Pub­lié sur le blog Ne var ne yok, le 15 mai 2017

Voici un long reportage réal­isé fin avril 2017 auprès des habitant.e.s et des cama­rades de la cap­i­tale du Kur­dis­tan… Cela fait qua­si­ment deux ans que l’État turc a repris sa sale guerre colo­niale au Kurdistan.

Quel est l’état d’esprit à Diyarbakır (Amed en kurde), un an après le siège de son quarti­er his­torique, Sur, et après l’écrasement du mou­ve­ment d’autonomie des villes et des quartiers par des dizaines de mil­liers de sol­dats des forces spé­ciales turques.

Sur, un an après la bataille

« En 2015, le peu­ple kurde a déclaré l’autonomie dans plusieurs villes du Kur­dis­tan. Nous reje­tons l‘occupation par l’État turc de nos ter­res et la poli­tique géno­cidaire qu‘il mène pour ten­ter d’assimiler notre peu­ple, et pour cela nous voulons exis­ter par nous–même. Cela fait des années que cet État colo­nial veut physique­ment et cul­turelle­ment anéan­tir tout le peu­ple kurde. Et aujourd’hui encore, con­tre le réel désir du peu­ple d’émancipation, cet État fas­ciste lance des attaques de plus en plus vio­lentes con­tre son peu­ple (pil­lages, exé­cu­tions, tor­tures…). Con­tre ces attaques, le peu­ple, dans son droit naturel, sou­tient l’autodéfense des jeunes pour le développe­ment de l’autonomie. »
Déc­la­ra­tion des YPS lors de leur créa­tion en décem­bre 2015.

Il y a plus d’un an déjà, le 11 févri­er 2016, des par­ti­sans du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire au Kur­dis­tan pub­li­aient sur le site d’information DIHA, une longue tri­bune qui fai­sait le par­al­lèle entre la Com­mune de Paris – que la plu­part des militant.e.s con­nais­sent là-bas – et le siège de Sur, quarti­er insurgé de Amed (Diyarbakır), par les forces spé­ciales turques. Ils con­clu­aient ain­si leur texte, au 72e jour de siège : « Sur, qui est devenu l’un des lieux de résis­tance les plus impor­tants de la révo­lu­tion pour l’autonomie au Kur­dis­tan, per­pétue au XXIe siè­cle, l’espoir de vivre libre qu’avait don­né la Com­mune de Paris à l’humanité au XIXe siè­cle. Sur résiste, avec ses bar­ri­cades, ses chants révo­lu­tion­naires, les “zıl­gıt” [youy­ous] des femmes, le bat­te­ment des ailes des colombes de la lib­erté. » Sur tombera au 105e jour, et lais­sera des traces indélé­biles dans les mémoires des habitant.e.s d’Amed.

D’après les nom­breux réc­its qu’en font les ami.e.s et les per­son­nes que nous pou­vons ren­con­tr­er au gré de nos péré­gri­na­tions, les Unités de pro­tec­tion civile (YPS, groupes de jeunes et d’habitant.e.s armé.e.s pour l’autodéfense des quartiers) auraient per­dues entre 65 et 150 cama­rades dans cette bataille. Tan­dis que l’État turc, de son pro­pre aveu et d’après ce que les mil­i­taires fai­saient indi­vidu­elle­ment tourné sur les réseaux soci­aux, aurait subi des pertes gigan­tesques en com­para­i­son. Le lugubre témoignage d’une mère de famille va aus­si dans ce sens. Pen­dant le siège du quarti­er, alors qu’elle était retournée dans sa mai­son pour récupér­er des affaires, les mil­i­taires lui avaient inter­dit de ren­tr­er dans une des cham­bres, mais elle a quand même poussé la porte : elle a vu des dizaines et des dizaines de corps de sol­dats turcs entassés dans la pièce. Elle est aujourd’hui pour­suiv­ie par la Jus­tice pour avoir ouvert cette porte que l’État voulait garder close. « Toutes les forces spé­ciales, troupes d’élites et haut-gradés que compte l’État turc ont été con­cen­trés sur le siège, et sur les qua­si 20000 hommes déployés, entre 500 et 1000 sol­dats des forces spé­ciales ont été tués à Sur, et env­i­ron 1500 autres y ont été blessés », nous racon­te ain­si Fer­had, pro­fesseur des écoles à Amed. « Les survivant.e.s du siège, que ça soit les YPS ou les habitant.e.s qui sont resté.e.s jusqu’au bout, sont qua­si­ment tou.te.s en prison. Seules quelques per­son­nes, qui sont restées cachées sous terre pen­dant plus de 30 jours après la fin du siège, ont réus­si à ne pas se faire pren­dre », pour­suit-il. « Il y a tou­jours en ce moment en prison, des “taize” [des tantes] de 60 ans et aus­si des mères avec leurs enfants de 3 ans, parce qu’elles n’ont pas voulu quit­ter leur mai­son pen­dant le siège des forces spé­ciales », nous racon­te aus­si une jeune cama­rade qui vient de sor­tir d’un an de prison, en nous mon­trant une pho­to prise dans la cour de prom­e­nade de la prison pour femmes.

