C’est une affir­ma­tion de Mustafa Kemal (1881–1938), un mil­i­taire qui dirigea la Turquie de 1923 à sa mort ; il ajoutait :

« La sou­veraineté s’acquiert par la force, la puis­sance et la violence. »

La Turquie, après la guerre de 14–18, faite du côté alle­mand, demeu­ra le dernier ter­ri­toire ottoman après le déman­tèle­ment de la Sub­lime Porte ; cette dernière était le fruit de la con­quête de cav­a­liers nomades venus des steppes qui s’appuyèrent par la suite sur une infan­terie de janis­saires, des jeunes chré­tiens cap­turés et for­més militairement.

On ne s’étonnera donc pas qu’en Turquie le mil­i­tarisme con­stitue en quelque sorte une forme de cul­ture dom­i­nante. C’est sur cet héritage ottoman que Mustafa Kemal Atatürk s’efforça de con­stru­ire une patrie nou­velle, répub­li­caine et laïque, large­ment inspirée des nations occidentales.

Ce mou­ve­ment his­torique nous est pré­cisé­ment décrit par Aurélie Stern dans un mémoire récent qui met para­doxale­ment au jour l’essor d’un anti­mil­i­tarisme forte­ment diver­si­fié ; et cela con­comi­ta­m­ment avec la nais­sance de l’anarchisme dans ce pays ; cette his­toire se déroule au milieu d’ambitions poli­tiques bien enten­du con­flictuelles par­ti­c­ulière­ment agitées, avec des coups d’État à répétition.

On com­pren­dra que, dans cette société, la con­tes­ta­tion du mil­i­tarisme n’allait pas de soi.

C’est d’abord sur les bancs des écoles, surtout dans les grandes class­es où les pro­fesseurs enseignaient en uni­forme mil­i­taire puis, plus tard, c’est dans les casernes que les Turcs se ver­ront incul­quer le nation­al­isme et le mil­i­tarisme. Il s’agissait en effet de créer un citoyen turc tout acquis à ces valeurs. Si on ne nais­sait pas sol­dat, on le deve­nait ; l’école, de son côté, était déjà un embry­on d’armée en civ­il ; et l’armée, une sec­onde école qui se por­tait garante de la sta­bil­ité poli­tique du pays.

Ajou­tons que, au-delà de cette idéolo­gie, une pra­tique machiste et patri­ar­cale rég­nait − et règne tou­jours − dans ce pays en con­for­t­ant ain­si toutes les atti­tudes mil­i­taristes avec pour con­séquence la mise sous tutelle des femmes.

« L’armée turque est plus vieille que la nation, elle est en dehors de l’Histoire, donc elle est naturelle et ne se dis­cute pas, car remet­tre en cause l’armée ne sig­ni­fie pas remet­tre en cause la nation et la citoyen­neté, mais la cul­ture turque dans son ensem­ble », dit-on.

Il est d’usage de répéter le pro­pos pop­u­laire qui pré­tend qu’on ne devient un vrai homme qu’après avoir fait son ser­vice militaire.

La soci­o­logue Pınar Selek, réfugiée en France et analysant l’expérience de la caserne, arrive à la con­clu­sion que l’homme, lors de son ser­vice mil­i­taire oblig­a­toire, accepte de pren­dre momen­tané­ment un rôle féminin en effec­tu­ant des tâch­es ménagères aux­quelles il n’est pas habitué ; c’est « en ram­pant » qu’il devien­dra un homme, proces­sus qui lui per­me­t­tra plus tard de domin­er les femmes.

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En 1989, l’anarchiste turc d’origine balka­nique Tay­fun Gönül (1958–2012) se déclare objecteur. Il est le pre­mier, en Turquie, à pren­dre cette posi­tion ; événe­ment à met­tre en lien avec l’émergence de l’anarchisme et avec la créa­tion de la revue lib­er­taire Kara (Noir).

