Nous invi­tons une nou­velle fois nos cama­rades du blog Ne var ne yok, au coeur du mag­a­zine, par l’en­trem­ise de Dünya, pour un reportage qui con­firme toute la détresse dans laque­lle sont plongées les pop­u­la­tions du Bakur, et rap­pelle l’acharne­ment éta­tique à détru­ire sociale­ment, cul­turelle­ment, le peu­ple kurde, après avoir assas­s­iné nom­bre de ses mem­bres, et empris­on­né tant ses représen­tants poli­tiques qu’une par­tie de l’op­po­si­tion pop­u­laire, et en pre­mier lieu les femmes.


Dünya, une cama­rade de Diyarbakır, a bien voulu répon­dre par mail à quelques-unes de nos ques­tions en cette fin de mois de décem­bre 2016.

Alors que l’État turc veut réduire au silence toute cri­tique et désir de lib­erté, voici ce qu’elle nous racon­te de sa vie là-bas. Cela donne un rapi­de aperçu de l’ambiance en ce moment dans la cap­i­tale du Kurdistan…

Salut Dünya ! Com­ment vas-tu ?

Bon­jour ! Je vais bien, mais j’ai dû un peu m’éloigner de tout ce que j’ai vécu dernière­ment, et je suis par­tie à Istan­bul. J’essaie de vivre la sérénité que vous vivez en France mal­gré toutes les choses inévita­bles que l’on peut vivre ici au Kur­dis­tan. Il faut vrai­ment que je me décide à chercher du tra­vail à Amed (Diyarbakır). Ou alors je vais à Istan­bul pour y tra­vailler. Mais je n’ai tou­jours pas décidé. J’aime vrai­ment Amed. Mais comme il y a beau­coup de moments dif­fi­ciles à Amed ces derniers temps, je crois que je ne vais pou­voir vivre nulle part, car je ne me sens bien nulle part. La douleur du Kur­dis­tan est là dans mon cœur, elle me suit partout.

Que fai­sais-tu comme tra­vail ? Et qu’imagines-tu faire aujourd’hui ?

J’ai été à l’université d’Istanbul où j’ai étudié la langue turque et la lit­téra­ture. J’ai fait pas mal de boulots dans ma vie, dans la presse et dans le tex­tile notam­ment. Et ces 2 dernières années à Amed, j’ai eu un poste à la munic­i­pal­ité de Sur [le quarti­er his­torique d’Amed]. Mais en décem­bre 2015 on a tou.te.s été viré.e.s. Les premier.e.s employé.e.s de mairies au Kur­dis­tan à avoir été désigné.e.s et viré.e.s par l’administration turque sont celles et ceux de la munic­i­pal­ité de Sur. Et tout par­ti­c­ulière­ment celles qui tra­vail­laient sur la ques­tion des droits des femmes. Les femmes de la munic­i­pal­ité n’ont pas seule­ment été licen­ciées, mais un bon nom­bre d’entre-elles ont été mis­es en garde à vue. Et nous qui ne nous sommes pas faites embar­quer, nous avons organ­isé des man­i­fes­ta­tions de sou­tien pour dénon­cer ces agisse­ments. La plu­part des femmes qui se sont trou­vées sans emploi ont leurs maris en prison et se retrou­vent sans ressources. En bref, nous sommes toutes sans tra­vail. L’État a con­staté que des femmes étaient respon­s­ables de dif­férentes organ­i­sa­tions : il y a vu un dan­ger et n’a pas toléré cela…

A quoi est dû ce change­ment de poli­tique de la part de l’État ?

Il y a plusieurs raisons. Ce dont je viens de par­ler en est une. Et une autre est le fait que beau­coup de munic­i­pal­ités [tenues par le HDP] ont déclaré leur autonomie [à l’automne 2015]. Celle de Sur aus­si, et l’État a com­mencé à y faire la guerre. Pen­dant les 113 jours de résis­tance [des habitant.e.s et des groupes d’autodéfense de Sur au siège des forces spé­ciales], l’administration turque a com­mencé à pren­dre des mesures anti­dé­moc­ra­tiques. Ensuite, à par­tir de juil­let 2016 a été déclaré l’état d’urgence. La démoc­ra­tie a été mise de côté et les munic­i­pal­ités des villes du Kur­dis­tan ont été mis­es sous tutelle de l’État par la force. [53 munic­i­pal­ités au jour d’aujourd’hui, début 2017.] En fait, les per­son­nes élues par le peu­ple on été rem­placées par des tuteurs ou des préfets choi­sis par l’État.