Nom­breuses sont les per­son­nes que l’on croise qui nous dis­ent se sen­tir coupables de n’avoir rien pu faire pen­dant que Sur était assiégée. Les man­i­fes­ta­tions organ­isées à ce moment-là n’étaient pas assez mas­sives et tou­jours très vio­lem­ment réprimées. Et la cul­pa­bil­ité de n’avoir pu sec­ourir celles et ceux qui sont mort.e.s pour défendre la vieille ville de Sur laisse une tristesse infinie mais aus­si une déter­mi­na­tion sans doute plus aigu­isée encore pour les com­bats à venir. Pour­tant beau­coup d’habitant.e.s de Sur vivent encore aujourd’hui avec d’importants trau­ma­tismes suite à la mort de proches, aux tor­tures, au fait d’avoir eu sous leurs yeux la boucherie dont était capa­ble l’État. « Un grand nom­bre d’enfants sont trau­ma­tisés et présen­tent des trou­bles psy­chologiques. Cer­tains sont pris de panique lorsqu’ils voient des policiers ou des mil­i­taires, d’autres pren­nent des cachets pour calmer leurs crises d’angoisse. Des enfants se réveil­lent en hurlant, les pip­is au lits sont beau­coup plus fréquents qu’avant. Et cer­tains présen­tent des trou­bles du lan­gage, ou alors ils ne par­lent plus depuis des mois », racon­te Perîx­an, jour­nal­iste pour le site d’infos des femmes Şûjin, et « nous avons pu con­stater de nom­breuses fauss­es couch­es chez les femmes enceintes, des nais­sances pré­maturées, ou encore des dérè­gle­ments gyné­cologiques peu com­muns. C’est pourquoi des ami.e.s psy­cho­logues et soci­o­logues leur vien­nent en aide pour que femmes et enfants puis­sent retrou­ver une vie plus facile »…

La moitié du quartier rasée : la guerre urbanistique commence

Mais la guerre n’est pas finie à Sur. Elle s’est déplacée sur le ter­rain de l’« amé­nage­ment du ter­ri­toire » comme on dit par chez nous. « Après les tanks, les bull­doz­ers ! » s’exclame tris­te­ment Fer­had. L’État s’est livré, en effet, depuis la fin du siège à l’expropriation des habi­ta­tions d’une bonne par­tie de Sur, puis a entre­pris con­scien­cieuse­ment leurs anni­hi­la­tions, ain­si que la destruc­tion de toutes les infra­struc­tures qui y exis­taient. Ce n’est plus qu’un vaste ter­rain vague à l’accès stricte­ment inter­dit… car après les tanks et les bull­doz­ers, les grues vont bien­tôt arriv­er. En effet, les autorités turques se sont tar­guées, fin jan­vi­er dernier d’avoir déblo­quées 2 mil­liards de livres turques (soit env­i­ron 550 mil­lions d’euros) pour « rénover Sur » comme l’annonce de gigan­tesques pan­neaux pub­lic­i­taires. Le grand pro­jet est finale­ment de créer de toute pièce une « colonie », dans le quarti­er de la vielle ville de Sur, sym­bole du Kur­dis­tan. La mairie sous tutelle, sans honte aucune, vient de met­tre en place une vis­ite touris­tique en bus pour ven­dre le pro­jet aux futurs colons. Et l’entreprise de con­struc­tion et béton­nage, TOKI, totale­ment à la botte d’Erdoğan devrait com­mencer les grands travaux bien­tôt : de larges avenues lux­ueuses et ultra­sécurisées à la place du labyrinthe de ruelles qui y exis­tait aupar­a­vant. L’idée étant d’y met­tre une pop­u­la­tion hos­tile au mou­ve­ment kurde : des afghans ou des syriens islamistes, au dire de cer­tains, ou bien des bureau­crates et cadres de l’État, fer­vents mil­i­tants de l’AKP, comme d’autres rumeurs lais­sent penser. Faire de l’emblématique Sur une véri­ta­ble colonie comme les colonies israéli­ennes en Palestine.

