C’est le 22 novembre 2011 qu’a eu lieu la première audience de l’affaire Oda TV, après qu’un acte d’accusation ait été rédigé le 26 août de la même année. Quatorze personnes étaient inculpées… pour être finalement lavées de tout soupçon, hier, soit six ans et demi plus tard. Mais dans l’intervalle, dix d’entre elles ont moisi quelque temps en prison. Et l’un des prévenus, un membre des services secrets accusé d’avoir joué le rôle de taupe, n’en est jamais sorti : Kaşif Kozinoğlu est décédé derrière les barreaux quelques jours avant la première audience.
Leurs ennuis ont en réalité démarré début 2011, lors d’une chasse aux sorcières qui accompagnait, déjà, un référendum voulu par Recep Tayyip Erdogan. A l’époque, plusieurs journalistes d’Oda TV n’hésitaient pas à dénoncer la collusion entre la police et la justice, via la confrérie Gülen. Alors le 14 février, la police fait une descente aux domiciles des journalistes Soner Yalçın, Barış Pehlivan, Barış Terkoğlu et Ayhan Bozkurt sur ordre du procureur Zekeriya Öz, et tous sont emmenés au commissariat. Dans le même temps, les bureaux d’Oda TV sont perquisitionnés. Et après quatre jours de garde à vue, la 12e Haute cour pénale d’Istanbul envoie en prison trois des quatre prévenus, et libère Ayhan Bozkurt. Mais c’est loin d’être terminé.
Le 3 mars 2011, c’est aux domiciles de Müyesser Yıldız, Doğan Yurdakul, Mümtaz İdil, Coşkun Musluk, Sait Çakır, Nedim Şener, Ahmet Şık, Yalçın Küçük et İklim Bayraktar que la police débarque en force. Et à l’exception de Mümtaz İdil et d’İklim Bayraktar, tous seront mis en état d’arrestation et envoyés en prison le 6 mars, sur décision de la 10e Haute cour pénale d’Istanbul. La 14e Haute cour pénale émet en outre un mandat d’arrêt contre Kaşif Kozinoğlu, qui sera envoyé en prison le 10 mars, au retour d’une mission en Afghanistan. Enfin, le 14 mars, l’ancien chef de la police turque Hanefi Avcı, qui, quelques semaines avant le référendum, a dénoncé dans un livre l’infiltration de la confrérie Gülen dans la police, est arrêté à son tour.
Les peines requises, listées dans un acte d’accusation de quelque 134 pages où la journaliste, auteure et femme politique Nazlı Ilıcak — en prison à son tour depuis l’été dernier – fait alors figure de plaignante, varient légèrement de l’un à l’autre. Mais elles se comptent évidemment en années. Avec souvent, comme chefs d’accusation, l’appartenance à une soi-disant organisation terroriste baptisée “Ergenekon”, qui n’aurait eu d’autre but que de déstabiliser le pouvoir et de préparer un coup d’état.
Yalçın Küçük, encourt entre 22 et 41,5 ans en prison, pour « avoir créé une organisation armée, inciter les gens à la haine et à l’hostilité, avoir fourni des informations sur la sécurité de l’État, avoir fourni des données secrètes, avoir tenté d’influencer un procès équitable et avoir violé le droit à la vie privée ».
Soner Yalçın, encourt entre 14 et 36,5 ans de prison, pour être « membre d’une organisation armée, inciter les gens à la haine et à l’hostilité afin de créer un climat de chaos, avoir fourni des données confidentielles ne devant pas être divulguées dans un but de politique nationale ou étrangère, avoir tenté d’influencer un procès équitable, avoir violé le droit à la vie privée et avoir enregistré de manière illégale des informations personnelles ».
Ahmet Şık encourt une peine de 7,5 à 15 ans en prison pour « avoir aidé l’organisation terroriste armée Ergenekon ».