Dans quelle sit­u­a­tion se trou­vent les prisonnier.e.s ? As-tu des nouvelles ?

Depuis la déc­la­ra­tion de l’état d’urgence, les gens sont placés en garde à vue ou incar­cérés sans procès et pour n’importe quelles raisons. On est passé dans une péri­ode où la démoc­ra­tie est lit­térale­ment piét­inée. Dans les pris­ons il n’y a plus de place. Je le sais d’une amie qui a été incar­cérée sans juge­ment. Dans des cel­lules de 20 places, l’administration entasse jusqu’à 45 per­son­nes. Il y a pour cette rai­son de gros prob­lèmes d’hygiène. L’amie qui est en prison tra­vail­lait à la munic­i­pal­ité et était respon­s­able d’un syn­di­cat. C’est pour cela qu’elle a été arrêtée. Sa sœur a été arrêtée pour les mêmes raisons et attend égale­ment un juge­ment. Elles sont séparées de leurs enfants et ça me rend vrai­ment triste. Les con­di­tions de déten­tions sont très mau­vais­es : out­re les prob­lèmes d’hygiène, de nom­breuses mal­adies traî­nent, il n’y a pas de chauffage, et le cour­ri­er est très mal dis­tribué… Et depuis la mise en place de l’état d’urgence plus per­son­ne ne peut ren­dre vis­ite aux cama­rades détenu.e.s mis à part des mem­bres de leurs familles.

Zehra Doğan Dünya

Dessin de Zehra Doğan
2017, Prison de Mardin
(Cliquez pour agrandir)

Le quarti­er de Sur est dans quel état ? Que s’y passe-t-il actuelle­ment ? Est-ce que tout le quarti­er a été détru­it ? Les travaux ont-ils com­mencé ? Quelle est la sit­u­a­tion de celles et ceux qui habitaient là-bas ?

Après le siège des forces spé­ciales et l’attaque mil­i­taire, Sur n’a pas réus­si à s’en remet­tre. Mal­heureuse­ment ce qui s’est vécu dans les années 1990 est à nou­veau là ! Les habitant.e.s qui ont été forcé.e.s de quit­ter Sur sont parti.e.s. Et celles et ceux qui sont resté.e.s, l’ont fait soit parce qu’ils n’avaient pas d’autres endroits où aller, soit par attache­ment sen­ti­men­tal à leur quarti­er et à leurs racines. Beau­coup de gens se retrou­vent expro­priés, ils se font pren­dre leurs ter­rains et leurs maisons. Et ce que l’État pro­pose en échange n’a stricte­ment aucune valeur en com­para­i­son. L’État les force à ven­dre et accélère ain­si la coloni­sa­tion de Sur. Les travaux ont déjà com­mencé et les pro­jets urban­is­tiques sont prêts. 5 quartiers sont tou­jours sous cou­vre-feu et sont en train d’être finis d’être rasés alors que un nom­bre impor­tant d’habitations restaient intactes. La destruc­tion faite par les tanks a lais­sé place à celle faite par les bull­doz­ers. Main­tenant il n’y a plus de quartiers, plus de maisons. Cela fait 6 mois qu’ils pré­par­ent leur pro­jet de coloni­sa­tion. Il leur fau­dra 6 mois de plus pour con­stru­ire leurs immeubles. Et quand les habitant.e.s pour­ront revenir dans leur quarti­er, ils ne ver­ront que ces nou­veaux immeubles en béton et ne pour­ront pas récupér­er les maisons qu’ils avaient avant. Ce que l’État a voulu pren­dre, c’est leurs biens et leur his­toire. Et bien­tôt, il voudra leur reven­dre ces nou­veaux apparte­ments, à crédit pour les attach­er pen­dant 20 ans.

