Si le journaliste Ahmet Şık est en prison à Silivri, c’est parce qu’on l’accuse de propagande pour le FETÖ (Organisation terroriste de Fethullah Gülen) et pour le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). En soi, cette double accusation est déjà grotesque. Mais le comble, c’est qu’entre 2011 et 2012, Ahmet Şık a passé 375 jours dans cette même prison… pour avoir dénoncé l’infiltration de la confrérie Fethullah Gülen dans les institutions de l’État ! Alors l’arrêter au motif de propagande pour FETÖ, fait remarquer un de ses avocats, « c’est un peu comme si on avait arrêté Martin Luther King, en l’accusant d’être membre du Klu Klux Klan ». Enfin, pour couronner le tout, on sait aujourd’hui que le concernant, les procédures en appel ont peu de chances aboutir. Car dans ses verdicts, d’un appel à l’autre, le juge use du “copié-collé”…
Auteur et journaliste engagé, Ahmet Şık a travaillé pour plusieurs grands titres et pour l’agence Reuters avant d’être black-listé en raison de ses activités de syndicaliste. La qualité de son travail n’en est pas moins reconnue : Ahmet Şık a d’ailleurs été récompensé de plusieurs prix, le dernier par l’Unesco en 2014. C’est peut-être la raison pour laquelle Cumhuriyet lui a récemment offert ses colonnes. Mais malheureusement, il est désormais privé d’écriture, sous toutes ses formes.
Maintenu en cellule s’isolement, il n’est autorisé à voir sa famille et ses avocats qu’une heure par semaine, lors d’entretiens qui se font sous la surveillance d’un gardien de prison, tout en étant filmés. Surtout, Ahmet Şık ne peut ni envoyer ni recevoir de courrier, et les livres auxquels il a accès sont en nombre limité. Que lui reproche-t-on ?
Ses pratiques journalistiques, et rien d’autre. Ce sont elles qui sont mises en avant dans le mandat d’arrêt et les verdicts rendus en appel à trois reprises. Avec, il faut le souligner, de véritables “copié-collé” d’un appel à l’autre : entre le verdict du second et du troisième appel, le texte est strictement similaire, si ce n’est la date !
Son arrestation date du 30 décembre 2016, date à laquelle un mandat d’arrêt a été établi par la 8e chambre du tribunal d’Istanbul. Ce document officiel comporte huit pages, dont sept correspondant aux déclarations d’Ahmet Şık et de ses avocats. Et le journaliste a des arguments pour se défendre.
Tout d’abord, il s’estime victime d’un complot similaire à celui qu’il a vécu voilà six ans, lorsqu’il avait voulu dénoncé la main-mise de la confrérie Fethullah Gülen sur les institutions de l’Etat.
« Nous avons déjà vécu il y a peu la même pièce tragi-comique. J’étais la cible des membres de la confrérie qui avaient pris possession du système judiciaire et des institutions policières. Ce gang avait sa police, ses procureurs, ses juges, des supporters dans les médias et au sein du parti de l’AKP, et tous soutenaient sans limites ses crimes. La cible était désignée par les médias, puis avec la connivence de policiers le procureur vous envoyait au tribunal pour arrestation, et les juges vous privaient de votre liberté. »
Le journaliste pointe ensuite la responsabilité du pouvoir dans les dérives du mouvement güleniste.
« Il est évident que l’AKP est responsable plus que tout autre facteur de la transformation de la confrérie Gülen en FETÖ. Le premier que nous devrions juger, c’est le Président Recep Tayyip Erdoğan, qui (parlant de la confrérie Gülen) affirmait : “Nous leur avons donné ce qu’ils voulaient” et “je les ai beaucoup aidés. Qu’Allah et notre peuple me pardonnent”. »
Enfin, Ahmet Şık met en avant son droit inaliénable à vouloir connaître la vérité.
« J’ai cherché la vérité dès le premier jour où j’ai pris mes fonctions (au journal), parce que nous avons le droit de connaître la vérité . »
Ces déclarations, le juge les a interprétées à sa guise. Dans le mandat rédigé le 30 décembre 2016, il écrit : « Etant donné qu’il continue par ses déclarations de mettre en cause l’Etat et les fonctionnaires de l’Etat, des preuves renforçant la suspicion criminelle ont été trouvées…»
On ne le sait que trop. Depuis des décennies, vouloir divulguer la vérité en Turquie a un prix : nombre de journalistes l’ont payé de mois ou d’années de prison, quand ce n’était pas de leur vie. Reste qu’il en faut toujours aussi peu pour justifier une arrestation et un maintien en détention. Dans le cas d’Ahmet Şık, une seule page, sur un document de huit pages. Quant aux seules preuves des crimes supposés, elles consistent en sept tweets, trois reportages, une phrase relayée sur le web et un entretien.
Ces documents sont depuis longtemps sur le bureau du procureur. Et il ne faut pas plus d’une journée pour les lire. Mais bien que le journaliste soit derrière les barreaux depuis décembre dernier, il semble que le procureur n’aie pas eu le temps d’y jeter un œil. Comme s’il fallait laisser Ahmet Şık moisir en prison le plus longtemps possible…
Depuis qu’il est emprisonné à Silivri, ses avocats ont fait appel trois fois pour s’opposer à sa détention.
