expres­sion neu­tre, et sans utilis­er le mot “géno­cide”, le Pre­mier min­istre a présen­té ses con­doléances aux Arméniens. Si aujour­d’hui un jour­nal écrit sur le géno­cide arménien avec le mot “géno­cide” et dit la vérité sur ce qui s’est passé, la pre­mière réac­tion ne vien­dra pas de l’É­tat mais des lecteurs. Très peu de jour­naux peu­vent sup­port­er une telle pres­sion de ces lecteurs qui ne veu­lent pas lire des arti­cles opposés à leurs croy­ances, aux idées qu’on leur a inculquées, et aux con­nais­sances solide­ment ancrées en eux.

Jusqu’à récem­ment, l’E­tat turc et le Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan, ou PKK, étaient en guerre. Ni les lecteurs turcs ni les lecteurs kur­des ne voulaient lire les vérités de cette guerre. Les uns comme les autres voulaient enten­dre par­ler de l’héroïsme et de la légitim­ité de leurs pro­pres combattants.

Le prin­ci­paux jour­naux étant tous turcs, c’est tou­jours la légitim­ité et l’héroïsme des sol­dats turcs qui a été mise en avant. Il n’y avait presque pas de jour­naux turcs rap­por­tant l’in­jus­tice ren­con­trée par les Kurdes.

Or cela n’é­tait pas seule­ment dû à la pres­sion de l’E­tat et des pro­prié­taires de jour­naux, mais aus­si à la pres­sion des lecteurs. Les jour­naux cédant face à cette pres­sion, la com­mu­nauté kurde était mon­trée du doigt comme “mau­vaise”. Alors quand l’É­tat a décidé de faire la paix, ces jour­naux ont eu du mal à expli­quer l’in­térêt de cette paix à leurs lecteurs…

Tous les jour­naux du monde sont con­fron­tés à un lec­torat qui a été con­di­tion­né par la pro­pa­gande de l’É­tat, par un sys­tème d’é­d­u­ca­tion con­trôlé par l’É­tat, et par une his­toire offi­cielle. Si cela a en par­tie changé dans les pays dévelop­pés, cela n’a pas entière­ment changé. C’est le prob­lème le plus dif­fi­cile à sur­mon­ter pour les journalistes.

Per­me­t­tez-moi de vous don­ner un autre exem­ple, tiré de mon expéri­ence personnelle.

En 2009, le maire d’un petit hameau du Kur­dis­tan a appelé notre jour­nal. Il nous a expliqué qu’un morti­er lancé par une unité mil­i­taire avait tué une petite fille. Nous avons alors envoyé un jour­nal­iste sur place.

Ce qu’il a décou­vert était ter­ri­ble. Après avoir demandé à sa mère de lui faire cuire des pâtes, la jeune Cey­lan est sor­tie de chez elle pour jouer devant la mai­son. Elle a été touchée par un morti­er lancé par l’u­nité mil­i­taire située sur la colline opposée au hameau. Nous avons pub­lié l’his­toire en pre­mière page. Le lende­main, il n’y avait pas une ligne sur ce drame dans la presse turque.

Le deux­ième jour, nous avons de nou­veau con­sacré notre pre­mière page à cette his­toire, en don­nant des détails sup­plé­men­taires. Tou­jours pas une ligne dans la presse turque.

Le troisième jour, quand nous avons voulu encore une fois dédi­er notre pre­mière page à ce drame, un col­lègue s’est écrié : “Ne perdez pas votre temps M. Ahmet. Cette his­toire n’a aucun impact.” Nous avons néan­moins pub­lié le témoignage de la maman de la petite fille en pre­mière page. Elle racon­tait: “J’ai rassem­blé les morceaux de ma fille dans ma jupe.” Et c’est seule­ment après ce troisième arti­cle que d’autres jour­naux se sont emparés de cette his­toire, et cette petite fille est dev­enue un sym­bole de l’injustice.

Les jour­naux qui ont eu du mal à pub­li­er cette his­toire avaient non seule­ment peur de l’É­tat, de l’ar­mée et de leurs patrons, mais aus­si des réac­tions de leurs lecteurs.

Bien sûr, il y a une autre vérité qui doit être racontée.

La majorité des jour­nal­istes parta­gent égale­ment les réac­tions du pub­lic. Ils sont vic­times du même con­di­tion­nement, de la même édu­ca­tion, de la même idéolo­gie offi­cielle. Voilà pourquoi ils savent exacte­ment quelle sera la réac­tion des lecteurs, et ils réagis­sent avant même que les lecteurs ne le fassent. Ce con­di­tion­nement les empêche de men­er à bien leur tra­vail de journalistes.

S’ils “font par­fois par­tie de l’É­tat” et pensent comme l’É­tat, ils font par­fois par­tie des lecteurs et pensent comme eux. Ils ne savent même pas qu’ils le font. Et quand ils le font, ils trahissent leur respon­s­abil­ité envers les lecteurs et leur profession.

Les jour­nal­istes doivent se libér­er, se sauver eux-mêmes, non seule­ment de l’É­tat, mais aus­si du con­di­tion­nement des lecteurs.