Ce pre­mier mou­ve­ment anar­chiste turc se dif­féren­ci­ait de l’anarchisme occi­den­tal sur plusieurs points, nous dit l’auteure. Il n’était pas pos­i­tiviste ni franche­ment hos­tile à la reli­gion et donc ouvert au débat avec les musul­mans pra­ti­quants, util­isant d’ailleurs un vocab­u­laire plutôt respectueux envers l’islam et n’hésitant pas à se servir de notions et de ter­mes coraniques. Enfin, il n’était ni ratio­nal­iste ni sci­en­tiste et mon­trait un car­ac­tère par­ti­c­ulière­ment spontané.

Le deux­ième objecteur de con­science en Turquie fut Vedat Zen­cir, qui déclarait en 1990 : « Cette vie est un droit pri­mor­dial, et mes valeurs m’empêchent de tuer, d’avoir recours à la vio­lence, de don­ner des ordres ou d’en recevoir. »

2007 voit l’incarcération du pre­mier musul­man objecteur de con­science : Enver Aydemir (né en 1977) qui, lui, défraya la chronique et ouvrit un espace nou­veau au sein du mou­ve­ment anti­mil­i­tariste turc. C’est à ce moment que des musul­mans d’extrême gauche ou des dis­si­dents à leur manière mon­trèrent à tous leur ouver­ture d’esprit et leur désir de collaboration.

C’est au sein du mou­ve­ment anar­chiste ou par­al­lèle­ment à celui-ci que le mou­ve­ment LGBT (Les­bi­enne-gay-bi-tran­sex­uel) a pu se dévelop­per dès 2004. C’est alors que cer­taines mil­i­tantes se déclarèrent « objec­tri­ces de con­science ». Elles affir­maient que le mil­i­tarisme − et donc l’antimilitarisme − les con­cer­nait tout autant que les hommes. Elles récu­saient de cette façon le rôle « pas­sif » qui leur est générale­ment attribué.

Par­lerons-nous des objecteurs homo­sex­uels ? Il faut savoir qu’ils étaient générale­ment réfor­més, qual­i­fiés de « pommes pour­ries », après avoir subi nom­bre de sévices.

Pour finir, rap­pelons que c’est au cours d’un fes­ti­val au nom de « mil­i­tur­izm » (mélange de mil­i­taire et de tourisme) que l’on put enten­dre un par­tic­i­pant dire :

« Nous avons déclaré être non-vio­lents, mais nous n’avons pas dit que nous n’étions pas querelleurs. Si n’importe lequel d’entre nous se fait arrêter et met­tre en garde à vue, si vous met­tez des obsta­cles en tra­vers de notre route, ou si vous nous vio­len­tez, nous utilis­erons toutes sortes de méth­odes non-vio­lentes afin de faire éclater des scandales. »

Le mémoire d’Aurélie Stern est en cours d’édition à l’Ate­lier de créa­tion lib­er­taire.

André Bernard

 


Le livre d’Au­rélie Stérn est paru le 1er Octo­bre 2015 : L’an­it­mil­i­tarisme en Turquie


André Bernar, anarchiste depuis ses 15 ans, est un militant pacifiste ancien réfractaire à la guerre d’Algérie, membre du collectif de rédaction de Réfractaires, et collaborateur régulier du Monde Libertaire. Il a publié plusieurs ouvrages, et bien sûr, participé à l’élaboration de nombre d’autres. Parmi ses ouvrages on peut citer :
Ma chandelle est vive, je n’ai pas de dieu. Papiers collés et petits textes, Lyon, Atelier de création libertaire, 2008.
Être anarchiste oblige !, Lyon, Atelier de création libertaire, 2010, (OCLC 718622503).
Chroniques de la désobéissance : et autres textes, Lyon, Atelier de création libertaire, 2012, (OCLC 795451621).
Avec Pierre Sommermeyer, Désobéissances libertaires : manières d’agir et autres façons de faire, Nada, 2014, (ISBN 9791092457049)(OCLC 892944780)notice.
Vous trouverez une biographie de lui plus complète sur Wikipedia, et sa bibliographie intégrale sur RA Forum.

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