Reportage et témoignage du jour­nal­iste Osman Oğuz pub­lié le 24 févri­er sur Poli­tikArt et sur son blog, sur la résis­tance de Cizre. Nous pub­lions la ver­sion en français avec son aimable autorisation.


A l’époque où nous étions étu­di­ants à l’Université de Dicle à Amed (Diyarbakir), nous étions logés ensem­ble avec Serxwe­bûn. Lors des boy­cotts tra­di­tion­nelle­ment très ani­més, des actions qua­si quo­ti­di­ennes du cam­pus, on se salu­ait, on scan­dait des slo­gans ensem­ble. Ensuite, nos chemins se sont séparés, le sien, l’a amené dans le brasi­er. Le fait d’entendre sa voix, des années plus tard, éveille une drôle de sensation…

Serxwe­bûn, se trou­vait dans sa ville natale Cizre, depuis le début du blo­cus de l’Etat et la résis­tance pour l’autonomie. Il a été témoin de la bar­barie et d’une grande résis­tance qui se déroulaient dans les rues où il est né et a gran­di. Les résis­tants lui ont demandé, comme tes­ta­ment, « par­le de nous », alors il con­tin­ue à en parler…

Bien que les paroles soient insuff­isantes, nous avons dis­cuté avec Serxwe­bûn, comme on a pu, de ce qui se passe à Cizre, de la vio­lence d’Etat, de la résis­tance, et de l’identité de ceux qui sont morts. Il y a telle­ment de choses impor­tantes à dire, que priv­ilégi­er cer­taines d’entre elles serait injuste. Alors, pour bien faire, prêtez l’oreille aux pro­pos de Serxwe­bûn, qui a été témoin de tout, du début à la fin, et choi­sis­sez vous-mêmes les priorités.

(Vous savez que ceux dont le vrai enne­mi est « la vérité », voient comme sort les pires per­sé­cu­tions, de plus dans une enveloppe judi­ci­aire. Oui, son nom n’est pas Serxwe­bûn*. Mais ces ter­res ne s’appellent pas la Turquie non plus, alors on est quittes…)

[*Serxwebûn est donc un alias. Ce joli mot veut dire en kurde « indépendance » et c’est aussi le nom de l’organe de publication du PKK depuis sa naissance.

Avant tout, dans quel état es-tu, com­ment vas-tu ?

Com­ment veux ‑tu que je sois. J’essaye de récupér­er. Je me suis ren­du compte qu’on devrait pass­er à une péri­ode de récupéra­tion. Les per­son­nes qui sont mortes, étaient mes amis très proches. Le fait d’être par­ti de ce sous-sol, de les avoir quit­té, était un com­plet hasard. Je suis par­ti, puis j’allais y retourn­er, puis la route a été fer­mée. C’était des cama­rades infin­i­ment proches. Le plus désolant est le fait que la majorité étaient des civils, des étu­di­ants… Une per­son­ne qui com­bat, peut mourir dans le com­bat, c’est aus­si douloureux mais dif­férent. Mais, on est encore plus triste pour celui qui n’a jamais com­bat­tu, je ne sais pas moi, qui est juste présent par dévoue­ment, qui ne se défend pas. Quand on pense com­ment ils ont été tués, on se déchire.

Depuis quand tu étais à Cizre ?

Cela fait pile un an.

Main­tenant, l’Etat dit : « L’opération est ter­minée avec réus­site. » Qu’a‑t-elle fait cette opéra­tion à Cizre ?

A vrai dire, tout le monde voit le résul­tat, claire­ment. Les images pris­es par l’agence de l’Etat, depuis des blind­és, met­tent à jour, l’état dans laque­lle est mise l’infrastructure de la ville, les habi­ta­tions, les avenues. Mais à part cette destruc­tion, il y a bien sur aus­si, l’impact que cela a fait sur les gens.