Dans quelle mesure la police et l’armée sont-elles omniprésentes à Amed ? Est-ce qu’elles sont tou­jours là mal­gré la lev­ée des cou­vre-feux ? La pop­u­la­tion con­tin­ue-t-elle à manifester ?

Mal­gré le retrait des cou­vre-feux, il y a une grande présence des forces spé­ciales dans toute la ville. Comme je le dis­ais plus haut, à Sur, il y a eu une rude guerre qui a lais­sé des traces mal­heureuse­ment indélé­biles. Et comme je le dis depuis le début de l’entretien, depuis la ten­ta­tive de coup d’état des gülenistes, la police arrête qui elle veut comme ça dans la rue. Si tu te regroupes à 15 ou 20 per­son­nes tu peux être arrêté et pren­dre un mois de prison. On est plus aus­si libre qu’avant lorsque nous fai­sions nos man­i­fes­ta­tions. On ne peut plus faire de pris­es de paroles ni de man­i­fs ni rien. Le pays est en train d’être dirigé de manière monarchique.

L’État veut, sem­ble-t-il, faire exis­ter un vrai black-out médi­a­tique en Turquie, et plus encore au Kur­dis­tan. La pop­u­la­tion arrive-t-elle quand même à s’informer ?

L’État a très bien su met­tre en place – et il l’a fait bien con­sciem­ment – ce black-out médi­a­tique. En coupant ou en cen­surant tous les médias – radios, tv, presse… Du coup, la pop­u­la­tion essaye de s’informer comme elle peut, notam­ment par twit­ter par exem­ple. Mais les réseaux soci­aux com­men­cent à être attaqués égale­ment et les gens de plus en plus pour­suiv­is. Et à Amed, l’État prend le luxe de ralen­tir le débit d’internet ou de le fer­mer car­ré­ment, pour, ain­si, couper tous les moyens que les gens ont pour com­mu­ni­quer. Et ce que le pou­voir veut absol­u­ment cacher, c’est les guer­res de fac­tions en son sein.

Mais bien-sûr, les médias alter­nat­ifs trou­vent des moyens et des canaux de dif­fu­sion, même si cela est dif­fi­cile. Le mou­ve­ment des femmes a com­mencé à se redonner des moyens de dif­fu­sion, et d’autres suiv­ent. Il y a une vraie atten­tion des gens à l’information, et même une ébauche d’un minus­cule chemin vers l’info devient un espoir pour nous tou.te.s. Les médias ne s’arrêtent pas et con­tin­u­ent d’exister…

Cizre, Şır­nak, Nusay­bin… Dans quelle sit­u­a­tion sont les villes qui ont subies les sièges des forces spé­ciales ? Com­ment font les habitant.e.s pour survivre ?

Toutes ces villes ont été com­plète­ment détru­ites. Il n’en reste plus rien. Mal­heureuse­ment les gens vivent en ce moment dans des tentes, et les forces spé­ciales attaque­nt même ces campe­ments de for­tune. Ces gens-là n’ont pas de solu­tions. Les aides, il y en avait mais l’État a fer­mé par décret toutes les asso­ci­a­tions qui s’en occu­paient. Ces aides ont donc dimin­ué. La sit­u­a­tion est très cri­tique en ce moment. On a beau amen­er de l’aide – du matériel et de l’argent –, ça n’est pas suffisant…

Est-ce qu’une par­tie des habitant.e.s du Kur­dis­tan de Turquie émi­grent ? Où vont-ils : en Turquie, en Europe ?

Oui, quand c’est la dernière solu­tion, les gens s’en vont. Quand ils sont virés de leur tra­vail et de leur mai­son, ils sont mal­heureuse­ment poussés à par­tir. Ceux qui ont quelques pos­si­bil­ités vont à l’ouest de la Turquie, et ceux qui en ont encore un peu plus essaye de gag­n­er l’Europe. Amed avait accueil­li, ces dernières années, beau­coup de gens de Kobanê et de Shen­gal. Mais d’après ce que l’on sait, eux aus­si s’en vont. Il y a une baisse et des change­ments anor­maux dans la pop­u­la­tion de Amed. Main­tenant la Turquie n’est plus du tout un endroit sûr pour y migr­er car tout le monde sait que c’est la guerre ici, dans le sud-est…

Où en est le mou­ve­ment des femmes en ce moment ? On a vu qu’il y a eu au mois de décem­bre 2016 une grosse mobil­i­sa­tion des femmes con­tre le pro­jet de loi légal­isant le viol en Turquie. Y a‑t-il eu des man­i­fes­ta­tions au Kurdistan ?

