Nous re-pub­lions, avec l’aimable autori­sa­tion d’Elodie Per­rodil, jour­nal­iste, une inter­view pub­liée ini­tiale­ment sur l’heb­do­madaire lux­em­bour­geois Le Jeu­di (en ver­sion réservée aux abonnéEs).

Un tri­bunal d’Is­tan­bul a con­fir­mé début avril le précé­dent ver­dict de M. Demir­baş, datant de 2009, dans l’af­faire “KCK”. Abdul­lah Demir­baş a fait appel. C’est sa dernière chance pour éviter l’emprisonnent.

Ergün Ayık, prési­dent de la Fon­da­tion de l’église arméni­enne Surp Gira­gos de Diyarbakır et par Can Sakar­er, prési­dent de la Fon­da­tion de l’Eglise assyri­enne de la Vierge Marie de Diyarbakır, le sou­ti­en­nent dans sa cam­pagne inter­na­tionale. Env­i­ron 7 jour­nal­istes de la presse inter­na­tionale était présents same­di à une rencontre.


 L’affaire dite du KCK relève du règlement de comptes politique. Elle a commencé après la victoire électorale du BDP aux municipales, en 2009, et l’échec de l’AKP qui espérait conquérir Diyarbakır. Des maires, des fonctionnaires municipaux, des membres d’associations, des journalistes travaillant pour des médias kurdes, des syndicalistes, furent alors arrêtés, accusés de séparatisme et de terrorisme (déjà.)

Pho­to ©Elodie Perrodil

La couleur des larmes

Abdul­lah Demir­baş est un con­teur human­iste et paci­fiste, un défenseur du mul­ti­cul­tur­al­isme dans son pays, la Turquie. Entre 2004 et 2014, à l’époque où il était maire de Sur, grand quarti­er de la vieille ville de Diyarbakır, l’ancien enseignant a pub­lié un recueil de con­tes pour enfants en kurde et en assyrien. Il a aus­si œuvré pour le mul­ti­lin­guisme dans son admin­is­tra­tion et la recon­nais­sance de tous les cultes. En rai­son de ses posi­tions, l’élu a été jugé en 2007 pour « usage illicite de fonds publics », « atteinte à l’unité de la nation », « sou­tien à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste » et même « crime lin­guis­tique ». For­cé de quit­ter ses fonc­tions pour purg­er plusieurs mois de prison, il a été ensuite réélu à son poste, en 2009, avec 66% des voix. Arrêté à nou­veau en 2015, il vit en lib­erté con­di­tion­nelle à Istan­bul, et risque un total de 300 ans d’emprisonnement.


Sur, la cité historique de Diyarbakır, ville en partie classée par l’UNESO et capitale symbolique du mouvement kurde, a été ravagée par l’armée turque au nom de combats contre la rébellion du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), de l’automne 2015 à mars 2016. En partie vidée de ses habitants, son centre, vieux de plusieurs millénaires, fait l’objet d’un nouveau plan d’urbanisation de la part des autorités turques, qui risque de modifier à jamais son patrimoine social et historique.


 Sur, Diyarbakır un rapport accablant
 Sur, génocide culturel et social d’après massacre

Les co-prési­dents de votre par­ti, le HDP, Sela­hat­tin Demir­taş and Figen Yük­sek­dağ sont pas­si­bles de 142 ans et 83 ans de prison pour leurs activ­ités poli­tiques. Qu’en pensez-vous ? (*Figen Yük­sek­dağ a récem­ment été con­damnée à un an de prison pour un de très nom­breux chefs d’ac­cu­sa­tion qui la main­ti­en­nent en prison.)

Je pense que par ses actions, l’état turc encour­age le Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan (PKK). Si un élu, comme M. Demir­taş, qui œuvre pour la paix et utilise la voie poli­tique, est pas­si­ble de la prison à vie, alors, les jeunes Kur­des per­dent espoir dans la démoc­ra­tie et se tour­nent vers la rébel­lion. Prenez mon exem­ple. Je suis une per­son­ne qui a tou­jours cru que le dia­logue était la solu­tion, pas la guerre. Je n’ai jamais porté une arme et je n’en ai jamais pos­sédé. Pour­tant, j’ai été empris­on­né deux fois, et je pour­rais pass­er le reste de mes jours en déten­tion. En réac­tion, mon plus jeune fils a rejoint le PKK. Il ne croit plus en la jus­tice et la démoc­ra­tie dans son pays. L’Etat arrête les politi­ciens élus de manière démoc­ra­tique et pousse les jeunes dans l’illégalité.

