Le Dr. İbrahim Kaboğlu, juriste éminent, a été placé sur la liste des “licenciés” de l’université par le fameux décret du 7 février.
Le Dr. İbrahim Kaboğlu n’est pas n’importe qui pour la sphère juridique et constitutionnelle turque… Son nom est un des premiers cités, dès qu’il est question de “Constitution”. Il enseigne le droit constitutionnel à l’Université de Marmara, et il a formé des milliers de juristes en Turquie. Défenseur des droits de l’homme, scientifique, il a aussi enseigné dans de nombreuses universités prestigieuses du monde.
Il vient d’être licencié par le décret n° 868 du 7 février 2017, comme 329 autres universitaires. Avec ce scientifiques, chercheurEs ont été arrachéEs à leur métier, leur université, leur élèves, mais aussi ont perdu leur ancienneté, droit de retraite, qui pour İbrahim est de 43 années d’énergie et de travail rendu au service public.
Une interview réalisée par Hilal Köse pour le journal Cumhuriyet, met clairement devant nos yeux, le sentiment de révolte que ces purges peuvent éveiller chez les victimes. Comme le précise Hilal, “La tristesse d’İbrahim Kaboğlu est encore plus grande que sa colère.”
Le point de vue qu’exprime cette interview est bien sûr celui d’un juriste, qui défend une conception d’un “état juste”, d’un appareil d’état “au service de tous”, d’une justice universelle, qu’aurait sans doute un jour incarné la “république turque”… credo qu’à Kedistan nous ne partageons guère, puisqu’il ignore que la justice, elle aussi dépend des rapports de domination, des rapports de forces, en toutes occasions et en tous temps. Tenter de lui opposer une simple “universalité des droits humains”, tout en ne remettant pas en cause les fondements mêmes de toutes les “injustices” est une tâche de Sisyphe, tout autant que laisser croire qu’une Turquie qui s’est construite contre la mosaïque de ses peuples peut parvenir à cette universalité des droits humains. Il est remarquable qu’après plus d’un an de guerre, où Erdoğan a réussi le prodige de faire que son opposition ne soit pas unie, parce que confrontée au poison du kémalisme anti kurde, on puisse constater enfin une mobilisation de ceux qui se trouvent touchés à leur tour de plein fouet. Bien que İbrahim Kaboğlu soit un des signataires de la pétition des universitaires pour la paix, il défendait au lendemain du putsch raté à propos du mouvement kurde, la nécessité qu’il se joigne à la grande unité nationale pour la démocratie, rejoignant en cela les positions du CHP d’alors.
“Quand ils sont venus chercher… ” vous connaissez la suite. Désormais, tout le monde est dans le même bateau qui coule face au régime.
Souhaitons que ce dernier décret du 7 février soit justement un détonateur universel, à la fois pour le NON au référendum, et surtout à la pseudo “unité nationale” qui empêche toute convergence d’opposition.
Hilal — Que ressentez-vous en ce moment ?
İbrahim - Ce genre de pratiques donnent l’impression que les “avancées” ottomanes-turques n’ont jamais existé, que les terres anatoliennes n’ont jamais connu les notions de Droit et de droits de l’homme. Par conséquent, il m’est impossible de décrire ce que je ressens, par des mots. De plus, en tant que personne qui travaille dans le domaine des droits de l’homme, en devenant témoin des pratiques de décrets, j’ai la perception du fait qu’on serait arrivés presque sur le seuil d’un “effacement de la mémoire historique et collective”. Ceci peut être vu aussi, comme une insulte aux conquêtes de la société et à l’accumulation de savoir collective en Turquie.