Nedim Şener encourt une peine de 7,5 à 15 ans en prison pour « avoir aidé l’organisation terroriste armée Ergenekon ».
Hanefi Avcı encourt une peine de 7,5 à 15 ans en prison pour « avoir aidé l’organisation terroriste armée Ergenekon ».
Barış Pehlivan encourt entre 10 et 23 ans de prison, pour « être membre de l’organisation terroriste armée Ergenekon, inciter les gens à la haine et à l’hostilité, avoir tenté d’influencer un procès équitable, avoir violé le droit à la vie privée, et avoir enregistré de manière illégale des informations personnelles ».
Barış Terkoğlu encourt entre 8,5 et 18 ans en prison pour « être membre de l’organisation terroriste armée Ergenekon, inciter les gens à la haine et à l’hostilité ».
Doğan Yurdakul encourt de 9 à 21 ans de prison pour « être membre de l’organisation terroriste armée Ergenekon, inciter les gens à la haine et à l’hostilité, et tenter d’influencer un procès équitable».
Müyesser Uğur encourt entre 7,5 et 15 ans de prison pour «être membre de l’organisation terroriste armée Ergenekon ».
Coşkun Musluk encourt entre 8 et 18 ans en prison pour « être membre de l’organisation terroriste armée Ergenekon et tenter d’influencer un procès équitable ».
Muhammet Sait Çakır encourt entre 9 et 21 ans en prison pour « être membre de l’organisation terroriste armée Ergenekon, inciter les gens à la haine et à l’hostilité et tenter d’influencer un procès équitable ».
İklim Ayfer Kaleli encourt de 8 à 20 ans de prison pour « être membre de l’organisation terroriste armée Ergenekon, tenter d’influencer un procès équitable, de violer le droit à la vie privée, et d’enregistrer illégalement des informations personnelles ».
Ahmet Mümtaz İdil encourt de 8 à 18 ans de prison pour « être membre de l’organisation terroriste armée Ergenekon et tenter d’influencer un procès équitable ».
Kaşif Kozinoğlu encourt de 11,5 à 26 ans de prison pour « être membre d’une organisation armée, fournir des données confidentielles ne devant pas être divulguées dans un but de politique nationale ou étrangère ».
Ces peines-là n’auront finalement pas été prononcées, puisque tous les inculpés ont été acquittés hier. Mais dix d’entre eux ont néanmoins passé des mois et des mois derrière les barreaux :
Soner Yalçın: du 18 février 2011 au 27 décembre 2012 (1 an et 10 mois)
Barış Pehlivan: du 18 février 2011 au 14 septembre 2012 (1 an et 7 mois)
Barış Terkoğlu: du 18 février 2011 au 14 septembre 2012 (1 an et 7 mois)
Müyesser Yıldız: du 6 mars 2011 au 18 juin 2012 (1 an et 3 mois)
Doğan Yurdakul: du 6 mars 2011 au 22 février 2012 (11 mois)
Coşkun Musluk: du 6 mars 2011 au 12 mars 2012 (1 an et 1 mois)
Ahmet Şık: du 6 mars 2011 au 12 mars 2012 (1 an et 1 mois)
Nedim Şener: du 6 mars 2011 au 12 mars 2012 (1 an et 1 mois)
Yalçın Küçük: du 6 mars 2011 au 12 décembre 2013 (2 ans et 10 mois)
Hanefi Avcı: du 14 mars 2011 au 12 décembre 2013 (2 ans et 10 mois)
Kaşif Kozinoğlu: du 10 mars 2011 au 13 novembre 2011 (8 mois).
Kaşif Kozinoğlu n’en est jamais sorti, puisqu’il y a perdu la vie. Quant à Ahmet Şık, on l’y a renvoyé depuis plus de cent jours… en l’accusant cette fois d’être güleniste… et dans le même temps de soutenir le PKK. Doit-on en rire ? Non.
Mais applaudir le courage de ce journaliste, qui reste debout, et n’entend pas se taire…