Mais, les travaux ne font que débuter, et rien ne laisse présager si ces som­bres pro­jets se con­cré­tis­eront. Pour l’instant, à Sur, sur les décom­bres et les expro­pri­a­tions de quelques îlots, seul un parc à touristes a été inau­guré en grande pompe à la mi-avril. Dans une ambiance étrange, beau­coup de monde s’y rend et se félicite de joli parc asep­tisé : ce ne sont là que des rich­es, des par­ti­sans de l’AKP venus d’autres villes, et des hızbul­lahcı – par­ti­sans de la branche islamiste de l’AKP. Ils y vien­nent tri­om­phants, se pren­nent en self­ies sur les pelous­es immac­ulées au pied de la muraille der­rière laque­lle l’État a tout rasé ; ils se félici­tent des travaux et y passent tran­quille­ment leur journée en famille. Les habitant.e.s de Sur et les nom­breux cama­rades, eux, refusent d’y met­tre les pieds…

Et, au moment d’écrire ces lignes, l’État met la pres­sion sur les habitant.e.s des îlots de loge­ments non détru­its et pas encore expro­priés. Par l’intermédiaire des hauts par­leurs et du muezzin de la mosquée du secteur, il appelle à quit­ter les habi­ta­tions et les rues avant le 2 mai en menaçant d’employer la force pour procéder aux expul­sions. Des habi­tant. e.s enra­gent : « Arrêtez de nous opprimer. Qu’est ce que vous nous voulez ? Pourquoi tant de per­sé­cu­tion et d’acharnement ? Est-ce qu’on a pas déjà assez per­du ? Est-ce qu’on est pas assez pau­vre ? Lais­sez nous tran­quilles ! » Une femme laisse place à sa colère : « Mais pourquoi ils nous annon­cent ça juste 5 jours avant. Com­ment on va faire avec nos enfants ? Mes filles depuis qu’elles ont enten­du la nou­velle, elles ne dor­ment plus et ne man­gent plus. Me deman­dant qu’est-ce qu’on va devenir ? Et l’année sco­laire de mes enfants ? Ils pou­vaient pas atten­dre la fin de l’année. » Mais les femmes du quarti­er se rassem­blent et déclar­ent à Şûjin qu’elles ne se lais­seront pas faire : « Nous n’irons nulle part ailleurs. Nous résis­terons comme nous l’avons déjà fait. Ils ne peu­vent pas nous expulser ». Les coupures d’eau et d’électricité opérées par l’État depuis le 29 avril à leur encon­tre ne les affectent que peu : « Ils peu­vent faire ce qu’ils veu­lent comme coup de pres­sion pour nous faire par­tir. C’est peine per­due. Nous résis­terons jusqu’à la fin. Nous ne don­nerons pas nos maisons, même s’ils doivent nous tuer. Nous ne voulons pas de leurs TOKI. Nous allons nous organ­is­er en vigie ! »