Un référen­dum en vue de ren­forcer les pou­voirs du prési­dent Erdoğan se tien­dra le 16 avril. Qu’en attendez-vous ?

Le prési­dent Erdoğan s’est déjà don­né le droit de fer­mer des médias, de met­tre des jour­nal­istes en prison, d’arrêter des élus du HDP et de plac­er des admin­is­tra­teurs pour cer­taines munic­i­pal­ités kur­des, dont Diyarbakır. Il a fait tout cela sans atten­dre d’être un « super-prési­dent ». Je n’ose pas imag­in­er ce qu’il fera avec les droits dont il hérit­era avec la nou­velle con­sti­tu­tion. Le régime super-prési­den­tiel ne va pas amélior­er la démoc­ra­tie en Turquie ou au Moyen-Ori­ent. M. Erdoğan s’attaque déjà à toute forme d’opposition. Et la rai­son pour laque­lle il s’attaque au Kur­des est que nous sommes sol­idaires dans notre défense de la démoc­ra­tie, de la laïc­ité et de l’harmonie en Turquie.

Juste­ment, vous aviez pen­sé que Sur pou­vait être un exem­ple d’intégration ?

Oui, j’ai tou­jours pen­sé que la paix au Moyen-Ori­ent ne peut être atteinte qu’à tra­vers une approche mul­ti­cul­turelle, mul­ti-con­fes­sion­nelle et mul­ti­lingue. Nous voulions adapter cette théorie à Diyarbakır et en faire un exem­ple pour la région. Nous avons imag­iné Sur comme une cure con­tre le racisme. J’ai une approche philosophique à ce sujet. Je vois le monde comme un jardin de fleurs. Chaque fleur a une forme, une couleur et un par­fum dif­fèrent. Si vous détru­isez une fleur parce qu’elle ne vous plait pas, vous détru­isez l’harmonie de tout le jardin. Si le jardin est unique­ment com­posé de fleurs blanch­es, s’il n’y a qu’un par­fum, qu’une var­iété, tous vos sens s’appauvrissent, vous devenez aveu­gle. Alors que si le jardin est col­oré et riche, il s’en dégage une énergie pos­i­tive. C’est la même chose avec les gens et les croy­ances. Je suis per­suadé que des per­son­nes appar­tenant à des eth­nic­ités et des reli­gions dif­férentes peu­vent vivre ensem­ble en har­monie. Nous avons dévelop­pé les ser­vices de la munic­i­pal­ité de Sur en plusieurs langues, le turc, mais aus­si le kurde, l’arménien, l’arabe, l’hébreu, l’assyrien et l’anglais. Nous avons restau­ré des bâti­ments de plusieurs cultes: une église arméni­enne, une église chaldéenne, une cemevi alévie, une syn­a­gogue, une mai­son yézi­die. Elles ont toutes été détru­ites par les derniers com­bats. Nous avions des pro­grammes dédiés aux femmes et aux jeunes, pour les inciter à s’engager dans la vie civique. Et nous avons créé l’Assemblée des Quar­ante, regroupant 40 indi­vidus d’ethnicités et de reli­gions dif­férentes. C’était un groupe de réflex­ion et d’action unique au monde. En cette capac­ité, nous avons été reçus par le pape François. Nous voulions que Sur soit fier de ses racines his­toriques, car on estime que la ville est vieille de plus de 8000 ans et que plus de 35 cul­tures y ont coex­isté. Cette diver­sité remar­quable a été déniée lors de la fon­da­tion de la République de Turquie, qui s’est con­stru­ite sur une seule iden­tité lin­guis­tique et religieuse. Or, nous pen­sons que le mul­ti­cul­tur­al­isme est la meilleure réponse à l’islam rad­i­cal. 

Mon­u­ment à l’amour

Vous avez été traduit en jus­tice pour avoir pub­lié des con­tes d’enfants en kurde. Par­lez-nous de ce projet.