L’Etat annonce « J’ai apporté la sérénité », « J’ai fait une opéra­tion réussie », mais désor­mais, les gens d’ici, se sou­vien­dront de l’Etat avec cette épave. De toutes façons, depuis des années, quand on dit Etat, les gens pensent à ce genre de choses, et pas à autre chose.

Déjà, la rai­son qu’une résis­tance soit organ­isée à Cizre aujourd’hui, n’était pas les épaves que l’Etat a crées dans le passé ?

Je dis tou­jours : les jeunes qui résis­tent con­tre l’Etat aujourd’hui sont les jeunes qui lançaient des pier­res con­tre lui. Etant enfants ils ont lancé des pier­res, mais l’Etat au lieu de com­pren­dre ces enfants, ou de réalis­er leur reven­di­ca­tions, les a attaqués d’abord avec des gaz lacry­mos, ensuite avec des armes. Ensuite ces enfants ont été arrêtés. Regardez le passé de cha­cun d’eux, ce sont des enfants qu’on appel­lent « vic­times de TMK* » Main­tenant ces enfants ont grandi.

[*Victimes de TMK : Dans les villes de Sud Est de la Turquie, après la reforme dans la loi, de la lutte contre le terrorisme (TMK) en 2006, des mineurs ont été arrêtés, jugés et incarcérés en prison adultes, en violation des droits d’enfants. La plupart ont été arrêtés, sur soupçons infondés, parce qu’il y avait la marque de pierres dans leur paume, ou ils étaient transpirants etc… ]

La résis­tance de Kobanê, comme dans tout le Kur­dis­tan, a changé beau­coup de choses à Cizre aus­si. Mais la sit­u­a­tion des jeunes de Cizre était un peu dif­férente. Tu sais bien, Cizre, pour le mou­ve­ment de libéra­tion de Kur­dis­tan, est une ville sym­bol­ique. Les jeunes ont com­mencé à s’organiser ici, depuis 2009. Leur objec­tif prin­ci­pal était plutôt pro­téger au sens général, la ville dans laque­lle ils vivait, que le com­bat armé con­tre l’Etat ou de l’autodéfense physique.

C’est à dire, que faisaient-il ?

Ces jeunes, ont stop­pé à Cizre, le vol, la drogue et la pros­ti­tu­tion… Tout le monde le sait dans quel état était cette ville en 2009. C’était comme la péri­ode, où les gens ne pou­vaient même pas tra­vers­er les rues de Diyarbakır, de Bağlar ; l’Etat avait mis Cizre dans le même état après les opéra­tion con­tre le KCK [Koma Civakên Kur­dis­tan, Le groupe des com­mu­nautés du Kur­dis­tan] en 2009. A chaque coin de rue, il y avait des voleurs, des deal­ers, des pros­ti­tuées et les jeunes étaient trans­for­més en espi­ons. Dans un pre­mier temps, les jeunes ont com­mencé à s’organiser comme une réac­tion con­tre tout cela, et dans la mesure où ils ont réus­si, sont devenus le cible de l’Etat.

Quand est-ce que les pre­mières tranchées ont com­mencé à être creusées ?

Lors du proces­sus de Kobanê, l’organisation a gag­né de la vitesse. Et, les descentes dans les maisons ont com­mencé à ce moment là. Après, pour empêch­er ces descentes et les arresta­tions, les tranchées ont été creusées. Les tranchées sont restées dans la ville pen­dant un an, l’Etat n’a mis per­son­ne en garde à vue, il n’y a pas eu d’attaques sérieuses. Les choses étaient nor­mal­isées ; l’Etat et les jeunes s’étaient en quelque sorte enten­dus. Il y avait comme un accord tacite « Tu n’entres pas dans nos lim­ites et nous n’interviendrons pas. »

Tout au long de cette année, dans la ville, il n’y a eu aucun mort, ni blessés, ni même d’actions. Un moment il y a eu quelques attaques et 5 jeunes y ont per­du la vie, mais c’était arrivé à cause de la provo­ca­tion de Hüda Par*.