La nouvelle politique de la ville ? Une politique d’occupation…

La ten­ta­tive de coup d’État du 15 juil­let 2016 a per­mis à Erdoğan de décréter l’état d’urgence et de se lancer dans l’attaque tous azimuts du mou­ve­ment civ­il kurde. Les mairies tenues par le HDP – le Par­ti démoc­ra­tique des peu­ples, coali­tion de la gauche kurde et non-kurde fondée en 2013 – ont ain­si été repris­es par la force par l’AKP qui y a placé directe­ment ses hommes. A Amed, la plu­part des employé.e.s de la mairie ont été remplacé.e.s par des per­son­nes inféodées au pou­voir d’État. Tous les lieux à dis­po­si­tion de la mairie et aupar­a­vant mis a dis­po­si­tion des assos de quartiers et des ini­tia­tives d’émancipation, ont été fer­mes et repris : il n’y a qua­si­ment plus de lieux de ren­dez-vous publics pour se retrou­ver et s’organiser …

Investissement dans le contrôle

Dra­peau turc sur la façade de la mairie de Diyarbakır

 

Des dra­peaux turcs partout, des por­traits d’Erdoğan omniprésents. C’est la pre­mière chose qui choque en arrivant à Diyarbakır. Mar­quer sym­bol­ique­ment le ter­ri­toire. Étouf­fer les esprits en démon­trant à l’excès que la ville est sous con­trôle colo­nial. Mais cela n’est évidem­ment pas suff­isant. Il y a aus­si des check­points partout, avec des mil­i­taires ou des flics en cagoules ou bien barbes qui arrê­tent les voitures, fouilles les cof­fres, ques­tion­nent les pas­sagers en util­isant des ter­mes et des répliques coraniques. Voire même met­tent des coups des pres­sions « gra­tu­its » comme le racon­te Fer­had, l’ami insti­tu­teur : « Ils m’ont arrêté lors d’un con­trôle routi­er, et l’un d’entre-eux m’as mis son pis­to­let sur la tempe en me menaçant. Je ne sais pas si c’était ciblé ou pas… »

Les caméras de vidéo­sur­veil­lance ont pul­lulé. Il y en a à chaque coin de rue de la ville : un très gros et mas­sif poteau coif­fé de 3 ou 4 caméras direc­tion­nelles ain­si que d’une caméra rota­tive plus pré­cise, le tout pro­tégé par de nom­breux bar­belés en lames de rasoir. Voilà pour la sur­veil­lance brute. Mais le nou­veau maire AKP a opté égale­ment pour ce que l’on appelle en France la « préven­tion sit­u­a­tion­nelle », c’est-à-dire par l’aménagement sécu­ri­taire de l’espace pub­lic. La mairie s’est attaquée à la réno­va­tion des chaussées et aux trot­toirs. En plus d’avoir un dis­cours colo­nial, « civil­isa­teur » et « entre­pre­neur­ial » du genre « regardez comme, avec nous, c’est pro­pre et attrayant économique­ment ces belles rues », on com­prend rapi­de­ment qu’il s’agit d’enterrer sous une épaisse couche de goudron les pavés qui ser­vaient de pro­jec­tiles con­tre les flics et à l’édification de bar­ri­cades pour se pro­téger. « Ils nous goudron­nent la gueule ! » s’énerve Perîxan.

A Bağlar, c’est là qu’en ce moment la répres­sion est la plus intense. Il s’agit du quarti­er du cen­tre ville où se con­cen­tre les plus pau­vres, les plus révoltés. Le quarti­er où les réfugiés syriens ont trou­vé refuge. Le quarti­er où tout le monde se con­naît et s’entraide. Cette insoumis­sion et cette sol­i­dar­ité valent aux habitant.e.s du quarti­er un con­trôle per­ma­nent. Ser­hat, un jeune révolté du quarti­er insiste : « Depuis des mois, nous les jeunes nous faisons harcel­er tous les jours par les flics. Ils con­trô­lent sans cesse nos iden­tités. Dans la rue, dans les cafés et dans les petits com­merces : ils ren­trent à une douzaine, ils nous hum­i­lient, nous par­lent mal et nous rabais­sent dès qu’ils en ont l’occasion. Les “akrep” [“scor­pi­ons“, blind­és de la police] tour­nent toutes les 15–20 min­utes dans les rues. Si nous refu­sons le con­trôle en s’enfuyant en courant les flics nous tirent direct dessus. Et main­tenant les flics pren­nent nos télé­phones, far­fouil­lent dedans et nous deman­dent qui sont telle ou telle per­son­ne dans nos con­tacts télé­phoniques. Ils nous deman­dent aus­si pourquoi on porte tels types de fringues sportives ou tel autre… »