Hilal - Vous avez formé jusqu’à aujourd’hui des milliers de juristes… Comment interprétez-vous cette .… qu’on fait subir à un nom tel que le votre ? Il y a eu des critiques, même à l’intérieur de l’AKP…
İbrahim - Avant tout, c’est blessant, déshonorant. Si ceux qui pratiquent ce genre de procédures, visaient leurs interlocuteurs, plus justement dit criblaient de balles “l’ennemi”, ce serait moins impressionnant. Réfléchissez, vous avez, en tant que juriste, quelques dizaines d’années d’expériences et d’accumulations, vous vous êtes battus pour inculquer à des futurs juristes, les notions de droit et de justice… Vous découvrez que pendant une nuit, votre nom est ajouté dans “un pack de loi-décret”, crée pour “les terroristes ayant fait une tentative de coup d’Etat”. Vous pouvez être sûr que votre coeur continuera à battre, le lendemain au réveil, si seulement vous avez la possibilité de réinitialiser votre mémoire et votre passé avant d’aller au lit…
Anticonstitutionnel…
Hilal - A votre avis, y a‑t-il une possibilité pour que cette décision de licenciement puisse être cassée par une quelconque autorité ? Que se passerait-il si vous sollicitiez la Justice, quelle sera le résultat ?
İbrahim - Avant tout, le fait que cette décision de non-droit ne soit pas prise, ou annulée est encore plus important que le fait qu’elle soit cassée. Ces propos très commun ne peuvent être acceptés “S’il y’a erreur, elle peut être rectifiée, s’il y a injustice, elle peut être réparée.” Ce genre de propos, veulent dire que les auteurs de ces procédures sont dans le doute sur la légalité de leurs propres opérations et les bases sur lesquelles elles reposent. Or, dans un Etat de Droit, chaque procédure doit posséder des bases juridiques, même sous l’état d’urgence. Sous l’état d’urgence, l’équilibre liberté-autorité peut être défait à l’avantage de l’autorité, mais l’administration sous l’état d’urgence est également un régime de Droit, possède donc des limites de lieu, domaine et temps, et est ouverte au contrôle juridique.
Ces points sont valables également pour les décrets de l’état d’urgence. Ceci est cadré, aussi bien du point de vue du contenu que de sa mise en oeuvre, par les articles 120, 121 et 15 de la constitution. Chaque décret est promulgué par le Cabinet de ministres qui se réunit sous la présidence du Président de la République. Malgré cette règle constitutionnelle claire, la plupart du temps, il n’y a pas de correspondances, entre les dates de publication des décrets sur le journal officiel et l’agenda des réunions du Cabinet de ministres. Par exemple, le décret du 7 février est basé sur une réunion qui se serait déroulée le 2 janvier. Et cette pratique éveille cette impression : Le Conseil des ministres se réunit sous la présidence du Président de la République, une fois. Ensuite, dans les jours, les semaines qui suivent plusieurs décrets sont promulgués. Cette procédure est clairement anticonstitutionnelle. Cette pratique éveille de sérieuses suspicions sur le glissement de l’utilisation de l’autorité, des autorité politiques vers la bureaucratie administrative… La pratique de décrets sous l’état d’urgence est clairement anticonstitutionnelle et contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, et aussi, les méthodes d’amendements successifs des lois sont des méthodes qui rendent les voies de recours juridiques particulièrement difficiles et inefficaces, donc une méthode prohibitive…
L’Imam peut s’exprimer, mais pas moi
Hilal - Est-il possible que vous passiez une telle épreuve, parce que vous aviez dit “On ne peut pas écrire une Constitution sous état d’urgence” ? Le processus de changement de constitution avance au galop, la date du référendum a été déclarée [16 avril 2017]. A votre avis, quel peut être le résultat ?