Je crois fer­me­ment que chaque indi­vidu devrait pou­voir être éduqué dans sa langue natale. En Turquie, seul le Turc est enseigné en pri­maire et au sec­ondaire. Puisque la langue kurde est inter­dite à l’école, j’ai voulu faire en sorte que chaque mai­son devi­enne une école. Avec ces con­tes, nous avons invité les enfants à appren­dre le Kurde chez eux. En même temps, nous éduquions les mères qui lisent ses his­toires à leurs enfants. La cul­ture kurde est encore très patri­ar­cale. A Sur, nous voulions que les femmes s’émancipent. Pour moi, si les femmes ne se libèrent pas de leurs chaines, la société ne peut pas se débar­rass­er des siennes.

Etait-ce une utopie ?

Non, car ça a marché. Les habi­tants ont recon­nu et accep­té ce mod­èle. J’ai été élu en 2004 avec 55% des voix et réélu en 2009 avec 66%. Seul le gou­verne­ment turc a été dérangé par cette idée. Avec l’Assemblée des Quar­ante, nous avons aus­si con­stru­it deux stat­ues: une en recon­nais­sance du géno­cide arménien, et un mon­u­ment à l’amour, car tout com­mence avec l’amour.

Com­ment faire pass­er votre mes­sage de paix quand la région est dom­inée par la guerre et les affrontements ?

Nous n’avons pas besoin des armes. Nous étab­lis­sions notre mod­èle de démoc­ra­tie à tra­vers nos munic­i­pal­ités. Mais le gou­verne­ment turc nous a blo­qué la route en arrê­tant nos maires et en nom­mant des admin­is­tra­teurs à leurs place. Brûler des vil­lages, déplac­er des habi­tants et met­tre en prison des politi­ciens n’est pas une solu­tion. La solu­tion est plus de démoc­ra­tie et de lib­ertés publiques. Nous voulons un Etat qui soit plus tolérant envers toutes les formes d’identités. La plu­part de Kur­des ne deman­dent pas l’indépendance mais une forme d’autonomie au sein de notre région. Nous n’acceptons pas le con­cept de Turquie comme cul­ture, reli­gion et langue uniques.

La Turquie a été frap­pée par une série d’attentats, cer­tains attribués ou revendiqués par des mou­ve­ments kur­des comme le PKK ou le groupe des Fau­cons de la Lib­erté (TAK). Les condamnez-vous ?

Je ne défends pas la vio­lence. Je répète que la solu­tion démoc­ra­tique est la seule solu­tion. Mais si l’Etat rompt le dia­logue démoc­ra­tique, s’il fait taire les élus poli­tiques et les empris­onne, la vio­lence prend le dessus. Je peux vous dire que le PKK est le résul­tat de l’échec de la poli­tique turque sur la ques­tion kurde. Le PKK n’est pas à l’origine du prob­lème, c’est son résul­tat. Si les opéra­tions du PKK cessent, une autre organ­i­sa­tion, plus vio­lente et rad­i­cale, pren­dra sa place. Le TAK pense que le PKK est une organ­i­sa­tion paci­fiste, c’est dire.

Con­damnez-vous le choix de votre fils d’avoir rejoint la guéril­la du PKK ?

Je ne sou­tiens aucun con­flit armé mais je respecte son choix. Mon fils ainé, lui, a fait son ser­vice mil­i­taire oblig­a­toire il y a deux ans alors que son frère était avec le PKK. Imag­inez notre sit­u­a­tion, à ma femme et à moi. Mon épouse ne dor­mait plus. Depuis que notre fils a rejoint la rébel­lion, ma femme ne cui­sine plus ses plats préférés. Elle n’en a pas le cœur. Per­son­nelle­ment, je refuse qu’un sol­dat turc, qu’un com­bat­tant kurde, qu’un gar­di­en de vil­lage ou qu’un polici­er perde la vie à cause de ce con­flit poli­tique. En 2009, dans un dis­cours, j’ai déclaré que peut-être la couleur des yeux d’une mère turque et d’une mère kurde est dif­férente, mais que la couleur de leurs larmes est la même. A cause de cette phrase, j’ai été con­damné à six ans et six mois de prison. Une haute cours a cassé le ver­dict, mais l’Etat a fait appel et le procès se poursuit.