« Ils nous met­tent une grosse pres­sion », con­tin­ue-il. « Les flics essayent de remet­tre de la drogue et de la pros­ti­tu­tion et de trans­former les gens en “ajan” [agent, indic] »… Avec les YDG‑H [groupes de jeunes pour l’autodéfense des quartiers, devenus YPS en décem­bre 2015], nous avions réus­si, il y a quelques années, à enray­er ces fléaux. Mais là, vu que toute action poli­tique publique est inter­dite, c’est com­pliqué de faire de la préven­tion et des actions con­tre les dealers. »

Imposer l’ordre capitaliste (et religieux)

Comme à Sur, il s’agit autant de con­trôler et de mater que d’investir dans l’avenir radieux de l’ordre cap­i­tal­iste et religieux. Un exem­ple frap­pant est celui de la con­struc­tion d’une mosquée mon­u­men­tale dans le cen­tre ville, entre Sur et Ofis, coincée entre des casernes de flics et de mil­i­taires. Les travaux ont com­mencé en jan­vi­er 2017. Cette maxi mosquée de la super­fi­cie de 7 ter­rains de foot pour­ra accueil­lir jusqu’à 20000 fidèles simul­tané­ment. Erdoğan se félicite déjà qu’« à Diyarbakır, l’appel à la prière y sera per­ma­nent. » Certain.e.s habitant.e.s d’Amed nous con­fient, non sans énerve­ment : « Nous ne sommes pas dupes. Nous n’avons pas besoin de cette mosquée, nous en avons déjà plein. Et si on avait pas assez de places, on prierait dehors. C’est de tra­vail et d’argent dont nous avons besoin, pas d’une mosquée. » Cette opéra­tion ne serait com­plète sans le finance­ment de nou­velles mil­ices et sectes religieuses comme les « Foy­ers purs » et le « Mou­ve­ment des vertueux », deux organ­i­sa­tions liées à l’AKP prêtes à « à pren­dre les armes con­tre les ter­ror­istes aux côtés de la police et de l’armée pour défendre la Turquie et Recep Tayyip Erdoğan ». Les « Foy­ers ottomans », un autre groupe mili­cien vio­lent vient égale­ment d’ouvrir une officine à Amed.

Mais avant tout, l’AKP du sul­tan Erdoğan souhaite trans­former « Amed la rebelle » en « Diyarbakır l’attractive ». En faire un pôle économique fort et enfin y faire fleurir un cap­i­tal­isme mod­erne comme à Istan­bul ou Gaziantep. Pour cela, l’État souhaite y inve­stir beau­coup d’argent, et ain­si, peu à peu mod­el­er le paysage et les men­tal­ités. Telle est l’enjeu de cette phase actuelle de la guerre au Kur­dis­tan de Turquie. Faire ren­tr­er dans le rang cap­i­tal­iste cette pop­u­la­tion effron­tée, à grand coup de sécu­rité et de nation­al­isme, de reli­gion et d’urbanisme… Et même si, ces temps derniers, certain.e.s habitant.e.s d’Amed, celles et ceux qui en ont les moyens, choi­sis­sent la « douceur » de la con­som­ma­tion pour essay­er de repren­dre une vie nor­male ou de ten­ter d’oublier les temps dif­fi­ciles, gageons que la mis­sion que ce sont don­nés les fon­da­men­tal­istes cap­i­tal­istes de l’AKP sera bien plus ardue que ce qu’ils ne pensent !