İbrahim - L’avis “On ne peut pas écrire une Constitution sous état d’urgence” est confirmé chaque jour qui passe. Si c’est à cause de cet avis que mon nom a été ajouté dans “le décret de putsch-terrorisme”, la légitimité du processus du changement de constitution devient encore plus discutable. Les contradictions du contexte dans lequel nous nous trouvons se rajoutent. Un directeur d’université, un préfet, un gouverneur, un imam peut exprimer son avis sur le changement constitutionnel, mais les spécialistes de droit constitutionnel ne le peuvent pas. Moi, je n’ai jamais été témoin qu’un “processus de changement constitutionnel sans les constitutionnalistes” soit bâclé de cette façon. Sur les écrans de télé qui nous rappellent les “séries roses” d’Amérique latine du passé, combien de constitutionnalistes se trouvent-ils une place dans les soit disant “émissions de débat sur la constitution” ? Cette situation, à part entière, bafoue le “droit constitutionnel de s’informer”. Par conséquent, il faudra considérer les résultats du référendum selon cet environnement.
Hilal - Que se passera-t-il si le résultat est “Oui” ?
İbrahim - Les voies et les méthodes utilisées pour le “Oui” et qui empêche de former l’opinion publique constitutionnelle, donnent des éléments inquiétants sur les pratiques dont nous témoignerons après un “Oui” éventuel… C’est pour cela que, il ne sera pas facile de qualifier cela ensuite de nouvel ordre constitutionnel” même si cela porte une date récente.
Une pollution d’information constitutionnelle
Hilal - Quelles sont les raisons de ces retours en arrière ?
İbrahim - La rupture la plus profonde de l’histoire Ottomane-turque. Mais il n’y a pas de raison qui rend cela légitime. On peut très rapidement souligner trois raisons.
La première : Les contradictions de l’AKP entre les acquis du régime parlementaire et l’histoire ottomane-turque (particulièrement l’histoire politique et constitutionnelle).
La deuxième : La contradiction entre la période de 14 ans de pouvoir de l’AKP et la thèse qui prétend que l’AKP porterait la Turquie au seuil de “la démocratie avancée”.
La troisième : La contradiction de l’AKP avec son propre électorat : Les rapports et projets de constitution, préparés par des organisations proches de la base du parti, sont plutôt pro-régime parlementaire. Ils sont donc étrangers au contenu du projet de changement constitutionnel voté à l’Assemblée Nationale.
Hilal - Comment considérez-vous la campagne de “Oui” de l’AKP ?
İbrahim - Il est difficile de la considérer comme une campagne du parti AKP. C’est une campagne d’Etat, oui, une mobilisation générale pour le “Oui”… Dans un tel environnement, il n’est pas possible que le libre arbitre puisse s’exprimer. Parce que ce n’est pas le “droit de l’information constitutionnelle” qui domine, mais “une pollution d’information constitutionnelle”.
Je ne trouve pas de terme juridique
Hilal - Nous avions discuté lors de notre entretien précédent. Alors que les milieux universitaires en France vous conseillaient avec insistance, de vous installer à Paris, vous aviez répondu “Non”… Que deviendront vos cours à la Sorbonne ?
İbrahim - J’ai commencé la semaine dernière, mes cours à l’Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3) en tant qu’enseignant invité pour 3 mois. Mais pour que je puisse également continuer mes cours à l’Université de Marmara, nous avons organisé les cours à Paris, sur quatre semaines en février, mars et avril. J’ai complété ma première semaine et je suis rentrée et trois jours plus tard, avec l’ajout de mon nom dans le “décret d’organisation terroriste”, non seulement mon travail de 43 années de fonction est terminé, mon passeport est également supprimé. Cela veut dire que, si ce décret qui n’a absolument aucun lien avec le droit, n’est pas rectifié, je ne vais pas pouvoir aller à Paris, et je ne vais pas pouvoir y enseigner non plus. En résumé, Le Président de la République, le Premier ministre et les ministres qui ont posé leurs signatures, ne sont probablement pas au courant que mon nom a été ajouté dans ce “décret de putsch”, mais ceci génère des conséquences qui me prive de mes droits nationaux et internationaux. Je ne trouve pas de terme juridique pour qualifier cette sanction.
Image à la une : İbrahim Kaboğlu, photo Nur Banu Kocaaslan / Diken
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