[*Hüda Par : Un parti islamiste et anti-kurde qui attire les sympathisants du Hezbollah turc, groupe militant sunnite actif dans les années 1990.]

Dans cette péri­ode Öcalan a demandé la sup­pres­sion des tranchées et les jeunes les ont bouchées en une nuit. Voilà. L’Etat essaye main­tenant de les fer­mer depuis des mois, alors qu’avec une parole d’Öcalan, c’était réglé en une nuit. Mais après la sup­pres­sion des tranchées, les jeunes ont con­tin­ué à faire la garde et pro­téger leurs quartiers.

Mal­gré la sup­pres­sion des tranchées, l’Etat a con­tin­ué ses attaques. Les gardes à vue, les arresta­tions ont recom­mencé, et les jeunes qui par­tic­i­paient même à la moin­dre man­i­fes­ta­tion se fai­sait tir­er dessus. Après cela, les jeunes ont recom­mencé à creuser les tranchées et met­tre des bar­ri­cades en place. Ils ont ren­for­cé leur organ­i­sa­tion à chaque attaque et ils ont com­mencé à résis­ter de plus belle. A la fin du cou­vre feu de 9 jours, déjà, presque chaque mai­son de la ville était dev­enue un lieu de résis­tance. C’est la rai­son prin­ci­pale pour que la résis­tance puisse dur­er aus­si longtemps : elle s’est éten­due à toute la ville, tout le monde a résisté en faisant ce qu’il pouvait.

Ces jeunes sont ces jeunes là. Les jeunes que l’Etat pous­sait vers la pros­ti­tu­tion, drogue et espi­onnage… Les jeunes qui voient la réal­ité de l’Etat et qui se rebellent.

Nous voyons pas mal de chiffres [sur les morts], tous les jours nous nous bat­tons avec des chiffres. Mais il y a une his­toire de vie der­rière chaque nom­bre… Tu con­nais­sais presque tous, tu es l’enfant de là-bas. Com­ment les jeunes résistaient-ils ?

Mal­gré leurs moyens réelle­ment lim­ités, ils ont fait une résis­tance hon­or­able, con­tre dix mille mil­i­taires pro­fes­sion­nels d’un Etat qui dit qu’il pos­sède une des meilleure armée du monde, dotée de toutes tech­nolo­gies et une force extra­or­di­naire. Je peux dire que cette résis­tance con­tin­u­ait même dans le sous-sol.

Par­fois dans la presse turque, on voit des nou­velles comme « tant d’armes on été sai­sis », «ils pos­sé­daient tant de muni­tions ». Nous étions là. Nous avons vu, avec quoi ces jeunes résis­taient… Avaient-ils des armes ? Oui, bien sur. Mais sois en sur, l’arme de chaque jeune à terre, était récupérée par un(e) autre, parce que le nom­bre d’armes qu’ils pos­sé­daient était très lim­ité. Les chars avaient encer­clé la ville et sans cesse, ils tiraient au canon sur le cen­tre ville. Ensuite ces chars ont essayé de s’introduire dans les quartiers. Les jeunes ne pou­vaient pas faire grand chose face aux chars. Ils pre­naient des cou­ver­tures et plaids et les jetaient sous les che­nilles pour les blo­quer. Plusieurs d’entre eux on été blessés en jetant des cou­ver­tures. Les chars ne pou­vant pas avancer sur des cou­ver­tures, con­tin­u­aient à tir­er au canon, de là où ils étaient blo­qués. Des blind­és venaient pour les déblo­quer et les jeunes résis­taient en lançant des cock­tails Molo­tov sur ces véhicules.

Ils n’ont jamais eu des con­di­tions égales. Ils avaient fab­riqué des « gilets-livres pare-balles» pour se pro­téger des tirs. Ils entouraient des gros livres de tis­sus, les cou­saient ensem­ble en forme de gilet. Tous les résis­tants et les civils qui vivent en ville utilisent ces gilets-livres pour aller d’un endroit à l’autre. Les balles, sont retenues, plan­tées dans les livres.

