La Turquie vote demain.
Au cas où il aurait échappé à quelqu’unE qu’un meurtre de masse à Ankara a eu lieu il y a moins d’un mois, qu’un autre déjà avait été perpétré au début de l’été, je rappelle quand même le paysage.
Des troupes dont on ne connaît que peu la composition exacte se livrent aussi à des exactions et exécutions d’habitants dans différentes villes à l’Est, dans le kurdistan turc. On y snipait il y a encore peu, on y traînait le corps de jeunes suppliciés derrière des blindés.
En ville, dans la capitale Ankara, ou les métropoles comme Istanbul, on occuppe les médias, on exproprie les propriétaires, pour sortir des unes à la gloire du Calife. On exécute aussi à l’occasion.
Il y a moins de deux mois, une “nuit de cristal” se déroulait en Turquie, avec mise à sac de locaux, tentatives de lynchages, incendies de librairies et permanences de partis.
C’est vrai que là dedans, une élection, ça paraît surréaliste.
Pourquoi croyez vous donc que le Calife ait maintenu cette fiction de démocratie ? N’aurait-il donc pas pu imposer son pouvoir comme il le fait à l’Est ? N’a-t-il donc pas le soutien des états européens ? Pourquoi donc s’embarrasse-t-il encore d’une forme de respect constitutionnel ?
Un rapport « européen », dans le style rapport d’étape obligatoire dans les « négociations » qui traînent depuis deux décennies, a été publié par l’agence Reuters, au grand dam de la commission européenne. Elle aurait préféré une publication retardée.… Non pas par égard pour les élections, mais pour ne pas gêner le deal sur les « réfugiés » en cours et risquer de compromettre le partenaire.
On y apprend que la dite europe trouverait que le Président prend beaucoup de libertés avec sa constitution et se comporte déjà comme dans un régime présidentiel où les pouvoirs seraient concentrés. On y lit aussi que la séparation exécutif, législatif et judiciaire n’existe plus… On parle de déficit démocratique, au sujet de nombreuses affaires de censure.… On aborde les fonds occultes en parlant de distorsions économiques… Bref, l’europe juge avec des arguments réels, la politique du Calife. Soit dit en passant, celui qui ferait aujourd’hui un rapport sur cette europe là aurait bien aussi des choses à raconter. Mais ce n’est pas mon sujet.
Tout ce qui est dénoncé par l’opposition démocratique est dans le rapport. Il y manque bien sûr la qualification des exactions à l’Est, sans doute écartée au nom de la lutte contre le terrorisme.… Charlie un jour, Charlie toujours.
Et avec tout cela, revenons à nos élections.
Comment comprendre autrement ce pseudo respect institutionnel autrement qu’en se penchant un tant soit peu sur la situation économique de la Turquie.
Le taux d’endettement a atteint une ligne rouge et commence à peser sur les « affaires ». Les profits connaissent un coup de frein et les boîtes à chaussures peinent à se remplir. L’inquiétude des « milieux d’affaires » qui voudraient bien renouer avec la finance européenne plus qu’avec celle du Golfe, se montre au grand jour. Il est même des patrons qui regrettent publiquement leur « collaboration avec l’AKP, prometteuse d’Europe à ses débuts ».
Le régime d’Erdogan se soucie quand même des branches sur lesquelles il est assis. A force de ne regarder que l’aspect théocratique et populiste, on en oublierait que tout cela enrichit du monde, veille au taux de profit et aux poches de ses meilleurs larbins.
On peut expliquer ainsi la retenue institutionnelle d’Erdogan, tant en interne qu’en externe de la Turquie. Et ce vote de demain lui a été en partie imposé par la société civile, en même temps qu’il a crû lui même un moment qu’un climat de guerre civile larvée, en lâchant aussi les chiens ultra nationalistes, allait lui permettre une survie et ces fameux 400 députés qu’il ambitionne.
