25 000 tonnes en quinze jours ! L’organisation Etat islamique n’a jamais autant ven­du de coton syrien à la Turquie, selon une source proche du négoce de la fibre”.

Voilà ce qui s’af­fiche ici dans de nom­breux médias papi­er et web, tout comme en Turquie même, dans ce qui reste de presse qui ne soit pas encore totale­ment sous con­trôle. Et quand on lit, on s’aperçoit qu’il s’ag­it d’une dépêche Afp, traduite ou à peine dévelop­pée ci dessous :

La Turquie achète actuelle­ment des quan­tités record de coton syrien à l’organisation Etat islamique : 25 000 tonnes ont été écoulées par les jihadistes en quinze jours, de source proche du négoce de la fibre. A rai­son de 25 tonnes par camion, c’est un défilé impres­sion­nant qui a passé la fron­tière en deux semaines, au niveau de Kilis, en Turquie, un mil­li­er de camions de coton-graine. Seule une petite cen­taine de camions de coton serait blo­quée côté turc, en attente de doc­u­ments, ou tout sim­ple­ment en attente de paiement. La Turquie a la deux­ième indus­trie tex­tile au monde après la Chine, elle con­somme 1 mil­lion 400 000 tonnes de coton par an, la livrai­son des jihadistes, qui écoulent en Turquie la récolte du nord de la Syrie, ne représente pas moins de 2% des besoins annuels turcs, assurés en quelques jours.”

Ils ne nous viendrait pas à l’idée de remet­tre en cause la réal­ité décrite ici, qui fait écho à l’autre, con­cer­nant les trafics d’hy­dro­car­bu­res entre la Turquie et Daech. Tout cela apporte plutôt de l’eau à notre moulin, et cette néces­saire dénon­ci­a­tion ne date pas d’hi­er et nous n’avons cessé de la faire.

Plus intéres­sant est de se deman­der pourquoi juste­ment aujour­d’hui, alors que ce “com­merce” aimable dure depuis plus de deux ans au vu et au su de tous, et pourquoi surtout pourquoi se con­tente-t-on d’une dénon­ci­a­tion de la Turquie, sans se deman­der où finis­sent par aboutir les pro­duits de trans­for­ma­tion indus­trielle, tant d’hy­dro­car­bu­res que de coton brut.

Ce ques­tion­nement peut se dou­bler d’un sec­ond ; pourquoi ce flux là ne se tar­it-il pas, alors qu’il est par­faite­ment filmé, pho­tographié, tant par des avions de chas­se que par des drones de toutes nation­al­ités qui peu­plent le ciel de la région ? Le com­merce échap­perait-il aux lois de la “guerre” ?

Reprenons.

La Turquie a la deux­ième indus­trie tex­tile au Monde, après la Chine, et avant le Bengladesh entre autres, dont on con­naît tous les com­man­di­taires, leurs enseignes s’af­fichant dans les rues pié­tonnes de toutes nos villes. Ce qui fut pudique­ment appelé “acci­dent indus­triels” au Bengladesh ces dernières années, et causa la mort de plus d’un mil­li­er de per­son­nes, révéla à la face du monde que le Bangladesh est le deux­ième expor­ta­teur de vête­ments du monde, four­nissant notam­ment des grands noms tels que l’améri­cain Wal­mart, Car­refour ou encore H&M.…

Sans entr­er dans les “process” de fab­ri­ca­tion, on sait tous que dans le grand démé­nage­ment du monde, la plu­part des tex­tiles se baladent joyeuse­ment, tis­sés là, teints ailleurs, découpés ici, assem­blés autre part. La pau­vre fleur de coton y perd sa vir­ginité quinze fois avant que d’aboutir sur nos épaules. L’in­dus­trie tex­tile turque n’y échappe pas. Et elle tra­vaille pour les mêmes, et bien davantage.