Par ailleurs, ils jetaient de la pein­ture sur les vit­res des véhicules blind­és. Ils avaient tou­jours une méth­ode alter­na­tive pour con­tr­er chaque type d’attaque. Ils ont résisté comme ça.

Ils sont restés affamés des jours et des jours. Il y a eu beau­coup de dif­fi­culté de nour­ri­t­ure lors du blo­cus qui a duré des mois. Mais mal­gré cela, dans les bar­ri­cades, dans les rues, en défen­dant  mai­son par mai­son, ils ont essayé d’empêcher que l’Etat avance.

Mehmet Tunç and his brother Orhan Tunc Leurs obsèques

Mehmet Tunç and his broth­er Orhan Tunc
Leurs obsèques

Mehmet Tunç est un nom impor­tant de la résis­tance et il est devenu un sym­bole. Com­ment le con­nais­sais-tu ? Quel genre de per­son­ne il était, et com­ment est-il devenu un pionnier ?

[Kedistan avait publié la traduction d’une des interventions téléphoniques de Mehmet Tunç, co-président du conseil populaire de Cizre. Ce fut une de ses dernières communications. Il appelait depuis le sous-sol où le lendemain, il a été massacré » A Cizre, le massacre est un crime de guerre]

Je con­nais­sais Mehmet Tunç depuis mon enfance. Après, en 2009 il ést devenu prési­dent de la com­mune. C’était quelqu’un qui pre­nait tou­jours place dans la lutte. Quand je suis sor­ti de la prison, on a recom­mencé à se voir.

Tu peux deman­der à n’importe qui de te par­ler de Mehmet Tunç, il te dira les mêmes choses. C’était une per­son­ne courageuse, qui ne fai­sait pas de con­ces­sions, qui pou­vait mobilis­er les gens, un pio­nnier. Pas seule­ment dans cette dernière péri­ode, mais en 2008, 2009 aus­si… Dans les péri­odes les plus dif­fi­ciles, Mehmet Tunç il était capa­ble, rien qu’en pas­sant d’une mai­son à l’autre, de mobilis­er les mass­es pour la résistance.

[“Le couvre feu de 9 jours” dont Serxwebûn parle dans les lignes qui suivent, datent du 4/12 septembre 2015. Vous pouvez lire l’article Cizre, ville martyr]

Il avait fait cela plusieurs fois aupar­a­vant et pen­dant le cou­vre-feu de 9 jours aus­si… Le quarti­er Nur était sur le point de tomber, te sou­viens-tu, Mehmet Tunç a par­lé en liai­son télé­phonique en direct à la télé. Un dis­cours boulever­sant qui dis­ait « le cer­cle s’est ser­ré ». La rai­son de ce dis­cours émou­vant était la désol­i­dari­sa­tion de cer­tains poli­tiques, des jeunes.

mehmet tunç cizre

Les poli­tiques sur place dis­aient « Nous sommes oblig­és de nous sépar­er des jeunes. Soit les jeunes quit­tent les lieux, soit c’est nous qui par­tirons ». Mais Mehmet Tunç a fait un dis­cours là bas et il a dit qu’il bougerait avec les jeunes, qu’il quit­terait la mai­son où les poli­tiques se trou­vaient. Ensuite, il a par­lé avec les jeunes avec une telle verve qu’ils ont réus­si à cass­er le blo­cus. Et c’est encore les jeunes qui ont sauvé ces poli­tiques. Sinon, l’Etat, allait tuer dans cette péri­ode de 9 jours, au moins trois, qua­tre députés du HDP. Tous les tirs de canon visaient les maisons dans lesquelles les députés se trou­vaient. Ils essayaient de met­tre la main dessus. C’est grâce à la résis­tance des jeunes que les députés du HDP ont pu sor­tir de cette mai­son. Et c’est les paroles de Mehmet Tunç qui a don­né la moti­va­tion aux jeunes.