C’est bien à la fois les luttes de société civile, les luttes sociales, les questions de toujours des droits bafoués des minorités, conjugués à un lâchage progressif de couches moyennes laïques qui n’en peuvent plus de cette évolution d’Erdogan, qui fournit une dynamique politique contre le régime AKP. Cette dynamique s’est traduite électoralement aux Présidentielles, puis en juin dernier. Elle est suffisamment forte pour que le pouvoir face à elle, ait opposé une logique de division et une relance de guerre civile au kurdistan et dans les quartiers .
Et dans ces conditions on irait encore comparer cette échéance « électorale » à d’autres, qui se font ici, dans le jeu pourri des petites alternances de la 5e république où pour envoyer des députés croupions dans un parlement à Bruxelles ? Rien à voir.
Cette échéance est vécue comme celle de tous les possibles en Turquie. Autant pour les résultats où les forces d’opposition pourront se compter au grand jour à l’échelle du Pays, que pour les suites imprévisibles qu’elles peuvent engendrer.
Dans la désinformation, la censure, la convergence des luttes ne se voit pas dans son ampleur. Quelque part, c’est un fait, le résultat électoral va la révéler, car malgré les fraudes et tricheries qui ne manqueront pas, le résultat ne pourra être caché.
Si ce n’était que pour afficher au grand jour le thermomètre qui va mesurer l’affrontement et la division, il faudrait appeler massivement à faire du vote une arme.
Et il suffit de voir soudain la presse internationale titrer la dessus, pour savoir que le résultat sera scruté à la loupe.
L’opposition démocratique n’entretient aucune illusion sur la « prise de pouvoir », le renversement du régime AKP. Elle n’entretient aucun faux espoirs sur les élus utiles dans la future assemblée. Toutes les déclarations, clips de campagne, affiches, visent à rassembler et affirmer dans la crise politique une possible « unité populaire dans les combats, et principalement pour la paix civile ». L’opposition démocratique n’est donc pas obnubilée par le parlementarisme, mais tente bien de profiter de cette fenêtre électorale pour réaffirmer la dynamique en cours.
Penser dans ces conditions que le vote ne servirait à rien relèverait d’une analogie entre des situations ici et là bas, totalement fausse. C’est un peu comme si on avait dit à l’époque du OXI grec que cela n’avait aucune importance.
Est-ce à dire que le résultat de demain sera décisif pour lundi ?
Là, c’est encore du domaine des possibles qui sont ouverts.
Celui de la réaction prévisible du régime, qui on le sait, ne respectera pas le résultat électoral.
Se donnera-t-il du temps en relançant de nouvelles élections pour mars, comme déjà des ministres et Erdogan pourraient l’annoncer ? Décidera-t-il après avoir pris la mesure de ses soutiens extérieurs, de se lancer dans l’aventure d’une violation des institutions ?
C’est dans tous les cas la certitude que ces élections ne décideront de rien quant à un futur gouvernement.
Chacun en Turquie, même chez les ultra nationalistes qui s’attendent à une perte sèche, ou l’AKP qui sait qu ‘elle a perdu son pari, mesure bien que lundi, c’est crise politique acte II.
Si dans ce cadre, près de 15% peut être de la Turquie, mesure sa force et reçoit le message d’amplifier l’unité et la convergence des luttes, afin de gagner à elle toute cette Turquie qui doute, se détache du populisme bigot de l’AKP mais reste engoncée dans son kémalisme républicain, c’est peut être une porte ouverte. Ne pas vouloir y mettre le pied, c’est à coup sûr fermer l’avenir de la Turquie pour des années.
Oui, je serais à même de voter, je l’aurais fait sans état d’âme. Et si ici même, j’ai avec d’autres lancé un appel bien modeste, je le réitère. Le HDP aurait eu mon vote, car il se retrouve être aujourd’hui, en dehors du parti qu’il représente, le creuset de la dynamique politique et sociale. A ce titre, il peut aussi faillir, comme un Syriza grec. Mais est-ce bien le moment pour parler de cela ? Mesurer l’indécence de ce questionnement pour les Turcs, c’est prendre la mesure de notre eurocentrisme donneur de leçons.
Ce vote n’est pas utile, il est indispensable.
Oui, ce vote pour rien, c’est déjà quelque chose.