A Istanbul, dans plusieurs quartiers, et dans d’autres villes où se trouvent nombre de réfugiés syriens, des heurts et des incidents violents se déroulent de plus en plus, alimentés également par ce qui ressemble fortement à une campagne médiatique.
Les esprits se chauffent avec des « thèses » du genre « Les réfugiés violent nos femmes et nos filles, ils nous agressent, ils nous volent, ils font de la prostitution, nous sommes envahis d’enfants syriens qui mendient… ». Il n’est pas rare que les habitants « excédés par le comportement des syriens » s’attaquent aux réfugiés « envahisseurs » en groupe ou en famille pour les « virer » de « leur » quartier.
Certains médias orientés, mettent de l’huile sur le feu, en relayant systématiquement ce genre d’incidents, et cela augmente les tensions.
Par exemple le journal peut écrire dans l’article « Un meurtre commis dans dans la zone industrielle Aykosan à Istanbul. Et certains témoins avançaient la thèse que les meurtriers seraient des syriens » mais ne pas hésiter à le publier dans le même temps sous cette manchette :
« Les incidents venus des syriens ont exaspéré les habitants ! ‘Ils décapitent des gens !’ »
Qu’une campagne médiatique surgisse si facilement, quand on connaît l’état de la presse en Turquie, devrait nous mettre la puce à l’oreille et nous faire lire entre les lignes, puisqu’on la retrouve aussi bien dans la presse inféodée que dans celle encore un peu “critique”.
Des campagnes de demande de Référendum contre une supposée naturalisation des réfugiés sont lancées. Les doigts pointent haineusement les réfugiés avec des propos « Les Turcs payent des impôts, les Turcs sont au chômage, les turcs vont au service militaire, les Turcs tombent sur le front, et les syriens vivent gratis ! ». (1)
Sur les réseaux sociaux, et dans les conversation en intimité, les langues se délient encore plus facilement. Cette vague haineuse met d’accord entre eux aussi bien les ultranationalistes que les kémalistes. Celles et ceux qui se considèrent de « gauche », « progressistes », “laïcs”, rejoignent ce choeur à l’unisson sur les réseaux sociaux. Aux ambiances de rue haineuses, se joignent des anti Erdogan patentés avec des arguments spécieux. La chanson qui en sort est exactement celle du FN français, ou du Pegida au final.
“Ne louez pas de local commercial et appartement aux syriens, ne faites pas vos courses dans leurs commerce. Qu’ils aillent se faire foutre, qu’ils aillent défendre leur pays, ces chacals… En tant que “nation turque”, nous DEVONS DEJOUER ce piège !” (2)
« Il y en a trop. On est envahis » disent-ils les plus gentils… Les plus énervés ajoutent : « Ceux qui les veulent, ils n’ont qu’à les adopter officiellement », « Ceux qui les défendent, n’ont qu’à les héberger chez eux ». « Je ne veux pas respirer le même air que les syriens ! » s’écrient d’autres.
Les Syriens détiendraient (sources AFAD “direction des urgences et catastrophes, liée au premier ministre”) une place importante (avant les allemands, et les irakiens, en troisième place) dans la part des étrangers qui “entreprennent” en Turquie, en créant des entreprises. Depuis 2011, 4.456 entreprises ont été crées par des Syriens qui ont investi 666 millions de livres turques pour cela. Les villes favorites des entrepreneurs syriens sont Istanbul, Gaziantep, Mersin et Hatay, et ils exercent dans les secteurs du bâtiment, du commerce, de la restauration et du textile.
Les Syriens ne sont pas des « réfugiés » en Turquie. Car le statut de « réfugié demandeur d’asile » n’est pas reconnu pour eux. Pour la Turquie, ils s’agit d’« hôtes ». C’est le terme courant employé par les autorités. La Turquie a bien signé les conventions internationales de 1951, mais s’est réservée le droit, à la signature, de restreindre cet “asile” aux seuls ressortissants du “continent européen”.
