Türkan Elçi, la femme de Tahir Elçi, ex Bâtonnier du Barreau de Diyarbakır, assassiné le 28 novembre 2015 dans le quartier Sur, nous parle ici des femmes kurdes.
Un texte fort, qui clôt cette journée du 8 mars, et que nous avons pris le temps de traduire au plus près.
L’article en turc est initialement publié sur T24 mais nous constatons un problème d’ouverture. Voici sa version sur Şûjin.
Ni Clara Zetkin, ni Rosa Luxembourg
14 février, 8 mars, fêtes nationales, fêtes religieuses, anniversaires, un tas de jours importants. Les jours qui nous importent nous, qui occupent nos idées, sont seuls les anniversaires de nos disparus. Nos doigts comptent ; un mois a passé après la douleur, il reste un mois… Le cœur choisit une date pour ce calcul. Avant elle, après elle. Un cahier de comptes que nous avons juré de ne pas fermer de toute notre vie.
Pour moi, dans la formule “8 mars, journée mondiale des femmes“1, dire plutôt que “mondiale”, “la journée des femmes d’ici”, est un devoir de conscience. Réussir à décrire les souffrances des femmes de notre monde, c’est à dire de notre contrée, comme elles le valent et sans en oublier, est méritoire, demande même peut être du courage. Durant combien de saisons, nos femmes, ont cueilli dans les près, à la place des fleurs, les organes de leurs enfants, dispersées par la guerre ? Le rouge sur leur jupe, n’est ni coquelicots, ni roses rouges. C’est le rouge du sang des petites gazelles qu’elles ont élevées de leurs mains. Je dis gazelles, comprenez ‘gazelles des montagnes’. [gazelle : “ceylan” en turc] Je commémore, Ceylan Önkol, profondément endormie sur la jupe de sa maman, à Lice. Cet événement gardera sa place, pour ceux et celles qui ont une conscience, comme un souvenir douloureux vécu dans la ruralité des contrées éloignées. L’esprit chargé du fardeau de la mort, mon dessein est simplement de faire en sorte que les souffrances de ces femmes passent à la postérité.
Dans la commune de Silopi, à Şırnak, Mère Taybet, tuée en rentrant de chez ses voisins, dont la dépouille est restée sur le sol sept jours durant… Dans les plateaux de villes de basse altitude les mois d’été sont longs. Ils ne passent pas vite. Surtout lorsqu’il s’agit de Cizre… Ils ne passent pas du tout, quand le printemps a déjà quitté Cizre depuis longtemps, et que dans une chaleur de désert, une dépouille d’enfant est mis dans le congélateur. Quand je pense aux femmes qui portent dans leur jupe, un corps dont le gémissement a cessé, et mettent dans leur réfrigérateur, en place de nourritures, des cadavres ; j’ai envie de prononcer “les femmes héroïques de la contrée”. Alors que ces femmes sont là, assises comme des reines dans mon cœur, je n’ai pas envie de commémorer Clara Zetkin, ni Rosa Luxembourg. Ma langue ne se délie pas pour parler d’autre héroïsme, si le foulard blanc de Mère Taybet tombé au milieu de la rue, erre encore sur la ville dont la fièvre ne cesse pas. Si l’odeur de la mort se mêle au vent tiède des nuits noires qui suivent les jours noirs, j’ai envie de dire “La journée de souffrances des femmes de notre région”. Quand je pense aux jupes rouges, ensanglantées, les frigos qui cachent la mort dans leur ventre, des pelles mécaniques passent aussi devant mes yeux, une par une. Ces pelles qui prennent leur place dans les armes de guerre. Pour vous, les pelles sont des engins de construction qui font des trous dans des chantiers et qui portent la terre aux camions. Or, malheureusement, hélas, elles portent, dans la décharge de la guerre, les bras et les jambes des morts, ces pelles… Comme à Cizre, ou par exemple à Sur.
Les rues de Sur étaient très étroites, je le sais, mais elles ouvraient leur bras à tout le monde, et murmuraient dans les oreilles, des chansons de fraternités anciennes. Ces rues avaient connu beaucoup d’Arménien.ne.s, de Chaldéen.ne.s, de Syriaques, de Kurdes, de Turcs.ques. La couleur de ses pierres était un peu trop sombre, c’était le seul défaut que je pouvais leur reprocher. Je sais, les rues de Sur étaient trop étroites, mais cette exiguïté n’était une raison, ni pour défaire notre fraternité, ni causer notre mort.
Dans ces rues étroites, sans ennuyer personne, dans le froid de canard de l’hiver, femmes et enfants portaient des savates. Comme ils étaient en paix avec leurs savates, sous la pluie, personne ne s’est jamais plaint pour cela auprès d’une quelconque administration officielle. C’était des femmes, qui avaient fait serment de porter le fardeau de la vie, et modestes devant la vie, au point de ne gêner personne. Nous étions celles et ceux qui acceptions une vie inacceptable, et oppressés des siècles durant, traités comme des parents éloignés de la civilisation, d’un monde sauvage qu’on sentirait le besoin d’apprivoiser. Pourtant, c’est nous qui avions enfanté de la première des civilisations au monde, et nous étions celles et ceux qui avions débuté une vie sédentaire, qui a influencé les autres civilisations. Individus, appartenant à l’immense Histoire ancienne, nous étions représentés dans des films, écrits par des gens mal intentionnés, comme des figurants laids, méprisés, associés aux crimes d’honneur. Nous étions des mensonges sans fondement, des rustres portant des kilos d’or autour de leur cou, faisant péter les armes dans des mariages, où tout le monde était des aghas [seigneurs] et aimant seulement danser le halay. Selon certains, nous étions des femmes vivant avec des hommes grossiers, qui ne comprenaient pas la finesse, qui ne savaient pas aimer, avec lesquels nous ne pouvions pas nous mettre à table. Or, nous n’avions pas d’or pour orner nos cous amaigris par la pauvreté, et n’étions pas de celles qui passaient à table après leur mari. Nous étions des femmes, qui avions des manques comme tout le monde sur la Terre, dont la vie boiteuse coure parfois, et quelquefois trébuche, mais qui essayions de nous lever malgré tout, des femmes éprouvées par la mort.
Türkan Elçi
Image à la une : Un dessin de Zehra Doğan