Ceux des lecteurs qui ne veu­lent pas chang­er sont mal à l’aise face à la vérité. Mais ce sont pré­cisé­ment eux qui doivent chang­er, sans être con­scients de ce besoin, ce sont eux pour qui le besoin de la vérité est d’au­tant plus vital. Les jour­nal­istes courageux et hon­nêtes sus­ci­tent des réac­tions néga­tives mais aus­si de l’in­térêt. Et c’est cette dou­ble ten­sion qui fait tri­om­phe le journalisme.

Comme vous le savez, Sey­mour Hersh a racon­té l’his­toire du mas­sacre de My Lai, une his­toire pour laque­lle il a rem­porté le Pulitzer. D’après vous, Hersh était-il le seul jour­nal­iste qui con­nais­sait ce mas­sacre, ou était-il le seul jour­nal­iste à pub­li­er cette his­toire ? Je ne peux pas en être sûr. Je sup­pose pour­tant qu’il n’é­tait pas le pre­mier jour­nal­iste à con­naître cette his­toire, mais tout sim­ple­ment le pre­mier à la publier.

Dans de telles affaires, il est rare que l’in­for­ma­tion soit détenue par un seul jour­nal­iste, mais sou­vent, elle est entre les mains du seul jour­nal­iste ou du 1% de jour­nal­istes qui sont assez courageux. Et c’est ce 1% qui change nos vies et change le monde.

L’his­toire de Hersh a con­tribué de façon impor­tante à chang­er l’opin­ion publique améri­caine sur la guerre du Viet­nam. Si Hersh avait pen­sé comme l’É­tat, comme son patron, comme ses lecteurs, il n’au­rait pas écrit cette his­toire. Mais il a pen­sé comme un jour­nal­iste, il a agi comme un jour­nal­iste, et aujour­d’hui, on par­le de lui dans ce petit coin d’Istanbul.

99% des jour­nal­istes ne lais­sent pas leur nom dans l’his­toire, ils sont oubliés, mais on se rap­pelle de ce 1% différent.

Voilà pourquoi un véri­ta­ble jour­nal­iste prend le risque d’af­fron­ter l’É­tat, son patron et, surtout, ses lecteurs.

Si l’on représente 1% dans une pro­fes­sion où 99% des per­son­nes cachent la vérité, c’est comme une allumette que l’on grat­te dans l’ob­scu­rité: tout le monde vous voit.

Une allumette qui brûle dans l’ob­scu­rité est plus bril­lante qu’un puis­sant pro­jecteur en plein jour. Pour cette rai­son, des jour­nal­istes qui écrivent des vérités que per­son­ne d’autre n’ose écrire attirent immé­di­ate­ment l’at­ten­tion. Ils peu­vent déclencher colère et hos­til­ité, mais ils ne sont pas oubliés.

Nous le savons très bien, car aujour­d’hui ce dis­cours est don­né dans une société qui est retournée à l’ob­scu­rité. Ici, nous con­tin­uons de con­naître les pro­fondeurs de cette obscu­rité que les “pays dévelop­pés” ont pro­gres­sive­ment aban­don­née. La Turquie tra­verse une péri­ode où le jour­nal­isme con­nait la pire forme d’op­pres­sion. Il y a un gou­verne­ment qui ne tolère pas la moin­dre cri­tique. Il détient une grande par­tie de la presse. Et les médias que le gou­verne­ment ne pos­sède pas sont men­acés de divers­es façons. Le gou­verne­ment accuse de traitres ceux qui pub­lient des vérités qui lui déplaisent. Et il affirme que ses pro­pres intérêts sont aus­si ceux du pays.

Ils licen­cient des jour­nal­istes non seule­ment parce qu’ils n’ai­ment pas ce qu’ils font, mais aus­si parce qu’ils n’ai­ment pas ce que font leurs maris ou leurs femmes. Le nom­bre de jour­nal­istes sans emploi aug­mente chaque jour. Et pen­dant que le gou­verne­ment essaie d’en­richir ses sup­port­ers, il con­damne ses opposants à mourir de faim

Aujour­d’hui, la presse turque est sous haute pres­sion. Mais elle est comme le lapin dans le cha­peau du magi­cien. Quelle que soit la pres­sion que vous met­tez sur lui, il con­tin­ue d’ex­is­ter, sans être écrasé. La presse con­tin­ue d’ex­is­ter. A 99%, elle agit de façon mesquine et mal­hon­nête. En cachant et en défor­mant la vérité, elle attaque ceux qui dis­ent la vérité. Mais il y a aus­si le 1%. Comme une allumette dans l’ob­scu­rité, ce 1% nous illu­mine et se con­sume pour pou­voir dire la vérité. Nous voyons sa lumière, cette lumière nous donne de l’e­spoir, et nous avons con­fi­ance dans le courage et l’in­tégrité de ce 1%.

Mon dis­cours a été long. J’aimerais offrir mon respect et ma grat­i­tude à ce 1% de jour­nal­istes présents dans le monde entier, ces flammes dans l’ob­scu­rité qui brû­lent pour créer la lumière. Je vous remer­cie d’avoir eu la gen­til­lesse de venir ici pour m’écouter.

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Image à la une : Pays-Bas… Devant l’Ambassade de Turquie. Quelques jour­nal­istes faisant par­tie de ce 1%…


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Le petit mag­a­zine qui ne se laisse pas caress­er dans le sens du poil.