Selon ce Droit et ces conventions internationales, les « réfugiés » ne peuvent pas être renvoyés dans leur pays d’origine, ou exilés dans d’autres pays, dès lors où ils ont un statut qui les protège. Les « hôtes » si. C’est cette structure qui donne la possibilité au gouvernement turc de lancer les menaces habituelles en direction de l’UE « Payez, sinon on les lâche chez vous ». Et pourtant, à la fameuse signature du deal UE/Turquie, personne n’ignorait ces faits.
Si le gouvernement acceptait le statut de « réfugié demandeur d’asile » pour les Syriens, il se mettrait sous l’obligation, en respect des conventions, des responsabilités et devoirs supplémentaires, comme par exemple empêcher la circulation d’armement dans les camps (c’est le cas en zones frontalières où des djihadistes transitent), installer les camps loin des régions “zones de conflits”, mettre en oeuvre une assistance matérielle et financière à la survie… etc…
Les Syriens, quand ils ne sont pas en simple transit pour tenter d’atteindre l’UE, attendent que la guerre se termine pour rentrer chez eux. Leurs familles, leurs maisons, leurs villes sont là bas. Ils savent aussi qu’en Turquie ils ne retrouveront jamais les « conditions de vie » qu’ils avaient dans leur pays, voire leur statut social. Dans les régions syriennes qu’ils ont quitté, ils pouvaient accéder à la crèche, l’école, dans des plus grandes localités, le lycée, le théâtre, les bibliothèques, des foyers de santé, l’hôpital, et avec des conditions de gratuité parfois.
Ne croyez pas que nous essayons de vous dire que la Syrie était un paradis. Bien sur que non. Mais ce n’était pas la jungle sociale non plus, pour la classe moyenne…
C’est bien la guerre contre les civils et les destructions, la disparition du tissu social, qui a poussé à quitter sa maison, son pays, et à se retrouver comme « réfugié » dans un autre pays.
La plupart des syriens, pensent aujourd’hui, qu’ils ont commis une erreur en venant ou restant en Turquie. Bien sur, selon les moyens financiers, les formations et la classe sociale de chacun, il y a des parcours de vies très différents. Mais, quels qu’ils soient, on ne peut pas prétendre aujourd’hui que tous les Syriens sont “heureux” de vivre en Turquie.
Selon AFAD toujours, plus de 256 mille syriens vivent dans des camps sur les 2,7 millions de réfugiés syriens se trouvant en Turquie. Seulement 10% des syriens sont donc hébergés dans les camps “officiellement”.
Les médias pro gouvernement parlent de « la vie rêvée des syriens en Turquie ». Les conditions de vie difficiles, l’exploitation sous rémunérée de l’immense majorité d’entre eux, le fait qu’ils soient poussés à la mendicité, à la prostitution, au travail des enfants, ne sont jamais abordés.
Un amalgame constant est fait avec les “investisseurs” syriens qui dès le début de la guerre, sont venus en zones frontalières pour les affaires, tout en mettant leurs familles à l’abri.
Ils passent par ailleurs sous silence aussi l’existence des membres de Daesh, ou les familles de djihadistes syriens toujours soutenus par le régime Erdogan, fondus parmi les réfugiés, et le danger qu’ils représentent aussi bien pour la Turquie que pour la Syrie.
Bien sûr, ces médias ne parleront non plus jamais du fait que la majorité de ces gens, sont arrivés en Turquie du fait même des politiques de la coalition dont le gouvernement AKP fait partie, et du soutien matériel et armé apporté à des groupes djihadistes radicaux.
Les mêmes médias, se mettent maintenant à encourager la haine et la xénophobie, qui ne feront qu’augmenter toutes les souffrances déjà présentes.
Nous sommes donc devant une nouvelle phase.