Je voudrais racon­ter un autre sou­venir qui me tra­verse l’esprit. Mehmet Tunç me l’avait racon­té : Quand il était jeune, à 15 ans, les guéril­las vien­nent dans son vil­lage. Les jeunes se réu­nis­sent. Ils dis­ent « on veut se join­dre à vous ». Ils les pren­nent tous, sauf Mehmet Tunç. Il demande « Vous avez pris tous mes cama­rades et vous me lais­sez… pourquoi ? Moi aus­si je veux venir ! ». Le com­man­dant répond « Ne viens pas. Toi, tu es déjà avec nous. Tu nous es néces­saire ici. L’Histoire va te deman­der de faire des grandes choses ». Sa famille l’a mar­ié aus­sitôt après cet événe­ment. Il m’a racon­té cette his­toire il y a 20, 25 jours, quand je le voy­ais pour la dernière fois et il a ajouté « J’ai atten­du des années, en me deman­dant quand le moment dont le com­man­dant par­lait, allait arriv­er. Pen­dant cette résis­tance, j’ai com­pris que ce moment est  ce moment. »

Voilà Mehmet Tunç, un homme, avec sa grosse voix, appa­rais­sant d’un coup sur un toit, un autre instant dans un salon, dans la rue, remon­tant le moral à tout le monde. Il ne fai­sait pas que  par­ler, il était aus­si tra­vailleur. Mehmet Tunç était aus­si celui qui por­tait du sable aux bar­ri­cades, qui cuisi­nait, qui essayait de soign­er la blessure d’un(e) jeune…

Tu as con­nu beau­coup de per­son­nes, et  tu as plein d’histoires dans ta tête, je sais, mais si on te demande de nous en par­ler d’une, à qui penserais tu ?

Je suis touché par toutes les his­toires, mais je voudrais par­ler de Ramazan. Il a été mas­sacré, lui aus­si dans ce sous-sol.

Ramazan était un gamin qui vivait dans le quarti­er Yafes. Pen­dant la résis­tance de Yafes, il était là, il se bal­ladait d’un bar­ri­cade à l’autre. Il n’était pas un com­bat­tant, il n’avais reçu aucun entraine­ment. Mais, face à tout ce dont il était témoin, il voulait faire quelque chose. Puisqu’il n’avait que 16 ans, les jeunes ne l’acceptaient pas au front. Et, lui, il arrivait chaque fois à trou­ver un moyen pour venir près des jeunes. Il demandais « Je veux faire quelque chose, moi aus­si. » A la fin, ils lui ont don­né le devoir de trans­fér­er les repas. Ils bal­adait alors la nour­ri­t­ure. Quand quelqu’un essayait d’aller au quarti­er, il les fai­sait pass­er par les endroits les plus sécurisés. Ils maîtri­sait chaque coin, chaque passerelle de Yafes pour éviter les snipers posi­tion­nés. Ramazan était devenu le guide du quartier.

Quand le quarti­er Yafes est tombé, les habi­tants ont quit­té la ville, mais Ramazan a dit : « Je ne viens pas avec vous. Nous nous somme retirés ici, mais je vais aller à Cudi et con­tin­uer là bas ». Quand il s’est ren­du à Cudi, les jeunes lui ont dit eux aus­si, qu’il était beau­coup trop jeune et n’ont pas voulu de lui, mais ils les a égale­ment con­va­in­cus. Cette fois ils ne lui ont pas attribué de rôle, alors il est allé à la Com­mune de San­té. En pas­sant son temps dans cet endroit, il a appris les tech­niques de soins. Les derniers vingt jours, puisque les autres étaient tous mas­sacrés, il ne restait plus que Ramazan qui était capa­ble d’intervenir pour les blessés. A 16 ans, il était devenu leur médecin. Il soignait tous les blessés.