Gaziantep-camions-mars-2015- coton

Gaziantep-camions-mars-2015

Un cen­tre impor­tant par­mi d’autres est celui de Gaziantep, idéale­ment situé vis à vis de sources d’ap­pro­vi­sion­nements en coton brut. Une impor­ta­tion illé­gale à bas prix, qui aujour­d’hui devrait boost­er les affaires. Et même si des déc­la­ra­tions alar­mantes ont été faites sur les pertes d’emplois très impor­tantes dans les secteurs de cette ville frontal­ière, et notam­ment dans le tex­tile, les près de 500 000 réfugiés syriens dans la région com­pensent large­ment quand il s’ag­it d’abaiss­er les coûts de main d’oeu­vre. La cham­bre de com­merce de cette ville recon­naît égale­ment que les indus­tries ont récem­ment béné­fi­cié de cap­i­taux d’in­vestis­seurs syriens “empêchés” par la guerre sur leur sol. Tous les secteurs ne sem­blent donc pas logés à la même enseigne, quand aux con­séquences directes de la guerre. Le fait que cette ville soit aujour­d’hui mon­trée du doigt pour ce qui serait un effet d’aubaine pour ses indus­tries tex­tiles ne doit pas sim­ple­ment nous faire dire “prof­i­teurs de guerre”, “dou­ble jeu de la Turquie”.

A qui prof­ite le crime ?

Jusqu’à 20 % des T‑shirts fab­riqués en Turquie pour­raient con­tenir du coton syrien finançant Daech, con­clut une étude sérieuse récente. La Turquie four­nit 7 % des impor­ta­tions français­es de tex­tiles et habille­ment et toute l’Eu­rope est con­cernée : la Turquie est le troisième four­nisseur. Ne cherchez pas, les mar­ques ne men­tion­nent que très rarement cela sur l’é­ti­quette. Et au cas où vous auriez oublié, les hydro­car­bu­res entrent aus­si dans la réal­i­sa­tion de synthétiques.

Voilà qui va com­pli­quer les achats de cadeaux tex­tiles à met­tre sous le sapin. Le cadeau “made in Bat­a­clan” serait plutôt à décon­seiller, pour les fêtes et pour la suite.

Mais avez vous enten­du, dans le cadre de cet état d’ur­gence, un quel­conque Sapin deman­der à enquêter sur les fil­ières com­mer­ciales qui mènent des zones de guerre en Irak et en Syrie à nos sta­tions ser­vices ou vit­rines ? Pas davan­tage que sur les cir­cuits ban­caires qui ser­vent de machine à laver pour cette nou­v­el OMC daechi­enne. Le récent rap­port anglais sur les quelques ban­ques qui bar­bo­tent là dedans n’a pas sem­blé trou­bler l’am­biance de la Bourse de Londres.

Alors Kedis­tan ne va pas vous faire le coup de Mon­sieur Hulot, et vous deman­der de fer­mer le robi­net, parce que cha­cun peut à son niveau gna gna gna. Vous aurez beau retourn­er les manch­es, scruter les éti­quettes, pas plus que vous ne trou­verez trace du sang d’une ouvrière du Bangladesh, vous ne trou­verez celui d’une vic­time de Daech. Vous pour­rez juste lire le prix, et cal­culer le bénef.

Vous ne ver­rez pas davan­tage de belles vidéos en noir et blanc (c’é­tait vert autre­fois) sur la “destruc­tion” de camions ou d’in­fra­struc­tures. Le Gaz oil est aus­si à un euro à la pompe, c’est pas le moment de vous dissuader.

Bref, la Turquie finale­ment n’est dans ce coup là pas plus dégueu­lasse que toute la chaîne qui va du ter­rain de guerre à celui du “marché”. Elle y prend sa part, en bonne ges­tion­naire du libéral­isme, et en bonne intel­li­gence avec la finance mon­di­ale, et européenne en particulier.

Détourn­er l’at­ten­tion sur la Turquie, con­cer­nant ses turpi­tudes com­mer­ciales, c’est regarder le doigt. La guerre sert les intérêts cap­i­tal­istes des uns et des autres, sous la forme et le pro­jet qui est le leur, des US à la Russie, de l’I­ran aux Pays du Golfe, de l’Eu­rope à Daech.

Nul n’est besoin là de dérégu­la­tion libérale, là où la mort s’en charge.

Alors ton beau T shirt “Je suis Paris”, si on le regarde de près, il est un peu comme le “Saint Suaire”, il tran­spire le sang.

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Le petit mag­a­zine qui ne se laisse pas caress­er dans le sens du poil.