“l’Europe a vendu le problème des réfugiés contre 3 milliards d’Euros, et a réussi donc, grâce à Erdogan, à transformer le problème international en un problème interne à la Turquie”. Voilà la version d’autres médias moins inféodés, mais qui, par nationalisme, soufflent aussi le “rejet”. La solution que la Turquie peut apporter, selon ceux là, est assez simple. “Elle doit arrêter de soutenir les gangs en Syrie, et fermer ses frontières, conformément au Droit international, aux gangs djihadistes. Dans ce cas les syriens commenceront à retourner dans leur pays. Non pas « renvoyés de Turquie » mais à leur convenance”. Le sous entendu du rapprochement nécessaire avec le régime de Bachar, après l’amende honorable faite au régime Poutine, est à peine voilé. Mais, disent-ils encore, “Erdogan a toujours l’intention d’utiliser les Syriens, qu’il a transformés en atout international, cette fois, comme atout de politique intérieure. Il met donc dans l’actualité, la naturalisation des syriens”. Cette dernière affirmation repose sur le fait qu’effectivement, lors des dernières élections, le régime aurait joué cette carte, pour obtenir un renfort électoral, et qu’Erdogan en personne en a reparlé.
Cette partie “nationaliste” et/ou kémaliste, des “observateurs et commentateurs” poursuivent en disant :
“Auront-ils des droits pour vivre leur culture, accéder aux écoles dans leur langue ? Leur naturalisation arrêterait-elle leur exploitations ? Seront-ils utilisés comme des « produits de remplissage démographique » ? S’ils souhaitent demain, rentrer dans leur pays, ou posséder un passeport syrien, auront-ils la double nationalité ? Ces populations seront-elles « ajoutés » dans les rangs de l’armée de l’AKP comme de nouvelles unités, et donc à l’électorat d’Erdogan ? Quelles sont les garanties qu’elles ne subiront pas de pressions ?”
Quelque précisions sur le statut des syriens en Turquie
La Turquie signataire de la Convention de Genève en 1961, a signé également le protocole des statuts de réfugiés en 1967, mais a choisi de poursuivre le principe de limitation géographique établi par la convention de Genève.
En résumé, la Turquie n’accepte pas ceux qui viennent de pays (hors continent européen) comme “demandeur d’asile”, mais elle les autorise sur le territoire jusqu’à ce qu’ils soient réinstallés dans un tiers pays. Les personnes cherchant une protection en arrivant en Turquie, ne peuvent faire qu’une demande de statut de réfugié simple. Jusqu’à ce qu’elles l’obtiennent, elle sont considérées comme « demandeur de protection internationale ». Dans le droit turc, le concept « demandeur d’asile » n’existe pas.
Plus de 2 millions de syriens qui se trouvent actuellement en Turquie sont donc sous le statut de « protection temporaire » et selon la loi 6458, n’ont pas droit de demander un statut de réfugié qui nécessite une demande individuelle.
Il y a cinq jours Erdogan avait déclaré : “Nous avons la possibilité de rendre ces gens productifs. De plus, nous pouvons tirer profit de ces gens avec lesquels nous avons des valeurs communes, et supprimer les conditions difficiles dans lesquelles ils vivent.” et il a ajouté ” Les pays occidentaux ont ouvert leurs portes à des Syriens qualifiés, mais malgré cela le nombre reste très faible.”
Ses partisans ont donc poussé plus loin en faisant écho à leur leader. Par exemple le députe AKP Bülent Turan précisait, qu’il y aurait plusieurs critères : “La naturalisation des syriens pourraient être faite, si seulement le dossier, selon les rapports des renseignements, est vierge, s’il parle le turc, s’il apporte de la valeur ajoutée au pays…”
Mais terminons donc avec un discours de ministre comme on aime… C’est le Ministre des Eaux et Forêts Veysel Eroğlu qui répond à la question d’un journaliste avant hier :
« Concernant la naturalisation des réfugiés syriens, y aurait-il des critères ? Si oui, les quelles ? »
Bien sur qu’il y aura des critères. Et ils seront particulièrement observés sur ces points. Ceux qui ne correspondent pas ne pourront pas devenir des citoyens [turcs]. Il y a des critères bien précis pour cela.