Qui étaient ceux qui ont été mas­sacrés dans ce sous-sol ? On dit que la majorité était des étudiants…

60% du groupe était des étu­di­ants. C’était des jeunes qui étaient sor­ti du con­grès de DEM-GENÇ  [Fédéra­tion Démoc­ra­tique des Jeunes] la veille du cou­vre-feu, et qui n’avaient pas pu sor­tir de la ville à cause de l’interdiction. D’abord ils se sont dis­per­sés dans tous les quartiers, et petit à petit, quand les quartiers sont tombés un par un, leur zone s’est lim­itée et ils se sont réu­nis à la fin à Cudi. Un autre groupe de jeunes étaient hébergés au cen­tre ville, la police a fait une descente et les a arrêtés. Et ce groupe, craig­nant l’arrestation, est allée au quarti­er Sur. Ils sont restés plusieurs jours là bas. Quand la résis­tance a glis­sé vers ce quarti­er, les maisons où ils logeaient depuis le début se sont trou­vées au milieu des affron­te­ments. Quand la police a appris qu’ils y avait des occu­pants, il y a eu ce mas­sacre. Si ces jeunes étaient venus au cen­tre ville, ils auraient été effec­tive­ment arrêtés, c’est pour cela qu’ils ont sen­ti le besoin de rester dans le quarti­er Sur. Ils restaient ensem­ble, ils pen­saient que le cou­vre-feu se ter­min­erait et qu’ils par­ti­raient. 20 per­son­nes étaient dans un immeu­ble et 30 dans un autre. La majorité des dépouilles sor­ties à la suite des bom­barde­ments, étaient celles de ces jeunes.

Actuelle­ment, après tant de vécu, que ressen­tent les habi­tant de Cizre ?

Bien sûr dans la ville, une atmo­sphère de tristesse et de douleur règne. Les gens ont encore du mal à réalis­er. Mais je dirai aus­si ceci : Les gens sont actuelle­ment décidés. Dans cette ville près de 250 per­son­nes on été tuées. La majorité des derniers tués étaient des étu­di­ants, et avant, il y a eu beau­coup de morts, jusqu’à des enfants  de 9–10 ans. La plu­part de ceux qui ont été tués, étaient enfants de cette ville, et résis­taient der­rière des bar­ri­cades. Parce qu’ils avait per­du eux-même leur proches et ils avait reçu cet héritage et étaient passés à la résis­tance. Main­tenant, la seule chose que la plu­part des habi­tants de la ville veut, c’est la lev­ée du cou­vre-feu, puis récupér­er et ren­forcer la résis­tance. Tout le monde pense « Com­ment pour­rons-nous organ­is­er une résis­tance plus effi­cace ? ». Peu importe avec qui je par­le, ils dis­ent « Com­ment puis-je revenir sur Cizre ? », « Com­ment peut-on men­er un com­bat, pour deman­der des comptes pour nos frères ? »

Je peux dire que dans la ville il y a une ambiance de vengeance qui règne. Les gens ont de grandes attentes du Mou­ve­ment de la Libéra­tion kurde, mais si leurs attentes ne se réalisent pas, il peut y avoir même des vengeances per­son­nelles, et c’est fort pos­si­ble. Il y a des familles qui ont per­du deux, trois proches. Trois frères et soeurs tués ensem­ble, ou des cousins, cousines… Je peux exprimer claire­ment que tout le monde attend les jours de vengeance.

[D’où le titre original de l’article en turc : “Les habitants de Cizre attendent le jour de vengeance”… NDLR]

Y‑a-t-il un sen­ti­ment d’être battu ?

Non, parce que pour la plu­part des gens, la mère, le père de ces gamins, leur famille ont vécu les années 90… Puisqu’ils ont payé le prix dans ces années là aus­si, ils savent qu’on peut avancer sur ce chemin, même si on trébuche ou tombe par­fois. Ce sont des gens qui savent bien, qu’après des cen­taines de morts, cette lutte ne se ter­min­era pas. Cizre est une ville qui a con­nu des mas­sacres péri­odiques durant ces quelques années mais qui arrive à résis­ter chaque fois. C’est pour cela, que ces gens dis­ent, comme je racon­te, « récupérons et deman­dons des comptes sur nos proches qui ont été massacrés ».

