150 femmes venant des dif­férentes villes de Turquie se sont ren­dues récem­ment à Cizre, ville restée sous blo­cus et loi mar­tiale, de 4 à 12 sep­tem­bre et où 21 civils ont été tués.


Pour plus d’in­fos vous pou­vez lire :
Cizre, ville mar­tyre | L’état de guerre con­tre les civils  | Brèves de Turquie/12


Ce déplace­ment était appelé par le BIKG, « Barış İçin Kadın Dayanış­ma Grubu » Groupe de Sol­i­dar­ité des Femmes pour la Paix, con­sti­tué de 24 académi­ci­ennes, poli­tiques et écrivaines, et « Barış İçin Kadın Gir­işi­mi », Ini­tia­tive de Femmes pour la Paix.

Le 30 sep­tem­bre dernier, les femmes des deux col­lec­tifs se sont réu­nies lors d’une con­férence de presse afin d’apporter au retour leurs témoignages et observations.

Nous sommes rev­enues en ayant fait une promesse aux per­son­nes que nous avons ren­con­trées, surtout aux femmes : 

La promesse de relay­er le plus large­ment pos­si­ble, leurs témoignages, et de faire en sorte qu’elles ne se sen­tent plus jamais seules face à des attaques semblables.

Si vous partez, il y aura encore la guerre, restez ici

Lors de la réu­nion une vidéo de 25 min­utes mon­trant les séquences de la vis­ite de Cizre du BIKG a été projetée.

Nous relayons la vidéo en turc, pour nos lecteurs tur­coph­o­nes — Vous pou­vez trou­ver la tra­duc­tion vers le français ici : 150 femmes à Cizre, la vidéo


Dans le film les femmes de Cizre, racon­tent que les blind­és dif­fu­saient des annonces lors de la loi martiale.

Une femme s’exprime : « Ils nous dis­aient, voilà, c’est votre puni­tion. Nous n’avons pas com­pris pourquoi on était punies. ».

Une autre ajoute, « Ils nous dis­aient, alors où sont vos députés ? Qu’ils vien­nent vous sauver ».

Deux petites filles deman­dent aux femmes du BIKG, « Si vous partez, il y aura encore la guerre, ne partez pas, on vous aime beaucoup. »

Aucune d’entre nous n’est revenue telle qu’elle est partie

Après la pro­jec­tion, les femmes du BIKG ont pris parole.
Gülseren Onanç :

Là-bas, toutes les femmes, por­tait en elle la soli­tude, la crainte et la peur, mais elles gar­daient la force don­née par la résis­tance, et l’enthousiasme pour la paix. Par­fois c’était comme si nous qui étions dés­espérées et c’est elles qui nous con­so­laient. Aucune d’entre nous n’est rev­enue telle qu’elle est par­tie, nous étions toutes dif­férentes. Main­tenant nous devons faire pres­sion sur tous les par­tis et leur deman­der com­ment ils comptent ramen­er la paix.

Nefes Polat, pré­cise qu’elle n’a aucun passé poli­tique, et qu’elle a rejoint le groupe en voy­ant les appels du BIKG. Elle explique que le déclic a été les paroles d’une femme de Cizre, filmée en cri­ant aux forces de sécu­rité ten­ant leurs armes, « Ce monde suf­fit à nous tous ! ».

Dilek Hat­ta­toğlu racon­te à son tour :

A Cizre, une femme m’a dit « Va dire à Erdoğan, même s’il me met en pièces que je vais don­ner ma voix au HDP. » Je lui ai expliqué que je ne voy­ais pas Erdo­gan et que je m’entendais pas trop bien avec lui. Je passe donc son mes­sage maintenant.

Pour eux, être libre et survivre sont les mêmes choses.

Voici le com­mu­niqué de presse lu par Feride Eray du BIKG.

Cizre, à la dif­férence de nous qui vivons à l’Ouest, est un endroit où lors du proces­sus de paix, les armes ne se sont pas tues vrai­ment et où le sang a con­tin­ué à couler. Au con­traire avec le proces­sus de paix, la pres­sion s’était dur­cie, par­ti­c­ulière­ment sur les jeunes, les arresta­tions avaient aug­men­té et il y avait eu des morts lors de chaque man­i­fes­ta­tion. Une par­tie des jeunes sont par­tis faire la guerre à Roja­va, une autre par­tie a rejoint la guéril­la. Ces dernières 3 années, à Cizre, chaque jour il y a eu des funérailles. La poli­tique de blo­cus, et d’isolement de l’Etat turc, qui ne recon­nait pas le Roja­va, en fait autant pour les habi­tants de Cizre dont les enfants se bat­tent con­tre Daech, en les niant, les isolant et les met­tant sous blocus.

Les jeunes ont creusé ces fameuses tranchées dont tout le monde par­le, après les événe­ments de Kobanê, pour que l’Etat n’accède pas dans leur quarti­er afin d’effectuer des arresta­tions. Ils ont essayé de se pro­téger pour une fois des arresta­tions qui se font régulière­ment depuis 1980. Les tranchées étaient comblées, comme vous le savez, suite à un ordre venant d’Abdullah Öcalan, et réou­vertes après l’augmentation des arresta­tions, des gardes à vue et l’oppression. Finale­ment, chaque femme dont on a franchi le seuil de  sa mai­son, ou qu’on a croisée dans la rue, exprime la même chose sur ce sujet ; si cette légitime défense n’était pas mis en place, si les jeunes n’avaient pas été  là, si les rideaux [accrochés entre les maisons] qui empêchaient les snipers n’avaient pas été  instal­lés, les pertes seraient bien plus impor­tantes, voire la pop­u­la­tion en grande par­tie décimée.