Le mou­ve­ment des femmes du Con­grès des femmes (KJA) a changé de nom et désor­mais s’appelle Tewgera Jina Aza­di (TJA). Bien-sûr que les travaux con­tin­u­ent, mais depuis l’arrestation et la déten­tion de Ayla Akat [mem­bre du BDP à Bat­man] les travaux ont ralen­ti. Le pro­jet de loi sur le viol a rassem­blé des mil­liers de femmes. Et la ten­ta­tive du gou­verne­ment de pass­er en force cette loi s’est retrou­vée face à la con­science des femmes qui ont sen­ti un grand dan­ger venir. Mais le dan­ger en Turquie est là à tout moment. C’est pas parce que cette loi a été ajournée aujourd’hui que le dan­ger est passé. Tant qu’on aura pas réglé les choses à la racine, l’État con­tin­uera de soumet­tre les femmes à ses lois. Il pré­tend que c’est pour pro­téger les femmes, mais en réal­ité c’est pour les ren­dre plus vul­nérables, pour les met­tre en dan­ger, et l’objectif étant d’augmenter les vio­lences et agres­sions sex­uelles à leur égard. Est-ce que cette mobil­i­sa­tion a eu lieu au Kur­dis­tan ? Bien-sûr qu’elle a eu lieu ! Mais elle n’a pas trop été ren­due vis­i­ble, car ici, avant même de se faire vio­l­er, on se fait tuer directe­ment… Ça fait 2 ans que nous vivons une forte attaque mil­i­taire menée par l’État oppresseur et total­i­taire, et ça nous laisse peu de temps à met­tre ailleurs. On est vrai­ment dans une péri­ode où la démoc­ra­tie est vrai­ment bafouée. On se cram­ponne comme on peut au peu de droits humains qu’il nous reste. On s’oppose pas sim­ple­ment à la loi con­tre le viol, on lutte chaque jour con­tre toutes les vio­la­tions des droits humains…

Beau­coup d’écoles ont-elles fer­mé à Amed ? Com­ment vont les enfants ? Com­ment réagis­sent-ils à la sit­u­a­tion actuelle ?

Mal­heureuse­ment, dans les secteurs où la guerre à frap­pé et où il y a eu des com­bats, les pro­grammes d’éducation ont beau­coup ralen­ti. Et cer­tains enfants n’ont même plus accès aux écoles : cer­taines écoles ayant fer­mé, les enfants ont été ren­voyés vers d’autres écoles qui sont bien trop loin pour qu’ils puis­sent s’y ren­dre. Du coup, beau­coup d’enfants sont trou­blés et sont atteints psy­chologique­ment, et le sys­tème édu­catif est « cassé » depuis une année. Beau­coup de pro­fesseurs ont été virés car ils apparte­naient aux syn­di­cats de l’éducation. Ça aus­si, a son effet sur les écoles. Il y a un sys­tème édu­catif, mais les enfants n’y ont plus accès. Les enfants de Sur sont dans une péri­ode de rémis­sion trau­ma­tique ; ils sont suiv­is par dif­férentes asso­ci­a­tions pop­u­laires qui s’occupent d’eux. En ce moment, si on regarde à l’échelle de la Turquie, le sys­tème édu­catif est vrai­ment mis à mal. Et à Amed, c’est deux fois pire.

A ton avis Dünya, com­ment la sit­u­a­tion générale va-t-elle évoluer ?

La sit­u­a­tion ne va pas s’arranger facile­ment, tant que l’État ne change pas son regard et son atti­tude avec les Kur­des. Je pense même que la sit­u­a­tion risque de s’aggraver.


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