Et toi, com­ment cela t’a‑t-il  affecté ?

J’étais revenu sur Cizre, il y a un an, après des années d’absence et les change­ments que j’avais vus m’avaient ren­du heureux. La ville que j’avais quit­tée était une ville altérée dont chaque rue était scène de mau­vais­es choses. Mais ces jeunes avait con­stru­it une telle vie dans cette ville, que tu pou­vais te com­porter dans la rue, libre­ment, aisé­ment. Les prob­lèmes de la ville étaient devenus faciles à résoudre en peu de temps. à la moin­dre mésen­tente, les jeunes inter­ve­naient et dénouaient la sit­u­a­tion. J’ai même observé qu’il n’y avait plus une seule bagarre dans les quartiers.

Après, avec les attaques, j’ai été témoin de la façon dont les jeunes résis­taient. Quand je les voy­ais résis­ter der­rière les bar­ri­cades, dans des con­di­tions très lour­des, je leur dis­ais « Com­ment je peux par­ler de vous comme vous le méritez ? ». Il se tour­naient vers moi et expri­maient tou­jours la même chose : « Nous, ici, nous résis­tons. Nous écrivons l’Histoire. Oui, on peut être tués, et nous n’avons pas la chance de créer beau­coup de mir­a­cles face à la force de l’Etat, mais tu dois par­ler de nous. La seule chose que nous te deman­dons, est de racon­ter com­ment les jeunes de Cizre résis­tent ». Voilà le tes­ta­ment que la plu­part m’ont confié.

Bien sur que je suis affec­té, com­ment ne pas l’être ? Mes meilleurs amis, des amis qui m’ont aidé, avec lesquels j’ai marché con­tin­uelle­ment côte à côte, avec lesquels j’ai résidé ensem­ble dans toute cette péri­ode, ont per­du la vie. J’ai été obligé de quit­ter le sous-sol, juste pour envoy­er une image, ensuite je n’ai pas pu y retourn­er, et eux, là-bas, ils ont per­du leur vie. Je suis resté affec­té plusieurs jours, à ne pas pou­voir répon­dre aux appels. Mais quand je repense… Quand nous par­lions [au télé­phone depuis les sous-sol où ils étaient coincés et con­damnés] , ils dis­aient tous « Que per­son­ne ne soit triste pour nous. Ceux qui veu­lent faire quelque chose, qu’ils s’approprient notre lutte pour laque­lle on meurt, qu’ils pren­nent le flam­beau. ». Ils dis­aient tous, cela, chaque fois qu’on par­lait. « Ceux qui ne parta­gent pas notre résis­tance, qu’ils ne parta­gent pas notre douleur non plus, qu’ils ne vien­nent pas à nos funérailles. ». Il ont répété cela aus­si chaque fois. : « Nous ne voulons per­son­ne, que per­son­ne ne pleure pour nous. Si nous résis­tons jusqu’à la dernière balle, si nous ne ren­dons pas, ceux qui s’attristent pour nous, pren­nent exem­ple de nous, et qu’ils fassent quelque chose, qu’ils éten­dent la résis­tance ».

Je suis affec­té de mon côté, mais j’ai com­pris que je dois faire ce que je peux, pour ren­dre réels, leurs rêves, leurs espoirs. Mon objec­tif est de par­ler du mas­sacre, et de leur don­ner de la visibilité.

Comme aimait répéter Mehmet Tunç, « Cette lutte est une lutte de longue durée. Elle n’a pas com­mencé hier, elle ne se ter­min­era pas aujourd’hui. ».

Je porte aujourd’hui en moi une part de cha­cun, un sou­venir par­ti­c­uli­er, une pos­ture personnelle.


Voir une chronique précé­dente, en préam­bule à cet arti­cle, pour celles et ceux qui l’au­raient manquée.


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