Pro­pos recueil­lis par Elodie Per­rodil


Abdul­lah Demirbaş

Il est né en 1966, à Diyarbakır. Il était l’ancien maire (BDP, Parti de la paix et de la démocratie) de la municipalité de Sur, quartier historique de Diyarbakır.
Après des études en sociologie à Fırat Université de Elazığ, il a travaillé en tant que professeur de philosophie, de 1987 à 2007, contribuant à la création de  l’antenne d’Eğitim-Sen, le syndicat des enseignants.
Lorsqu’il a été élu Maire de Sur en 2004, il s’est engagé auprès de son électorat pour officialiser la langue kurde. En 2007, Abdullah et les membres du conseil municipal ont été démis de leur fonctions, pour motif :“utilisation de la langue kurde dans les affaires officielles”. Ensuite, il a été accusé de “détournement des ressources municipales”, pour avoir fait imprimer un livre pour enfants et des brochures touristiques, en kurde. Le Congrès du Conseil de l’Europe avait intégré ce dossier dans son rapport de 2007 et la “Recommandation 229 sur la Démocratie Locale en Turquie”.
Lors des élections locales de mars 2009, il a été réélu avec une forte majorité. En mai 2009, il a été condamné à une peine de prison de 2 ans pour avoir commis un “crime de langue” en utilisant une autre langue que le turc, langue officielle.
Abdullah, militant pour la reconnaissance de toutes les langues minoritaires, a appelé la Turquie en 2009, à ratifier la “Charte Européenne des Langues Régionales ou Minoritaires”.
Il a autorisé et encouragé l’utilisation des langues des minorités, telle que le kurde, mais aussi l’arménien,le zazaki, l’arabe et le syriaque. Pour le personnel de sa mairie, il a donné la priorité aux personnes parlant ces langues. Il a ajouté sur les panneaux de sa municipalité, les noms des lieux en différentes langues minoritaires.
Par ailleurs, il a fait des pas précurseurs dès 2009, pour les droits des femmes. Par exemple, il a fait ajouter dans les convention de travail avec les employéEs de la municipalité, un article concernant les violences faites aux femmes, Il a mis en place une procédure qui versait les 50% des salaires des employés qui pratiquaient la violence en famille, à leur femme.
SurIl a mis en place le mémorial “Conscience commune” à Diyarbakır, sur lequel était inscrit en turc, kurde, anglais, arménien, hébreu et arabe “Nous avons mis les souffrances en commun, pour qu’elle ne soient pas vécues à nouveau.”
Un autre projet de 2009, était pédagogique et culturel “Une histoire pour chaque maison” (Sere Şeve Çiroke en kurde, et en turc Her Eve Bir Masal), visait à publier des 365 histoires pour enfants en kurde et en d’autres langues minoritaires. Le projet a été poursuivi et suite à la décision défavorable du tribunal, il a été abandonné en septembre 2009.
Abdullah, a été arrêté le 24 décembre 2009, lors d’une vaste opération appelée “opération KCK” qui allait retenir des milliers de politiques kurdes derrière les barreaux pendant des années… A peine une semaine plus tard, il publiait une lettre ouverte depuis la prison, pour solliciter un traitement médical et attirer l’attention sur le caractère politique de son arrestation.

Abdul­lah Demir­baş en arresta­tion. Diyarbakır, 2009

Abdullah Demirbaş souffre d’une maladie héréditaire diagnostiquée en 2002. Il est atteint de thrombose veineuse profonde qui génère la formation d’un caillot dans le réseau veineux profond des membres inférieurs. Risquant à tout moment des ambolies, il doit être sous contrôle médical en continu.
Malgré sa maladie il a été gardé en détention, pendant 5 mois. Suite à l’aggravation de son état de santé il a été hospitalisé pendant 55 jours, puis libéré enfin le 15 mai 2010, pour des raisons médicales.
Sa maladie nécessitait des soins spécifiques, possibles à l’étranger, mais bien que libéré, il a été interdit de sortie de territoire. Il s’est beaucoup battu pour faire lever cette interdiction.
Après avoir été démis de ses fonctions de Maire, en 2014, Abdullah était retourné à l’enseignement, son travail initial, dans une école à Istanbul.
Le 8 août 2015, il a été de nouveau arrêté cette fois pour “opposition à la loi empêchant le financement du terrorisme” et “être membre d’organisation terroriste”. Il a été libéré deux mois plus tard, le 5 octobre 2015, pour des raisons de santé.
Le 30 novembre 2015, Abdullah a été démis de son travail d’enseignant, pour motif “ne pas avoir commencé son travail à son école sans motif” à la rentrée de l’année scolaire, le 1er septembre 2015, alors qu’à cette date, il avait été jeté en prison.
Depuis, il a été inquiété et mis en garde-à-vue à plusieurs reprises. Certains procès à son encontre sont toujours en cours.
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