L’Europe a agi plus vite. Il y avait beaucoup de gens instruits en Syrie. Moi aussi, j’avais des amis de là-bas. l’Europe a malheureusement attrapé tous ces gens en vol. l’Europe est très futée. Elle ne soutient rien, mais elle a pris les universitaires sélectionnés, des spécialistes. Finalement, c’est le côté futé de l’Europe.
Maintenant, c’est nous qui nous occupons de 3 millions de nos frères et soeurs syriens. Ils allaient [l’Europe] soit disant faire une aide. Aucune aide n’est venue à ce jour. Nous pensons qu’elle va venir. Nous dépensons pour eux [les syriens] d’ors et déjà 12, 13 milliards de livre turques (4 milliards d’euros environ). l’Europe est trop serrée, elle plonge. Par contre la Turquie, grâce à leurs [syriens] prières et reconnaissance, a un potentiel de croissance de 5%, et se trouve dans les premiers quatre meilleurs taux de croissance mondiaux. C’est Allah qui donne la fertilité, pour eux [syriens].
Il n’en fallait donc pas davantage pour qu’un front “national” s’établisse sur le sujet, dont Erdogan, à court terme, pourrait pourtant tirer bénéfice.
Quand en Turquie, les kémalistes reprennent les critiques adressées à la Turquie par la droite et l’extrême droite européenne (voire par les sociaux libéraux), en reprenant dans le même élan la xénophobie “anti réfugiés” à leur compte, on voit déjà qu’ils font fausse route. Grossièrement, ils critiquent une “politique d’accueil” des réfugiés syriens par Erdogan qui n’existe pas dans la réalité, et encouragent toutes les haines intérieures en même temps. Ils encouragent aussi le régime AKP à faire cesser les “causes”, et donc à revenir à de meilleures intentions avec Bachar, et l’allié russe. Là, Erdogan pourrait bien saisir la balle au bond.
Regardons la réalité en face, et constatons que “l’accord UE/Turquie” traîne au niveau des “versements européens”. Par pure tactique politique, Erdogan laisse à la fois se développer une campagne “anti réfugiés”, pour se ménager un soutien populaire en cas de nécessité pour lui de rompre l’accord, et rappelle pourtant à l’UE tous les efforts qu’il entreprend, en parfait maître chanteur. Quant à un éventuel virage au sujet du régime syrien, il est déjà engagé, par le réchauffement avec Poutine, et la reprise des relations avec Israël, gage donné aux USA en pleines élections.
Les kémalistes pourraient bien se retrouver piégés dans cette affaire, complices d’une campagne xénophobe et nationaliste, et contraints d’acquiescer sur les virages syriens. Ils ont déjà soutenu par défaut les exactions contre les Kurdes, au nom de la patrie menacée… Ils devraient pourtant savoir depuis le temps, qu’un Erdogan, sous ses allures de “bigot innocent”, est passé maître dans la rouerie politique et l’instrumentalisation de la haine nationaliste à son profit exclusif.
Alors, un nouveau “front” de la haine vient de s’ouvrir en Turquie, et nous ne pouvons que mettre en garde une nouvelle fois les partisans de la théorie de “l’ennemi de mon ennemi”, qui verraient dans cette apparente campagne anti Erdogan, prétexte à relayer ce qui sur place, contribue à attiser la haine et le refus des réfugiés.
Nous l’écrivons d’autant plus fort, que nous savons qu’un discours “national” est de plus en plus présent dans les pays européens, sur le même sujet “réfugiés”, qui mêle lui aussi des “bords” en principe opposés.