L’espoir revient : rien n’est fini mais tout commence…

Ce qui ressort de ces nom­breuses ren­con­tres et dis­cus­sions – tant avec des ami.e.s et cama­rades, qu’avec des inconnu.e.s croisé.e.s au détour d’un çay dans un café, d’une dis­cus­sion lors d’un tra­jet en bus –, c’est que les habitant.e.s d’Amed sont pris entre dif­férents sen­ti­ments. Entre grosse fatigue et trau­ma, entre pro­fonde douleur et immense colère, Amed finit de panser ses plaies et se remets pro­gres­sive­ment du siège de Sur, aus­si déter­minée qu’avant. « Le moral est revenu même si c’est dif­fi­cile. Nous sommes dans l’attente de la suite », insiste Ferhad.

Le mouvement civil kurde cherche de nouvelles formes d’organisation

Comme beau­coup d’autres insti­tu­teurs, il s’est fait vir­er, peu après la ten­ta­tive de putsch du 15 juil­let 2016, pour syn­di­cal­isme et « prox­im­ité avec le PKK », avant d’être réin­té­gr­er à son poste car l’État était en manque de pro­fesseurs. Mais tous n’ont pas eu cette chance. Beau­coup d’entre-eux n’ont jamais été réin­té­grés et ont rejoint les rangs des nom­breux employés munic­i­paux eux aus­si licen­ciés. Se retrou­vant sans ressources et en étant sûrs de ne plus pou­voir être employé.e.s par l’État ni par la plu­part des grandes entre­pris­es du pays du fait de leur fichage, certain.e.s ont pu ouvrir de petits cafés ou restos avec les crédits qu’ils avaient pu con­tracter juste avant de se faire vir­er. D’autres, dis­posant de moins de ressources se sont organisé.e.s en coopéra­tives pour mon­ter ces petits lieux comme en témoigne l’ouverture du café le Lib­erté dans le quarti­er du cen­tre-ville, Ofis. D’autres, enfin, ont opté, sans réelles autres pos­si­bil­ités, pour la vente dans la rue de riz cuis­iné ou de maïs chaud.

Mais tous se ser­rent les coudes, pren­nent des ini­tia­tives col­lec­tives – notam­ment des actions de sol­i­dar­ité pour les familles sans ressources et pour les prisonnie.re.s -, et changent leur manière de s’organiser. Alors que beau­coup de pro­jets de quarti­er s’ancraient aupar­a­vant autour des locaux que la mairie HDP met­tait à dis­po­si­tion, aujourd’hui beau­coup d’initiatives poli­tiques passent par la loca­tion ou le prêt de lieux. C’est le cas de ces « nom­breux cafés et restau­rants mil­i­tants, mais aus­si de cen­tres cul­turels et musi­caux, de librairies poli­tiques, de syn­di­cats. Ces nou­veaux lieux de vie et de ren­con­tre sont étroite­ment sur­veil­lés et on reçoit des coups de pres­sion de la part de police. On sait qu’ils peu­vent être fer­més d’un moment à l’autre. Mais on ne se résigne pas, au con­traire, et on cherche de nou­velles formes d’organisations pour con­tin­uer », comme nous le dit Dilek, autre mem­bre du jour­nal Şûjin. Dans la même manière, les sites d’information sur inter­net et les jour­naux papi­er ten­tent, mal­gré les inter­dic­tions et les empris­on­nements qui s’en suiv­ent, de pour­suiv­re leur tra­vail : « On change le nom du jour­nal dès que la struc­ture est déclarée inter­dite pour pro­pa­gande ter­ror­iste, et ain­si, on con­tin­ue, même si on peut tou­jours être arrêté.e et emprisonné.e. On con­tin­ue comme ça ! », pré­cise Dilek.

Les femmes sont sou­vent à la pointe de ses nou­veaux pro­jets et cer­taines s’organisent même pour tenir des petits com­merces, ce qui est une chose totale­ment nou­velle au Kur­dis­tan, où ce genre d’activités était exclu­sive­ment réservé aux hommes. Une cen­taine d’entre-elle tien­nent désor­mais un marché plusieurs fois par semaine dans un quarti­er un peu excen­tré. Tous ces militant.e.s du mou­ve­ment civ­il kurde rencontré.e.s à Amed repren­nent force et courage dans ces ini­tia­tives, même s’ils recon­nais­sent rapi­de­ment que ce n’est pas du tout suff­isant et que cela reste très dur face au cli­mat de répres­sion que fait régn­er l’État. Perîx­an nous rap­pelle, à ce pro­pos, qu’« avoir plus de 3 livres poli­tiques chez soi est un motif suff­isant pour être inculpé de pro­pa­gande ter­ror­iste ! Du coup, on se fait tourn­er les livres entre-nous pour être sûrs de ne pas se faire enfer­mer pour ça… »