Le premier appel a été rejeté au bout de quatre jours par la 9e cour pénale de la paix d’Istanbul, au prétexte que le maintien en détention était à la hauteur des chefs d’accusation.
Le second appel a été examiné par la 3e cour pénale de la paix d’Istanbul le 30 janvier 2017, soit un mois après l’arrestation d’Ahmet Şık. Le juge, un dénommé Necmettin Kafalı, explique alors en détail les dangers de FETÖ, en rappelant que Hakan Fidan, le directeur du MIT (l’agence du renseignement turque) a été convoqué pour venir témoigner.
Doit-on encore le rappeler ? Ahmet Şık a lui-même dénoncé les pratiques de FETÖ bien avant que le MIT ne les mette en cause. Et c’est précisément pour cette raison qu’il avait été arrêté en 2011. En outre, jusque début 2012, ces pratiques ont causé du tort à des milliers de personnes, dont Ahmet Şık. Toutes choses que le juge connait forcément. Seulement il feint de l’ignorer, et argumente son verdict en se référant aux tweets, reportages et à l’entretien publiés. Selon ses dires, si toutes les preuves ne sont pas encore rassemblées, on a déjà de fortes suspicions contre le journaliste, ce qui justifie son maintien en détention.
Mais venons-en au troisième appel… le plus scandaleux. Il a été porté devant la 10e cour pénale d’Istanbul le 2 mars dernier. Cette fois, il s’agit d’un autre type de tribunal. Mais le juge est le même : il s’agit toujours de Necmettin Kafalı. Quant au greffier, bien qu’il soit différent, son travail est des plus simples. Et pour cause : il va se contenter d’un « copié-collé » de l’appel précédent !
Au final, Ahmet Şık reste donc en prison. Et son cas illustre malheureusement à merveille les dérives du système judiciaire, quand il passe sous l’emprise du pouvoir…
Pour information, voici les documents retenus comme preuves à charge :
Tweets
• « Ceux qui sont au pouvoir et leurs supporters qui ont enquêté sur l’assassin [il désigne Mert Altıntaş, qui a tué l’ambassadeur de Russie Karlov], que dites-vous du fait que le meurtrier soit un policier? » « Et après vous vous sentez offensé quand nous disons que l’Etat est le meurtrier ». (L’enquête n’a pas encore déterminé pour qui avait opéré le meurtrier. Seuls le président et le ministre de l’Intérieur ont déclaré qu’il était affilié à la FETÖ. Bien que les affirmations selon lesquelles il soit allé dans une école affiliée à FETÖ ou qu’il y ait des membres de FETÖ dans sa famille aient été niées)
• « La guerre avec le PKK dans certaines régions du pays existe depuis 1984, même s’il y a eu quelques interruptions ».
• « Au lieu de comparer ceux qui ont été brûlés vifs dans les sous-sols de Cizre avec d’autres qui ont été déchiquetés par une bombe à Istanbul, faites plutôt remarquer qu’il s’agit dans les deux cas d’actes de violence”. »
• « Si ce qu’a fait Sırrı Süreyya Önder [un membre du HDP, le parti démocratique des peuples] est un crime, ne devrait-il pas y avoir beaucoup d’autres suspects, en commençant par ceux qui siègent au palais? »
• « Ils ont choisi d’abattre Tahir Elçi au lieu de l’arrêter. Vous êtes une mafia, une bande d’assassins ».
• « Pourquoi ceux qui croient que l’Etat mafieux a commencé une guerre pour empêcher que ses crimes fassent l’objet d’une enquête, ne croient-ils pas qu’il puisse faire exploser une bombe ? »
• « Ceux qui essaient de prouver que le PYD (le parti de l’union démocratique), que les États-Unis et l’Union européenne appellent nos alliés contre la terreur djihadiste, est une organisation terroriste, ne feraient-ils pas partie des suspects habituels ? »
Propos relayés sur un site web
• « Ceux qui travaillent pour le PKK sont aussi des journalistes », propos tenus lors d’un congrès les 23–26 septembre 2014 …
L’entretien
Un entretien avec Cemil Bayık, membre du conseil de direction du groupe des communautés du Kurdistan (KCK), le 14 mars 2015 sous le titre « Apo (Abdullah Öcalan) à Kandil, nous à İmralı »
Les reportages
• Un reportage relayant une déclaration d’Özcan Şişman, le procureur dans l’affaire des camions du MİT. Ce dernier affirmait :« Le MİT était déjà au courant du massacre à Reyhanlı mais n’en avait pas encore informé la police ». L’article a été publié le 8 Juillet 2015, sous le titre : « Ce que nous faisons est du journalisme, et vous, de la trahison ».
• Un reportage du 9 juillet 2015, intitulé « Le Procureur des camions MİT : le MİT a fermé les yeux sur Reyhanlı, nous l’aurions empêché, si nous ne leur avions pas donné d’informations. »
• Un reportage du 13 février 2015, intitulé « La vérité derrière l’affaire des camions révélée » (Dans le mandat d’arrêt, il est noté à ce propos «… ses articles affirmant que l’envoi d’armes et de munitions sur les camions MİT de la Turquie à la Syrie n’était pas destinée au peuple turkmène, mais à l’organisation djihadiste d’Ansar Al Islam… »
Texte écrit en prenant appui sur un article de Timur Soykan paru en anglais et en turc sur Bianet le 21 mars 2017
Anne Rochelle