Mal­gré autant d’acharnement, ils restent en vie tous ensem­ble, ils se tien­nent en vie. Et pen­dant que l’Etat les tue, en dis­ant « quelque soit le prix à pay­er, ici, c’est à moi », les habi­tants de Cizre et Silopi, recon­stru­isent la vie avec sol­i­dar­ité. Ils dis­ent aujourd’hui «  venez, bom­bardez tout le peu­ple kurde, envoyez des armes chim­iques, tuez-nous tous, ou bien lais­sez-nous tran­quilles. Nous ne nous ren­drons pas ! »

Ces phras­es résu­ment le mieux ce que les gens de Cizre dis­ent : « Lais­sez nous tran­quilles ». Une femme dis­ait « Je suis d’accord pour manger de la terre, il me suf­fit de pou­voir sen­tir l’odeur de mon enfant. Lais­sez-nous tranquilles. »

Nous avons appris à Cizre et à Silopi ceci : Les peu­ples et les femmes de Cizre et Silopi, n’ont plus le coeur à sup­port­er, même une minute de plus, l’idée de ne plus être libres. Parce que pour eux, la lib­erté et la survie sont la même chose. L’Etat, existe là-bas, seule­ment avec ses chars, ses snipers, ses mas­sacres et son oppres­sion. Le fait de dire « nous le recon­nais­sons pas » veut dire, « nous n’acceptons pas d’être mas­sacrés ».

Nous faisons donc du bruit ici, encore une fois, pour une paix décente. Nous appelons toutes les femmes de Turquie, et vous les mem­bres de la presse, s’il vous plait, soyons à la recherche de la réal­ité. Ne leur per­me­t­tons pas de nous divis­er, avec des men­songes. Vivons et faisons vivre.

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Vous pou­vez égale­ment lire l’ar­ti­cle d’E­ti­enne Copeaux sur Susam Sokak : Cizre du point de vue des femmes


Ces témoignages mon­trent bien com­ment le régime AKP a tou­jours main­tenu des villes et régions sous con­trôle per­ma­nent, en dépit du proces­sus de négo­ci­a­tions. Il n’y a rien d’é­ton­nant dans ces con­di­tions à ce que les jeunes généra­tions con­sid­èrent l’é­tat turc comme “force occu­pante” et la résis­tance comme une survie élémentaire.

Cette poli­tique d’op­pres­sion qui était déjà la règle sous les gou­verne­ments kémal­istes qui ont précédé l’AKP est encore con­sid­érée comme “nor­male” et “pro­tec­trice” dans des couch­es impor­tantes de la société turque. Il est donc essen­tiel que des femmes aujour­d’hui dif­fusent cette idée que la guerre con­tre le Peu­ple kurde là bas, c’est la guerre dans les esprits, la divi­sion et la mort pour toutes les pop­u­la­tions quelles qu’elles soient. Les cer­cueils de sol­dats morts, les com­bat­tants qu’on pleure, et une jeunesse qui se déchire, voilà l’avenir immédiat.

La paix civile est donc une exi­gence élé­men­taire, qui peut être perçue comme telle par toutes et tous. Et le respon­s­able de la guerre, l’E­tat turc entre les mains de l’AKP et d’Er­do­gan ne tombera pas par les armes à un con­tre mille aujour­d’hui, mais peut être affaib­li par cette mobil­i­sa­tion qui existe réelle­ment dans le Pays et qui con­tin­ue à ren­forcer une volon­té poli­tique de met­tre fin au pou­voir absolu d’Erdogan.

Les proces­sus élec­toraux sont déjà des machiner­ies manip­u­la­bles et des moments “démoc­ra­tiques” sou­vent dou­teux. Dans un con­texte de guerre con­tre les civils, on peut encore davan­tage avoir des craintes sur l’is­sue. Mais si le résul­tat de novem­bre, mal­gré le con­texte, met­tait à nou­veau en dif­fi­culté le gou­verne­ment AKP, on ne peut que repren­dre le sens des paroles récentes de Demir­tas, un des lead­ers du HDP “il fau­dra cette fois que face à Erdo­gan, cha­cun mesure ses respon­s­abil­ités à for­mer un autre gou­verne­ment”. Et c’est bien la majeure par­tie de la société civile turque, qui dans un bas­cule­ment vers une unité de l’op­po­si­tion, con­tre les big­ots et les ultra nation­al­istes, pour­rait déblo­quer la sit­u­a­tion et met­tre fin à la guerre.

Si les soci­aux libéraux du CHP per­sis­tent dans leur sen­ti­ment de méfi­ance anti kurde, prenant pré­texte du PKK, et leur oppo­si­tion poli­tique aux mou­ve­ments démoc­ra­tiques et soci­aux de ces dernières années, si per­son­ne ne sait recon­naître les siens,  la porte sera ouverte à des con­flits encore plus sanglants, et la “pax Erdo­gan” se fera dans la dis­pari­tion de la république tant chérie par les kémalistes.

On peut devin­er aus­si dans la foulée ce que sera l’isole­ment total du Roja­va dans ces con­di­tions, men­acé à la fois par les “frappes” des uns et des autres sur la Syrie, le renou­veau d’un sou­tien objec­tif à Bachar, et le feu vert don­né pour établir des “zones tam­pons” aux fron­tières de la Turquie.

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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.