Le peuple et la guerilla

S’il y a bien une dis­cus­sion qui revient très fréquem­ment depuis le siège de Sur c’est celle sur la rela­tion entre le « peu­ple » et le « par­ti », même si ces deux entités restent floues et sans doute poreuses. La stratégie de l’État a été de vouloir jouer la divi­sion entre la gueril­la et le mou­ve­ment civ­il, en lam­i­nant notam­ment ce dernier. Force est de con­stater qu’il ne sem­ble pas y être par­venu. Pour autant, beau­coup se ques­tion­nent sur les choix stratégiques du PKK. A savoir, si c’était judi­cieux où pas de déclar­er l’autonomie des villes et des quartiers à l’automne 2015. « Est-ce que c’était le bon moment ? » « Le peu­ple était-il prêt ? » « Qu’est-ce qu’on y a gag­né, à part la destruc­tion de nos villes ? » Ce sont les ques­tions qui revi­en­nent régulière­ment et per­son­ne n’a de répons­es défini­tives, mais on peut enten­dre : « L’État allait nous atta­quer de toute façon » ; « Après Kobanê et la vic­toire du HDP, un grand élan nous por­tait vers l’autonomie au Bakûr » ; « Pourquoi le peu­ple n’a‑t-il pas soutenu plus vigoureuse­ment nos jeunes cama­rades assiégé.e.s » ; etc. Il n’y aura sans doute pas de bonnes répons­es, mais le fait que tout le monde dis­cute assez libre­ment de cette page douloureuse de l’histoire du mou­ve­ment au Kur­dis­tan laisse croire qu’il y aura une écoute suff­isante et une com­préhen­sion réciproque assez forte pour que ces deux entités avan­cent ensem­ble vers l’autonomie et la liberté.

Le 11 avril dernier, en plein cœur d’Amed, la gueril­la a d’ailleurs mené une action qui a réjouit et redonné l’espoir à beau­coup d’habitant.e.s de la ville et du Kur­dis­tan. Trois com­bat­tants ont réduit en pous­sière le très stratégique bâti­ment des forces antiter­ror­istes et anti-émeutes turques qui siégeait à Bağlar. Ils ont loué un mag­a­sin non loin du bâti­ment. Pen­dant que l’un d’entre-eux fai­sait tourn­er la bou­tique, les deux autres creu­saient un tun­nel de 90 mètres de long, y dépo­saient plus de 2,5 tonnes d’explosifs et allumaient la mèche avant de s’enfuir. Résul­tat : l’État a bien essayé de cacher, se cam­ou­flet, mais la réal­ité c’est que 83 gradés ont été tués, une autre cen­taine de flics ont été blessés, une ving­taine de véhicules blind­és et de canons à eau souf­flés, et il ne reste qu’un gros cratère. Cer­tains cama­rades assurent aus­si que ce bâti­ment abri­tait le cen­tre de con­trôle des caméras ain­si que de nom­breux dossiers de sur­veil­lance… « Cette spec­tac­u­laire action », nous dis­ent-ils égale­ment, « a redonné l’espoir au peu­ple », et d’après les rumeurs, cer­tains habitant.e.s du quarti­er seraient venu.e.s le sourire aux lèvres, les heures d’après l’explosion, cuisin­er leurs aubergines et leurs repas sur les brais­es encore fumantes de l’explosion. Un vrai pied de nez qui sem­ble vouloir dire « Non, la lutte n’est pas morte ! » Rien n’est fini mais tout commence…

Ne var ne yok

Auteur(e) invité(e)
Auteur(e)s Invité(e)s
AmiEs con­tributri­ces, con­tribu­teurs tra­ver­sant les pages de Kedis­tan, occa­sion­nelle­ment ou régulièrement…